Richard Wagner
Tannhäuser
Opéra en 3 actes
Du 21 septembre au 4 octobre 2025

Direction musicale Mark Elder
Mise en scène Michael Thalheimer
Scénographie Henrik Ah
Costumes Barbara Drosihn
Lumières Stefan Bolliner
Dramaturgie Maximilian Enderle
Direction des choeurs Mark Biggins
   
Tannhäuser Daniel Johansson
Tannhauser Samuel Sakker
Elisabeth Jennifer Davis
Venus Victoria Karkacheva
Herrmann, Landgraf Franz Josef Selig
Wolfram von Eschenbach Stéphane Degout
Walther von der Vogelweide Julien Henric
Biterolf Mark Kurmanbayev
Heinrich der Schreiber Jason Bridges
Reinmar von Zweter Raphaël Hardmeyer
Ein junger Hirt Charlotte Bozzi
Vier Edelknaben Lorraine Butty, Louna Simon
  Roxane Macaudière, Anna Manzoni

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

Tannhäuser

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

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Revue de presse

TANNHÄUSER plus réussi musicalement que scéniquement

Guy Cherqui — Der Wanderer.com - 26 septembre 2025

source: https://wanderersite.com/opera/tannhauser-a-geneve-plus-reussi-musicalement-que…

 

Cela faisait vingt ans qu’on n’avait pas vu Tannhäuser à Genève. Alors que ce titre, jusqu’à 1986 est donné à peu près tous les six ou sept ans, n’est repris qu’en 2005 dans une mise en scène d’Olivier Py avec Nina Stemme et Stephen Gould, mais les spectateurs se souviennent surtout de la Bacchanale « phalliphore » que Py avait dit reproduire à la lettre…

La plupart du temps c’est la version de Paris qui fut présentée à Genève, sauf en 1986 où ce fut celle de Dresde. Pour la première fois, c’est celle de Vienne qui est proposée, plus proche de celle de Paris, et qui, ce n’est pas un hasard, s’appelle, dans l’édition Schott, Handlung « Action », comme Tristan und Isolde que Wagner considérait profondément lié à Tannhäuser.

La production genevoise qui inaugure la dernière saison d’Aviel Cahn a connu un lourd problème de préparation dans la mesure où Tatjana Gürbaca, qui devait en assurer la mise en scène, a dû y renoncer pour raisons de santé et c’est Michael Thalheimer qui peu de mois avant le début des répétitions, a repris le flambeau du projet dans des décors et des costumes déjà prêts pour l’autre production. Ainsi, Thalheimer aura signé les trois productions wagnériennes de l’ère Cahn à Genève, Parsifal, Tristan und Isolde et Tannhäuser.

Au-delà du défi représenté par la reprise d’un travail commencé par d’autres, une fois encore, cette lecture se heurte à la difficulté de mettre en scène Tannhäuser, peut-être l’œuvre la plus secrète et la plus difficile de Wagner, bien plus que Parsifal, et sans doute que Tristan, parce qu’il ne s’agit pas d’une histoire d’amour romantique où le héros serait tiraillé entre la chair et l’esprit, contrairement à ce que tout le monde semble en penser, mais d’un sujet plus complexe qui touche à l’intime du Wagner créateur.

 

Agacement préliminaire
Le Grand Théâtre de Genève pour tenter d’attirer un public plus difficile à convaincre ces dernières années a mis en place une campagne publicitaire plus agressive, avec de nouvelles idées : c’est une bonne initiative. Encore faut-il qu’elle soit habile, et ce n’est pas toujours le cas. En témoigne sa « capsulopéra » sur instagram présentant Tannhäuser à un public censé être ignorant, à moins que ce soit un public d’enfants en bas âge vu le ton employé.

Cette manière de procéder me paraît particulièrement perverse, car elle semble considérer le public visé comme un ensemble de demeurés à qui on raconte l’histoire de manière caricaturale en la simplifiant jusqu’à la trahir. C’est une fois de plus une manière de mal calculer la distance car cette capsule semble viser dans le zoo humain la classe à peine supérieure au chimpanzé, vue de l’esprit supérieur de ses concepteurs, et renforce en moi l’idée qu’il y a une vision indécrottablement élitiste de la part de ceux qui pensent au public « profane », le voyant accueillir avec joie ce discours imbécile et faussement « sympa ». Il n’est pas sûr que ce type d’initiative déclenche d’irrépressibles envies d’opéra.

 

Plus grave, quand on respecte son public, on respecte au moins le titre de l’œuvre qui n’est pas Tannhäuser oder Der Sängerkrieg auf der Wartburg (Tannhäuser ou le concours de chant à la Wartburg), mais Tannhäuser und Der Sängerkrieg auf der Wartburg (Tannhäuser et le concours de chant à la Wartburg) ce qui est sensiblement différent.

Enfin le résumé qui en est donné ne correspond pas à l’œuvre de Wagner, qui n’est pas « mon cœur balance entre le sexe (mal) et l’amour (bien) » contrairement à ce qu’on claironne de ci de là, ce qui nous ramène à notre sujet.

 

 Les problèmes divers posés par Tannhäuser, analyse du texte
 La trame

J’ai brutalement résumé les données du « romantische Oper » créé en 1845 à Dresde. La difficulté de l’œuvre tient à ce que jusqu’aux derniers jours, Wagner voulait en écrire sa version définitive pour l’entrée du titre à Bayreuth, et qu’il a procédé à des révisions de la version de Dresde en 1845 en 1860, à une refonte importante pour la présentation à Paris en 1861, et à une révision partielle de la version parisienne pour Vienne en 1875. Comme nous l’avons signalé en introduction, l’expression « romantische Oper » qui qualifiait l’œuvre aux origines disparaît en 1875 au profit de « Handlung » (action), qui qualifie aussi Tristan. C’est en effet la composition de Tristan qui a déterminé chez Wagner le travail de refonte de Tannhäuser pour Paris en 1861 et ses réflexions ultérieures.

Entre 1845 et 1875, trente ans ont passé, faits de traités théoriques, d’évolution forte de sa musique, et si à peine trois ans séparent Rienzi de Tannhäuser, ce qui rapproche les deux œuvres au moins vocalement, et a fait dire que Tannhaüser est redevable au Grand Opéra, les trente ans qui suivent ont vu une transformation radicale du paysage musical en Europe qui implique que l’on ne peut plus considérer Tannhäuser en 1875 comme un résidu romantique du Grand Opéra.

Le personnage de Tannhäuser est un personnage clé du drame wagnérien, il est comme presque tous, Le Hollandais, Lohengrin, Walther, Tristan, Parsifal, une sorte d’errant qui trouble un ordre établi, une organisation sociale au risque de bouleverser les vies qui l’entourent.

Mais il est surtout et d’abord un poète, un Minnesänger, c’est-à-dire un poète qui chante l’amour (Minnesang= chant d’amour), et donc un intellectuel, ce qui au Moyen âge est une rareté bien plus grande qu’un chevalier. C’est un poète courtois (c’est-à-dire de cour) attaché en général à une petite cour locale, en l’occurrence ici la Wartburg, située au-dessus d’Eisenach, en Thuringe. Citons, parmi les Minnesänger fameux, Wolfram von Eschenbach, Walther von der Vogelweide qui sont des personnages de l’opéra et qui fréquentèrent la Wartburg dont le Landgrave Hermann fut à un moment le souverain, et qui fut un mécène connu. Tout cela est attesté par l’Histoire.

Elisabeth aussi est un personnage historique, bru du Landgrave Hermann, qui perdit son mari à la croisade en 1227 et obtint la ville de Marburg, où elle finit sa vie en la dédiant aux miséreux, ce que lui valut la canonisation « Heilige Elisabeth » comme dit le livret.

Comme à son habitude, Wagner se saisit de réalités historiques (même Heinrich von Tannhäuser en est un, dont on connaît peu les faits et gestes) et tord l’Histoire pour en faire son histoire, son mythe.

De là l’importance du titre, Tannhäuser et le tournoi des chanteurs de la Wartburg. Le dit tournoi aurait d’ailleurs eu lieu en 1207, mais avec un autre thème.

Le thème développé dans le deuxième acte, la définition de l’Amour, va indiquer la position de Tannhäuser face à ce sujet, et donc constitue une dispute « littéraire » : en ce sens, affirmant une forte vision littéraire nouvelle, Tannhäuser est le lointain prédécesseur de Walther von Stolzing, qui se recommande d’ailleurs de la tradition de Walther von der Vogelweide.

Il s’agit d’une joute poétique et d’écriture, avant que d’amour. Et c’est sous cet angle qui faut considérer l’histoire. Ce qui est reproché à Tannhäuser, c’est d’abord qu’il écrit des choses plus ou moins interdites, que son inspiration va au-delà, trop au-delà de la tradition établie (on dit d’ailleurs que le Tannhäuser « historique » aurait raillé la tradition des Minnesänger). Il s’agit donc, sous la forme d’un concours de chant, d’un débat esthétique et moral sous-jacent : peut faire art de tout ? Peut-on faire littérature de tout ? Débat continu dans les relations de l’art à la société. Les nudités de Michel Ange dans le « Jugement dernier » de la Chapelle Sixtine furent recouvertes plus tard par Daniele da Volterra…

En réalité, il y a au départ des éléments assez cryptiques : on ne sait pas les raisons qui ont poussé Tannhäuser à quitter à quitter la Wartburg alors que l’amour l’Elisabeth s’était porté sur lui. On peut invoquer une âme instable, une âme éprise toujours d’autre chose, éternellement insatisfaite. Mais on peut les déduire de celles qui le poussent à quitter Venus de la même manière. Des éléments du texte de Wagner nous donnent des indices pour reconstruire le parcours du héros, loin de tout simplisme.

Dans la scène avec Venus, Tannhäuser explique d’abord son désir de revoir le jour, le monde de Venus est nocturne, lunaire, et il veut revoir la nature, le soleil, le printemps, l’herbe, le rossignol…

Die Nachtigall hör’ich nicht mehr / Je n’entends plus le rossignol

Dans cette première réplique défilent plutôt les poncifs de la poésie lyrique mais l’échange prend immédiatement un autre tour : c’est le chant de Tannhäuser qui a séduit la déesse :

 

Die Liebe feire

Die so herrlich du besingest

Dass du der Liebe Göttin selber dir gewannst.

 

Célèbre l’amour /que tu chantes si divinement / que tu as séduit jusqu’à la déesse de l’amour…

 

Le mouvement est clair, c’est le chant de Tannhäuser, Orphée moderne, qui séduit d’abord et c’est de lui qu’il s’agit.

Wagner pointe très subtilement un élément singulier que va développer d’ailleurs bien plus tard (un siècle et demi après) J.M. Coetzee dans son Elizabeth Costello [1]: l’aporie que représente la relation d’un mortel et d’une déesse. Cela finit toujours mal, mais, ici contrairement à l’habitude de la mythologie grecque, c’est le mortel qui prend les devants et fuit, pour revendiquer sa vie de mortel, à savoir, le bonheur « et » (ou « de ») la souffrance, l’impérieuse nécessité du changement, qu’un Dieu ne connaît pas, sauf peut-être Wotan, impénitent Wanderer : « Wandel und Wechsel liebt, wer lebt ; das Spiel drum kann ich nicht sparen ! »/Celui qui vit aime le voyage et le changement, je ne peux m’empêcher d’y jouer[2]. C’est ce qui donne à Wotan son « humanité » et donc d’une certaine manière conduit à sa perte…

Tannhäuser revendique la jouissance et la souffrance, le ying et le yang, le jour et la nuit, parce que l’éternelle jouissance finit par tarir toute envie et tout désir et donc pour un poète, le désir de créer…

Sa seule manière de continuer à chanter Venus, c’est de le faire hors du Venusberg, c’est-à-dire de confronter son chant qui la célèbre au monde terrestre, là où chantant Venus, il affirmera sa liberté de création y compris contre la tradition. Il exprime donc de nouveau son amour de la Terre par les poncifs de la poésie lyrique plus ou moins tels qu’on les avait esquissés au départ :

Doch ich aus diesen ros'gen Düften

verlange nach des Waldes Lüften,

nach unsres Himmels klarem Blau,

nach unserm frischen Grün der Au',

nach unsrer Vöglein liebem Sange,

nach unsrer Glocken trautem Klange :

aus deinem Reiche muss ich fliehn !

 

Mais moi, plutôt que ces nuées rosées/j'aspire à l'air de la forêt/au bleu clair de notre ciel/à la fraîcheur verte de nos prairies/au chant charmant de nos oiseaux/au son familier de nos cloches : je dois fuir ton royaume /

Mais il ne renonce pas au chant et c’est au contraire un programme « littéraire » qu’il annonce à Venus, il retourne sur terre pour chanter le Venusberg et pour affronter les combats qui forcément s’ensuivront :

Nur dir mein Lied ertönen (…)

Ja, gegen alle Welt will unverdrossen

Fortan ich nur dein kühner Streiter sein.

(…)

nach Freiheit doch verlangt es mich,

nach Freiheit, Freiheit, dürste ich ;

zu Kampf und Streite will ich stehn,

Que mon chant ne résonne que pour toi(…)/Oui, contre le monde entier, je veux désormais/Être ton audacieux combattant, sans relâche (…)

Je désire ardemment la liberté/la liberté, j'ai soif de liberté/Je veux me battre et lutter, (…)

Le programme est clair, et c’est celui du deuxième acte…

On voit donc qu’il s’agit d’affirmer la liberté de chanter Venus, de chanter un autre type d’amour, de rompre avec une tradition faite de formes recuites, mais ce qu’on voit surtout c’est que c’est pour continuer à créer que Tannhäuser veut fuir le Venusberg. La jouissance au quotidien du Venusberg ne s’oppose pas à une quelconque morale, mais à la stérilité de l’artiste. Là est l’enjeu.

Pour chanter Venus, Tannhäuser a besoin de se confronter au monde… une fois de plus on sent sous-jacente l’idée future du poète « voleur de feu » chère à Rimbaud.

Tout le premier acte pose la problématique, d’une manière encore plus claire lorsque revenu sur terre, Tannhäuser rencontre « comme par hasard » ses anciens compagnons/amis/rivaux qu’il avait quittés brutalement.

Du bist es wirklich ? Kehrest in den Kreis

zurück, den du in Hochmut stolz verliessest ?

C’est vraiment toi?/Reviens-tu dans le cercle que tu as quitté avec tant d’arrogance ?

C’est Wolfram qui, évoquant Elisabeth, va à la fois débloquer la situation et expliquer la nature de l’amour d’Elisabeth à un Tannhäuser qui ne veut que passer son chemin et a priori ne pas se retrouver avec ce groupe qu’il a fui. Quand il quitte le Venusberg, il considère en effet le Monde comme son terrain de jeu et de luttes, pour imposer son chant nourri de l’expérience de Venus, il n’a pas de retour à la Wartburg en vue. L’évocation d’Elisabeth l’y ramène.

War's Zauber, war es reine Macht,

durch die solch Wunder du vollbracht,

an deinen Sang voll Wonn' und Leid

gebannt die tugendreichste Maid ?

Denn ach ! als du uns stolz verlassen,

verschloss ihr Herzunsrem Lied ;

Était-ce par magie, était-ce par pur génie/que tu accomplis un tel miracle/de captiver la plus vertueuse des jeunes filles /avec ton chant plein de joie et de tristesse ?/Car hélas ! lorsque tu nous as fièrement quittés/elle a fermé son cœur à nos chants ;

Comme on le voit par ces paroles-clés : le chant de Tannhäuser, c’est-à-dire sa production d’artiste, son art, a séduit la moins vertueuse, Venus, et la plus vertueuse, Elisabeth, ainsi placées à égalité. C’est sa poésie qui fait cet effet, à l’instar d’Orphée, et qui transcende les mondes, qu’ils soient païens (Venus) ou chrétiens (Elisabeth) mais on comprend alors, c’est implicite dans le texte, qu’il a quitté la Wartburg – malgré l’amour d’Elisabeth- comme il a quitté le royaume de Venus, malgré l’amour de Venus, pour la même raison, et avec la même brutalité. Il s’agit d’affirmer sa liberté (sous-entendu, de création) et sans cesse explorer pour créer. Stérilité dans la Wartburg implique le départ, stérilité au Venusberg implique aussi le départ : Le poète est semblable au Prince des nuées… C’est lui l’éternel Wanderer.

Devant cette exigence créatrice, il n’y a point de limites qui vaillent, ni même de sentiments, amour ou amitié parce que tout se réalise dans l’écriture. Ce n’est pas l’écriture ou la vie, c’est l’écriture qui est la vie.

On comprend dès lors le deuxième acte, qui n’est pas revendication de jouissance, mais de liberté de l’écrire, de la décrire, de décrire librement ce qu’il pense être l’amour, libéré des chants conformes de ses collègues, des chants codifiés par la tradition littéraire, mais aussi par la convention sociale et courtoise. Tannhäuser ne représente pas en rien le « Mal », il représente l’écriture comme subversion. Et la subversion n’est pas le Mal.

Quand Elisabeth intervient au deuxième acte, elle prend soin de séparer sa propre souffrance de sa mission : ce qu’elle veut défendre, c’est ce par quoi elle a été séduite, c’est à dire l’originalité du créateur et ce qu’elle veut préserver, c’est d’abord le poète, l’artiste au-delà de l’homme qui l’a abandonnée et qui vient de la détruire à nouveau : l’artiste est un destructeur (Rimbaud, là encore…) mais il doit exister à la face du Monde, charge au Monde et à Dieu de l’accepter ou le rejeter.

Une phrase dans son discours aux autres furieux qui veulent tuer Tannhäuser est singulière :

So sagt, was euch es Leides tat ? Alors dites-moi quel mal vous a‑t‑il fait ?

Elisabeth souligne que la fureur des autres n’a pas d’objet dans la mesure où il ne les a ni menacés, ni fait souffrir sinon par ce qu’il a dit. Tannhäuser n’est pas un terroriste, n’est pas un violent, sa force, ce sont les mots.

« Sous la domination d’hommes tout à fait grands, la plume est plus puissante que l’épée. » (Edward Bulver-Lytton)(1839)

En revanche, la seule qui ait été insultée c’est Elisabeth, détruite parce que voilà son propre amour en rivalité avec celui de Venus, une affaire personnelle qu’elle va sublimer en renvoyant Tannhäuser au jugement de Dieu, comme tous les mortels, parce qu’il n’a pas à être jugé par des hommes au nom de ce qu’il a dit ou écrit ou chanté.

C’est Elisabeth qui fait basculer le débat du « Sängerkrieg » débat esthétique, en débat « idéologique » ou religieux. La société n’a pas à juger d’un blasphème, cela concerne la relation directe du blasphémateur à Dieu… Voilà de quoi nourrir bien des discours contre le fanatisme. Et Elisabeth se montre elle aussi d’une certaine manière subversive : elle n’a rien de la jeune fille frêle, c’est une âme forte et décidée.

Alors le troisième acte est un paysage d’absolue désolation. C’est un constat universel de ruine, pour Elisabeth, pour Wolfram, pour Tannhäuser.  Une affaire de mortels, une affaire terrestre : Elisabeth attend le retour de Rome et ne voit pas Tannhäuser, elle comprend immédiatement que s’il n’est pas là, il est maudit : elle va donc faire ce que dans la mythologie Alceste a fait pour Admète, donner sa vie pour le salut du poète.

En donnant sa vie en holocauste, elle reconnaît aussi d’une certaine manière sa culpabilité « terrestre » d’avoir aimé le poète et sa création, c’est-à-dire ses textes, qui déjà agitaient jadis la petite communauté. Elle en est solidaire et elle s’offre en sacrifice expiatoire.

Son dernier monologue, la prière à la vierge, le souligne clairement :

Wenn je, in tör'gem Wahn befangen,

mein Herz sich abgewandt von dir, -

wenn je ein sündiges Verlangen,

ein weltlich Sehnen keimt' in mir : -

so rang ich unter tausend Schmerzen,

dass ich es töt' in meinem Herzen !

 

Si captif d’une folle chimère/mon cœur s’est détourné de toi/ Si l’appel du péché/Si un désir profond ont germé en moi/J’ai lutté avec mille souffrances/pour le tuer dans mon cœur

Comme on le voit, la question de Wolfram est assez décorative par rapport à l’enjeu en cours, aussi bien son amour pour Elisabeth que sa relation à Tannhäuser et Wagner est assez ironique en faisant de son grand Lied du troisième acte (« O du mein holder Abendstern ») une adresse à Venus (l’étoile du soir) qu’il prie de saluer Elisabeth montant au Ciel…

Ce troisième acte est un désert où tout est délité : Tannhäuser n’a évidemment pas été absous par le pape, qu’il l’a condamné et maudit pour avoir été au Venusberg, (ou pour l’avoir chanté…). Et symétriquement au premier acte où le nom d’Elisabeth avait décidé Tannhäuser de rester parmi les poètes de la Wartburg, c’est le nom d’Elisabeth sanctifiée qui fera que Tannhäuser refuse Venus et la vanité, pour mourir d’amour (en quelque sorte), sauvé par Elisabeth.

On retrouve évidemment les thèmes chers à Wagner de la rédemption par l’amour (Elisabeth, comme Senta, donne sa vie pour sauver son amour de la damnation), mais aussi du salut de l’artiste au final contre la convention sociale, dit la force de l’amour, avait écrit un autre poète, Paul Eluard.

Selig der Sünder, dem sie geweint

Dem Sie des Himmels Heil erfleht

Heureux le pécheur pour lequel elle a pleuré/pour lequel elle a imploré le salut du ciel !

Les complexités de Tannhäuser se trouvent dans cette dualité entre une partie qui souligne clairement les enjeux littéraires et artistiques, et en même temps la manière dont le poète, qui désire épouser les souffrances du monde (il l’a très clairement exprimé au premier acte), se voit exclu de ce monde par la nature de ce qu’il chante.

D’un autre côté, le sacrifice d’Elisabeth naît de sa volonté de voir uni son destin à celui du poète, parce qu’elle l’a lu, et aimé, au-delà de toute autre considération. Venus, qui vit dans sa grotte auprès des Enfers, comme l’a écrit Baudelaire, est au contraire loin des contingences du monde, et n’a promis à Tannhäuser au premier acte que la damnation «  Suche dein Heil, Suche dein Heil und finde es nie » dit-elle prémonitoire (cherche ton salut, cherche ton salut et ne le trouve jamais), et à la fin quand totalement désespéré, Tannhäuser l’appelle, les premiers mots de Venus sont sarcastiques :

Willkommen, ungetreuer Mann !

Schlug dich die Welt in Acht und Bann ?

Und findest nirgend du Erbarmen,

suchst Liebe du in meinen Armen ?

Bienvenue, homme infidèle !/Le monde t'a‑t‑il rejeté et banni ?/Et ne trouvant nulle part de la compassion,/tu cherches l'amour dans mes bras ?

Bien entendu, la confrontation entre celle dont la compassion a été jusqu’au sacrifice et celle qui sans compassion, accueille sarcastiquement le pécheur, fait figure de combat final entre les deux pôles,entre les deux femmes qui aiment le même homme et pour les mêmes raisons, son chant : mais c’est le nom d’Elisabeth qui décide du destin final, et c’est encore Wolfram qui le nomme, comme au premier acte.

Tannhäuser est détruit, n’a plus d’issue sinon Venus, ce qu’excuse Baudelaire : « et on excuse l’infortuné chevalier de chercher encore le sentier mystérieux qui conduit à sa grotte, pour retrouver au moins les grâces de l’Enfer, auprès de sa diabolique épouse »…

On comprend aussi les raisons profondes qui séduisent Baudelaire dans l’histoire de Tannhäuser. En 1857, il a été condamné pour les Fleurs du Mal par la Justice, (on entend en écho l’oxymore des « Fleurs du Mal » dans « les grâces de l’Enfer ») pour avoir chanté dans son texte l’inchantable, la sensualité ou les paradis artificiels pour avoir chanté les Fleurs du Mal ou justement les « grâces de l’Enfer »… à chacun son Venusberg . La condamnation des écrits de Baudelaire parce qu’ils heurtent la morale et celle de Tannhäuser chantant le Venusberg sont de même nature. Par ailleurs, j’ai écrit dans mon texte sur la production Bieito à Gand en 2015 : Baudelaire en défendant Tannhäuser défendait aussi ces visions plurielles de la femme, sensuelle ou sensible, Jeanne Duval ou Apollonie Sabatier, parfum exotique ou parfum parisien. Il y a bien là une sorte de fraternité.

L’écho chez Baudelaire de ce Tannhäuser qui est destin de poète maudit ne pouvait que faire naître cette fraternité, et Wagner, avec sa musique de l’avenir qui venait bousculer une tradition lyrique bien confortable se confrontait lui aussi au monde et « combattait ». Bien des échos se tissent et traversent toute cette histoire, où la valeur subversive de l’art dépasse celle de la morale des hommes.

Ainsi, il serait hasardeux de faire de Tannhäuser la énième lutte du Bien contre le Mal , d’une part ce serait simpliste, et plus encore simplement faux.

Dans sa mise en scène (ratée, mais pas stupide) de Bayreuth, Sebastian Baumgarten montrait bien que tous les personnages, y compris Elisabeth, faisaient un petit tour au Venusberg, comme pour dire que le Venusberg est intrinsèque à l’homme. C’est ce que traduit Tannhäuser en cherchant à le chanter dans son art au milieu des hommes et du monde, au prix du combat.

Nous sommes assaillis aujourd’hui de faux prophètes qui se disent représenter le Bien contre le Mal et qui savent parfaitement pour défendre leur Bien censurer ce qu’ils disent être le Mal, les autres, les artistes, les textes. C’est toute la vision d’une société aux fausses valeurs morales, qui jette l’anathème sur tout ce qu’elle refuse qui est ici dénoncée (ce qu’avait esquissé Götz Friedrich dans sa mise en scène à Bayreuth en 1972 et qui avait déclenché un enième mémorable scandale) dans la mesure où, Wagner et Baudelaire et tant d’autres avant eux le savent bien, la sensualiité, le sexe, la jouissance sont célébrées depuis l’antiquité et représentent des menaces pour un certain ordre (moral et social). Et dans Tannhäuser, Elisabeth a aimé le poète d’abord pour ce qu’il écrivait, qui dérangeait et semait le conflit dans la petite cour.

Que les valeurs sociales induisent au sens du péché et à la contrition est une chose, qu’il y ait vraiment péché en est une autre. La valeur du sacrifice d’Elisabeth est d’une part celle d’une mort d’amour et d’autre part la volonté de sauver l’artiste Tannhäuser et donc son art aux yeux du monde, de sauver ses chants, de sauver l’œuvre pour ne pas en faire un autodafé (et là, Kratzer est très clair sur la question). C’est le salut de Tannhäuser qui prémunit le futur de ses chants, la malédiction éternelle signifiant destruction et  autodafé. En se sacrifiant, elle affirme aussi la valeur testimoniale de l’art. Elle est une sorte de martyr de l’art véritable.

D’un autre côté, il y a la vision de Wagner, parfaitement affirmée dès le début de l’opéra, qui parle dans la bouche de Tannhäuser, celle de l’artiste qui pour créer doit souffrir

Nicht lust allein liegt mir am Herzen

Aus Freunden sehn’ich mich nach Schmerzen

Il n’y a pas que le plaisir dans mon cœur

Après la joie, j’aspire à la souffrance.

Tannhäuser fuit Venus pas du tout par conscience du péché, du Mal etc…, mais parce qu’il y est trop heureux. Le « retour à la terre » de Tannhäuser est un retour aux souffrances conditions de la création, une conception théorique et romantique affirmée par un Wagner qui n’aimait paradoxalement rien tant que le luxe et la soie pour sa sérénité créatrice par ailleurs.

Mais pour créer, il est besoin d’une sorte de fureur, fureur du monde, fureur des hommes « orages désirés » que Tannhäuser n’a pas au contact de Venus. Si à la fin il choisit Elisabeth et non Venus, c’est d’une part qu’Elisabeth a agi pour lui, c’est la seule (Wolfram est d’une passivité inquiétante) et que d’autre part elle s’est offerte en holocauste pour l’artiste et pour l’homme, alors que Venus signifie pour lui stérilité. Retourner à Venus, serait vivre sans but, abdiquer en lui l’artiste, mourir par Elisabeth c’est mourir sans aucun renoncement. Voilà ce qu’Elisabeth offre à Tannhäuser, et non pas un quelconque Salut chrétien qui satisfait la société et l’ordre moral. Mais cette relation-là, si particulière, d’une mort d’amour pour l’art, seuls les deux en sont dépositaires, c’est pourquoi seul, il chante à la fin « Heilige Elisabeth ».

Toutes ces questions restent sans doute encore irrésolues puisque Tannhäuser est une œuvre à jamais inachevée, bien qu’elle soit en quelque sorte testamentaire pour Wagner : le 23 janvier 1883, peu de jours avant sa mort le 13 février suivant, Cosima note « il dit qu’il doit encore au monde Tannhäuser »[3] et le 5 février, il affirme vouloir faire rentrer Tannhaüser à Bayreuth avant Tristan… « s’il établit solidement cette œuvre, il en aura fait plus, dit-il, que s’il donne Tristan »[4]. Il nous reste à rêver d’un Tannhäuser définitif…

    Quelques éléments concernant le chant
Une telle complexité qui est négation de la simple opposition « chair-esprit » demande des exigences particulières sur le chant, notamment pour les deux principaux rôles : il faut savoir quoi privilégier et le choix d’une voix devrait dépendre non des disponibilités du marché, mais du sens qu’on veut donner, musicalement et scéniquement à la production.

Tannhäuser est un rôle difficile pour le ténor non seulement parce qu’il est presque toujours en scène, mais surtout parce que la partie est pratiquement en permanence tendue. Cependant, Tannhäuser n’est pas un Siegfried, c’est un ténor venant du Grand Opéra et du Bel Canto, qui doit chanter avec le style hérité de cette tradition, mais en même temps soigner fortement l’intelligibilité du texte, plus que la musicalité, comme Wagner l’avait toujours voulu. C’est donc une fois de plus un grand diseur de texte, dont le chant doit afficher sans cesse élégance, couleurs, expressions, nuances, tout en gardant sans cesse une vraie force. C’est pourquoi les ténors « à la Siegfried » qui chantent en force ne conviennent pas.

Stephen Gould fut toujours un Tannhäuser époustouflant parce qu’il avait tout dans sa voix, le soin de la couleur, un timbre assez suave, et en même temps une force qui n’était jamais cri ou braillement. À vrai dire, peu sont aujourd’hui capables de relever ce défi, même si Vogt a toujours eu l’élégance et le phrasé voulus. Ce qui est déterminant, c’est le timbre, qui doit rester suave, et le contrôle sur le texte : Tannhäuser est un intellectuel, un poète comme Wolfram et il faut que cela s’entende (à la différence d’un Biterolf qui n’est peut-être plus chevalier que poète) ; en dehors de Walther von der Vogelweide dont l’intervention est supprimée au deuxième acte dans la version de Vienne, on a souvent l’impression que Wolfram est seul dépositaire de la poésie dans cet opéra à cause de son air du troisième acte, il serait bon qu’on considère aussi la nature de Tannhäuser et son statut.

Elisabeth est généralement confiée à une jeune voix wagnérienne, c’est d’ailleurs le cas à Genève, et c’est souvent avec Elsa le premier rôle qu’on aborde quand on chante Wagner. C’est l’autre personnage complexe de la distribution, qui doit évoluer entre le début du deuxième acte (Dich teure Halle) où elle est pleine de joie et d’espoir et la fin où elle reste assommée de douleur, et faire entendre plus de maturité dans sa voix. C’est pourquoi on aime les voix dont la largeur fait rêver à de futures Sieglinde, voire Brûnnhilde, mais elle aussi doit soigner le phrasé et la diction tout particulièrement, et afficher une palette de nuances particulièrement riches, joie, déception et désespoir puis accablement au troisième dans la prière à la Vierge qui doit être une sorte de « permis de mourir » et montrer dans le ton et dans la couleur l’approche de la mort (dont d’ailleurs on ne connaîtra jamais la nature, même si Tobias Kratzer dans son troisième acte à Bayreuth affiche clairement le suicide).

Venus est, comme Ortrud, une voix hybride qu’on peut voir tenue par un soprano dramatique : certaines mises en scène, c’est plus rare aujourd’hui font d’Elisabeth et Venus le même personnage, les deux faces de la même femme, c’est ainsi qu’à Bayreuth, je vis tenir les deux rôles Gwyneth Jones qui n’était plus une jeune chanteuse et qui avait déjà chanté les trois Brünnhilde du Ring, ainsi qu’Eva Marton. Mais Gwyneth Jones était d’abord une incarnation universelle, quel que soit le rôle. Certaines comme Anja Silja ont été indifféremment l’une et l’autre et donc la division Venus-mezzo et Elisabeth-soprano est spécieuse. Elle dépend essentiellement du discours tenu par la mise en scène, et de la couleur de voix demandée par le chef. Ici Victoria Karkacheva, mezzo, a tout de même incarné Pénélope de Fauré, qu’on donne aussi à des sopranos dramatiques. Pour les deux rôles, il faut des aigus puissants et larges un pur mezzo n’est peut-être pas la Venus idéale : la différence entre les deux n’est pas une question de registre ou d’aigus ou de graves, mais essentiellement de couleur, lumineuse ou sombre…

La production genevoise
Il m’est apparu essentiel de faire le point assez longuement sur cet opéra qui est trop facilement rangé dans les opéras « des débuts », et dont on ne mesure pas toujours la difficulté conceptuelle et musicale ni la qualité du livret. Cette réflexion va alimenter évidement notre regard sur la production de Michael Thalheimer, dont la genèse a été quelque peu perturbée.

Par chance , Michael Thalheimer a retrouvé dans l’équipe de production prévue autour de Tatjana Gürbaca deux participants à ses productions genevoises de Parsifal en 2023 et de Tristan en 2024, Henrik Ahr pour la scénographie et Stefan Bolliger pour les lumières : il s’agit d’un univers noir, qui rappelle celui de Parsifal et abstrait.

L'élément central assez impressionnant est la figuration d’un vortex, d’un tourbillon galactique à la 2001 Odyssée de l’Espace qui pourrait figurer un voyage interstellaire aussi bien qu’un voyage aux confins du temps. On pense évidemment à Zum Raum wird hier die Zeit (Ici le temps devient Espace) de Parsifal, mais la succession des images initiales nous donne quelques clés.

D’abord, l’image de Tannhäuser, debout, violemment éclairé dans un espace noir, dans sa solitude structurelle, impossible à communiquer ou à partager. C’est cette image d’une solitude irrémédiable qui fait toute l’incapacité du personnage à communiquer ensuite avec les autres.

La deuxième image, quand le décor s’élargit, laisse voir le vortex mais aussi de chaque côté quatre personnages munis de masques d’animaux, un loup, un lièvre, un corbeau (?) un cerf. Ce n’est pas un souvenir des fables de La Fontaine vues par Bob Wilson, ni un espace surréaliste, mais – on le saisira dès la fin du Venusberg où les compagnons de retour de chasse arborent les mêmes masques,  l’idée d’un départ vers un ailleurs, d’un départ de la Terre-nature figurée par ces hommes-animaux, gibier, prédateurs, victimes, un monde « animal » qui figure un « Etat de nature », que quitte Tannhäuser, un monde métaphorique tel qu’on en rencontre dans les poésies. Grimpant dans la première roue du tourbillon qui tourne, Tannhäuser va se retrouver comme un hamster dans sa boite-roue, dans un mouvement perpétuel qui n’avance pas, chaque pas le ramenant au pas précédent, sorte de voyage immobile, par lequel le metteur en scène figure un voyage mental, qui pourrait aussi figurer un voyage dans un espace spatio-temporel, un ailleurs où Tannhäuser tourne sans avancer. Toute l’ouverture ainsi montre le voyage, l’avant, et la première scène (la Bacchanale, ici réduite) n’est que le dernier moment du voyage avant le désir de départ exprimé à Venus. Ainsi, le début est-il « explicatif » d’un voyage mental, intérieur, irréel ou surréel, peu importe, parce que la scène avec Venus annonce le désir de retour sur terre et la fin du voyage. Un ange déchu tombe aussi du Ciel…

Venus apparaît donc du fond du Vortex, comme surgie de l’âme agitée du héros, ou du fond des espaces infinis, habillée de noir, loin de celle de Botticelli.

L’intérêt de cette « roue » qui tourne, de ce tourbillon, est que cette machinerie tourne sur elle-même, sans avancer, c’est un mouvement, certes, mais immobile comme le montre la danse un peu désespérée de Venus et Tannhäuser, une relation charnelle qui est littéralement va et vient et qui ne fait rien avancer, qui matérialise l’idée de stérilité que nous évoquions plus haut.

Michael Thalheimer en fait une aventure psychique : à aucun moment n’est interpellée l’aventure intellectuelle ou artistique. L’âme de Tannhäuser est agitée, mais se heurte à un mur : il pensait avancer, il stagne. Mais Tannhäuser ici est seulement une âme en peine qui semble ne rien en faire.

La poésie est une âme inaugurant une forme, disait Pierre-Jean Jouve, et ici, aucune forme n’apparaît à l’horizon. Ce qui caractérise ce Tannhäuser, c’est qu’il ne produit rien et c’est bien l’image d’un désespoir structurel et stérile qui est ici souligné. Quand il retombe sur terre, il semble toujours devant son mur.

Mais Thalheimer qui aime travailler sur les symboles, montre que dans le débat qui éclate entre Venus et le poète qui désire partir, elle enduit son tricot de sang, le sang qui au long de l’œuvre indiquera le péché, quelque chose de l’Enfer, on pense aux âmes chez Homère qui à peine Ulysse les a‑t‑elles rencontrées, « boivent le sang noir »… C’est une manière de le marquer à jamais du sceau du péché (avant le seau qu’il se versera au deuxième acte…)

Fort opportunément, le pâtre dont la mise en scène fait un messager, le couvre d’une chemise, ainsi il couvre en même temps les traces de sang, comme une nouvelle naissance qui effacerait ce qui précède et il fait de cette chemise l’emblème de son retour sur terre, de son appartenance à la communauté, le pâtre est messager de l’accueil des hommes. Gastlichkeit (hospitalité).

Au passage des pèlerins partant à Rome laissent Tannhäuser en prière, fortement marqué : il faut remarquer la symétrie des premiers et troisième acte, l’espoir d’un futur au premier, le constat de la déchéance et le désespoir au troisième, une symétrie qui n’est pas sans rappeler la dramaturgie de Parsifal, premier et troisième actes symétriques, deuxième acte plus « théâtral » : autrement dit, Wagner est déjà Wagner.

Mais une phrase est intéressante dans la « prière » de Tannhäuser : « Und wähle gern mir Müh’ und Plagen »/ et je me choisis volontiers la peine et la souffrance. Son retour sur terre est aussi vécu comme épreuve, seule expérience « productive » pour l’homme… Comme disent les allemands : durch Schäden wird man klug. C’est dans l’épreuve qu’on devient sage. C’est bien cette volonté qui gouverne le comportement de Tannhäuser.

Retombé sur terre, il retrouve aussi le sens du péché, l’homme qui doit expier la chute, et donc la morale d’une sorte d’expiation permanente, alors qu’il vient de l’Enfer de la jouissance…

Réapparaissent alors au son des cors de chasse les masques animaux vus pendant l’ouverture. Ainsi les chasseurs (prédateurs) sont soit prédateurs (le loup…) soit proies (Le cerf, le lapin, l’oiseau, encore que là ce soit moins clair), c’est le monde de la terre, ses proies et prédateurs, celui de la nature qu’il avait quitté et qu’il retrouve ici, une manière de dire que « tout recommence comme avant ».

Une des meilleures idées de la mise en scène est justement de faire voir immédiatement le conflit et la distance des autres face à Tannhäuser (un élément qui est dans le texte, mais pas toujours dans les mises en scènes), de montrer des retrouvailles plus tendues de montrer déjà que l’arrivée de Tannhäuser fait encore craindre le trouble (Biterolf : « Versöhnung ? Oder gibt’s erneutem Kampf »/réconciliation ? ou nouveau combat ?), signe de la violence qui a régné entre eux jadis.

Il faut donc l’intervention de Wolfram pour y mettre fin et sceller le retour de l’amitié. Wolfram agit ici, comme il agira au tout dernier moment du troisième acte, alors qu’il sera plutôt du côté des autres au deuxième acte.

Et Thalheimer fera de ce petit groupe au deuxième acte des gens méfiants et distants, et surtout jaloux. Tannhäuser a constitué pour les autres un trauma, et on suppose bien des luttes et des combats littéraires et artistiques entre eux pour qu’à la fin, le combat cesse faute du combattant principal, qui part, « orgueilleux », c’est-à-dire en quelque sorte refusant désormais toute forme de débat avec ses compagnons, source de stérilité et d’inutilité. L’ailleurs de Tannhäuser, avant d’être le Venusberg, est un possible « productif ».

On pense alors au Mallarmé de Brise marine (écrit en 1865, 4 ans après le Tannhäuser parisien…)

La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres…

(…)Fuir, là-bas fuir

Et d’ailleurs, comme par hasard, ce sont presque les mots de Tannhäuser :

Fort/ Fort von hier ! partir, partir d’ici…

 

Un peu avant il a dit au groupe les mêmes mots que ceux employés auprès de Venus : à Venus il a dit Lass mich ziehen ! (laisse-moi partir) et au groupe « Laßt mich weiterziehn ! » (Laissez-moi repartir) signe que les mêmes causes ont produit les mêmes effets.

Tannhäuser ne veut pas recommencer l’expérience qui a échoué, il veut partir ailleurs, et c’est alors que Wolfram évoque Elisabeth, comme au dernier acte (encore les symétries). Et comme au dernier acte, Tannhäuser renonce à l’ailleurs.

La prononciation du nom vaut à elle seule, effet. Le nom est ici performatif. (rappelons encore une fois la célèbre réplique de Phèdre de Racine : Hippolyte Grands Dieux/- C’est toi qui l’a nommé qu’on entend presque en écho chez Tannhäuser qui pose la question : « Rufst du den süßen Namen mir ? »/ Tu m’as prononcé ce doux nom ?

Et Tannhäuser retrouve ses accents lyriques qu’on avait entendus quand ils expliquait son désir de départ à Venus avec les mêmes mots, ceux de la poésie lyrique.

Zu ihr ! Zu ihr ! Oh, führet mich zu ihr !

Ha, jetzt erkenne ich sie wieder,

die schöne Welt, der ich entrückt !

Der Himmel blickt auf mich hernieder,

die Fluren prangen reich geschmückt !

Der Lenz, der Lenz,

mit tausend holden Klängen

zog jubelnd in die Seele mir !

In süssem, ungestümen Drängen

ruft laut mein Herz :

Zu ihr ! Zu ihr !

Führt mich zu ihr !

À elle ! À elle ! Oh, conduisez-moi à elle !

 

Ha, maintenant je le reconnais,

le monde merveilleux dont j'étais éloigné !

Le ciel me regarde d'en haut,

les champs sont richement décorés !

Le printemps, le printemps,

avec ses mille sons enchanteurs

a envahi mon âme de joie !

Dans une douce et impétueuse urgence

mon cœur crie :

À elle ! À elle !

Conduisez-moi à elle !

 

Elisabeth reprend place comme l’emblème de la beauté du monde : à ce moment, il a effacé Venus, il a retrouvé son ailleurs, qui est un ici, et qui est son Eden.

C’est encore Baudelaire qui définit la poésie lyrique : « Tout poète lyrique en vertu de sa nature, opère fatalement un retour vers l' Eden. » . Orphée-Tannhäuser perdu dans l’Enfer du Venusberg va retrouver son Eurydice dans la lumière. Il va pouvoir rechanter, recréer.

La perspective du concours, qui fait tout le deuxième acte et qu’évoquent les autres, ne le stimulait pas, jusqu’à ce qu’il ait retrouvé Elisabeth : Tannhäuser- Orphée a retrouvé son Eurydice. Au bout de ce premier acte, il a retrouvé la soif de créer.

La mise en scène à part quelques symboles, comme les masques d’animaux, comme le « vortex », ou la chemise blanche et le sang, reste au bord de cette complexité. Elle révèle bien peu de ses jeux internes dans le texte, refus de revoir la Wartburg, puis à l’évocation d’Elisabeth, désir de recréer, de rechanter, de se battre à nouveau ; Tannhäuser est arrivé au Venusberg déçu et désireux d’ailleurs, il est revenu du Venusberg, tout aussi stérile, vidé de toute envie sinon celle de fuir, renforcée d’ailleurs par la rencontre avec les anciens compagnons.

Seule Elisabeth est source d’inspiration, source d’envie, comme il a cru un moment en la force de Venus.

Mais passer de « Jeanne Duval » à « Apollonie Sabatier » n’a pas tué Jeanne Duval dans le monde baudelairien, et Tannhäuser va s’apercevoir que quitter Venus n’a pas éliminé Venus. Le deuxième acta va apprendre que le passage chez Venus a transformé son inspiration et son chant : comme il le prévoyait, il va lutter pour imposer Venus au Monde, et paradoxalement, il se lance dans le combat stimulé par la seule force du soutien d’Elisabeth… la pure…

La vie est bien compliquée.

 

L’acte II est le plus précisément travaillé de l’ensemble de la représentation, sans doute parce qu’il est le plus théâtral et le plus spectaculaire, avec ses chœurs, le défilé des invités, le « Sängerkrieg » bientôt interrompu et la mise au ban de Tannhäuser. Le décor unique en est la « Teure Halle », la fidèle salle des Minnesänger ou du concours. Henrik Ahr a conçu quelque chose qui rappelle un peu le deuxième acte de Parsifal, avec un espace central occupe par le « Vortex », comme une mécanique arrêtée mais très reconnaissable et de chaque côté des échafaudages sur lesquels le chœur prendra place comme dans Parsifal avaient pris place les filles-fleurs. Le Vortex au fond est évidemment vu comme une présence, une menace, et bien entendu Thalheimer va l’utiliser dans sa mise en scène.

Il faut s’arrêter rapidement sur l’air « Dich teure Halle » qui ouvre le deuxième acte, chanté par Elisabeth, en longue robe blanche (quand Venus était en noir… un peu facile, un peu trop évident). Outre sa fonction expositive du seul personnage qu’on n’ait pas encore vu, mais dont on a parlé en fin de premier acte en des termes suffisants pour susciter l’attente, « Dich teure Halle » est une adresse à la salle des Minnesänger clairement superposée dans la bouche d’Elisabeth à Tannhäuser lui-même, il y a là une sorte de métaphore implicite, la salle représentant exclusivement le chant du poète. D’ailleurs, le seul fait qu’elle ne n’ait plus fréquentée depuis son départ, indique clairement ce que nous disions dans notre analyse initiale de la nature de l’amour d’Elisabeth. Cet amour est profondément, structurellement lié au chant du poète, à ce qu’il a chanté dans cette salle. Pour Elisabeth, Tannhäuser est clairement Orphée qui revient la chercher.

Wolfram, arrivé avec Tannhäuser se tient, dit la didascalie du texte, très précise pour l’occasion au fond :

(Er bleibt an die Mauerbrüstung gelehnt im Hintergrund) / Il reste appuyé contre le parapet, à l'arrière-plan.

Il est là pendant toute la scène, à vue, il écoute et ne dit rien (dans le texte de Wagner) . La mise en scène le fait circuler derrière des piliers, puis monter, écoutant tout clandestinement, faisant ainsi sentir qu’il est partie prenante, et qu’il est amoureux.

 

La relation d’Elisabeth à Tannhäuser est médiatisée par le chant, par l’art du poète. Mais ce n’est pas une sublimation, Wagner en décrit très précisément l’effet par sa bouche :

Doch welch ein seltsam neues Leben

rief Euer Lied mir in die Brust !

Bald wollt es mich wie Schmerz durchbeben,

bald drang's in mich wie jähe Lust ;

Gefühle, die ich nie empfunden,

Verlangen, das ich nie gekannt !

Was sonst mir lieblich, war verschwunden

vor Wonnen, die noch nie genannt !

 

Mais quelle étrange nouvelle vie

votre chant a fait naître dans ma poitrine !

Tantôt il me faisait frémir comme une douleur,

tantôt il m'envahissait comme un désir soudain ;

des sentiments que je n'avais jamais éprouvés,

un désir que je n'avais jamais connu !

Tout ce qui m'était cher auparavant avait disparu

devant des délices encore jamais nommés !

 

Il sera clair à tout exégète que cet effet est proprement un « effet Venusberg », c’est à dire une jouissance, c’est-à-dire l’effet recherché par tout chant, toute poésie, toute musique et notamment par Richard Wagner, le plus dangereux des ensorceleurs. C’est d’abord un effet physique, sur le corps.

C’est bien une sorte de syndrome de Stendhal qui est ici décrit, l’effet physique de l’art sur la jeune fille, une sorte d’extase mystique et donc quelque chose de suffisamment violent pour que l’art de Tannhäuser soit devenu si vital qu’après son départ, tout soit apparu fade, d’où ce cri : Heinrich ! Heinrich ! Was tatet Ihr mir an ? / Heinrich, Heinrich qu’avez-vous fait de moi.

Elisabeth, âme éperdue et perdue… c’est bien cela qu’il faut mettre en scène et que Michael Thalheimer traite comme les retrouvailles de banals amoureux…

Le concours de chant est la scène la plus précisément travaillée de toute la production, elle commence par deux moments assez longuets et maladroits : l’entrée des invités est traitée visuellement par des choristes ou figurants qui marchent rapidement de jardin à cour et de cour à jardin. Certes on comprend que Thalheimer veut éviter le défilé d’entrée des invités, et qu’il veut créer du décalage, rompre nos habitudes de spectateurs. Mais ça dure longtemps, cela devient agaçant et donc inutile.

Encore plus inutile les quatre jeunes filles (qu’on devine être les futurs quatre pages (Edelknaben) balayant furieusement et dans tous les sens le sol, l’espace du « Sängerkrieg » comme on préparerait une salle de sport ou le sol d’un manège ou d’un terrain. Là encore, on sent de l’ironie (enfin, avec la légèreté du plomb tellement c’est insistant et à la fin ridicule). Au centre une pierre assez lisse et pas si grosse sur laquelle les chanteurs vont se poser, on pense vaguement à la pierre plate du centre de l’Orchestra d’Epidaure, qui est un test acoustique bien connu, c’est un podium qui d’ailleurs ici met les chanteurs dans une position relativement inconfortable, mais c’est évidemment une trace de rituel.

Les chanteurs sont nerveux, l’un des quatre ne cesse de « réviser son texte », en parcourant tout le plateau, les autres se regardent, se mesurent et surtout regardent Tannhäuser avec méfiance… il est le favori… et surtout il suscite l’attente : que va-t-il réserver aux concurrents ?

Ce qui va caractériser la suite c’est la violence. Une violence contenue d’abord : la définition de l’amour par Wolfram est pâle, forcément, sans relief, elle est de ces discours qui « charment » Elisabeth sans lui faire aucun effet, comme elle l’a dit dans sa scène initiale avec Tannhäuser. Tannhäuser se retient… en allant se réfugier contre le Vortex arrêté, au fond de la scène, manière pour Thalheimer de montrer que le Venusberg est en train de monter en lui, que l’évocation de cet amour éthéré n’a rien à voir avec les fureurs de la sensualité, avec ce qu’il a définitivement appris chez Venus. Le Venusberg devient alors « thème littéraire », c’est à dire que digéré et « oublié »  (comme il l’a dit à Elisabeth précédemment) mais stratifié dans un coin de l’âme du poète créateur :

« dichtes Vergessen

hat zwischen heut und gestern sich gesenkt.

All mein Erinnern ist mir schnell geschwunden »

Un oubli dense

s'est abattu entre aujourd'hui et hier.

Tous mes souvenirs se sont rapidement évanouis..

Mais si l’oubli du Venusberg est réel face à Elisabeth, face à Wolfram, face au discours poétique fade sur l’amour, se réveille une autre manière de dire l’amour, que provoque aussi le discours de Biterolf, traité aussi avec ironie par la mise en scène, qui est particulièrement agressif mais en même temps plein de suffisance (Tannhäuser y est traité de blasphémateur et menacé de mort : les mots, les mots qui sont des armes…).  Alors, cette autre manière de vivre l’amour, présente aussi dans la manière dont Elisabeth a défini l’effet de son chant sur elle, que j’ai appelé « l’effet Venusberg », c’est cet effet, c’est une manière poétique de chanter la sensualité qu’il va affirmer ici, une poésie du sensuel et du charnel, que tous connaissent et que tous taisent.

Tout va crescendo jusqu’à ce que Tannhäuser explose dans une sorte de transe et dise enfin le vrai :

(springt auf, in äusserster Verzückung)

Dir, Göttin der Liebe, soll mein Lied ertönen,

gesungen laut sei jetzt dein Preis von mir !

Dein süsser Reiz ist Quelle alles Schönen,

und jedes holde Wunder stammt von dir !

Wer dich mit Glut in seine Arme geschlossen,

was Liebe ist, kennt der, nur der allein !

Armsel'ge, die ihr Liebe nie genossen,

zieht hin ! Zieht in den Berg der Venus ein !

(Allgemeiner Aufbruch und Entsetzen)

 

À toi, déesse de l'amour, ma chanson doit résonner,

que ta louange soit désormais chantée haut et fort par moi !

Ton doux charme est la source de toute beauté,

et chaque merveille gracieuse vient de toi !

Celui qui t'a serrée dans ses bras avec ardeur,

lui seul sait ce qu'est l'amour !

Misérables qui n'avez jamais connu l'amour,

partez ! Allez au Venusberg !

 

(Tout le monde se lève et s'enfuit, horrifié)

Rien ne doit nous surprendre : c’est exactement le programme qu’il avait promis à Venus en la quittant, chanter ses louanges sur la terre et il a compris en même temps l’effet sensuel qu’avait son chant sur Elisabeth, tout est donc en quelque sorte permis, face à un monde paralysé par les fausses vertus et le faux « Bien ». Il est clair que chacun porte en soi sa part de Venusberg.

En le révélant, en prononçant le mot « Berg der Venus », Tannhäuser agit comme révélateur, une fois encore c’est le nom, c’est le mot qui est effet : effet de la parole performative.

 

La deuxième partie est assez bien réglée par la mise en scène, les mouvements, la violence, avec une fosse assez énergique (pour une fois).

Et Thalheimer se délecte encore de sa symbologie : Assommé de péché, Tannhäuser se verse un seau de sang sur la tête qui va dégouliner sur son corps et maculer son corps, autre symbole. La scène rappelle un peu Die Soldaten dans la vision de Calixto Bieito en 2013 (Zurich et Komische Oper Berlin) ou Marie l’héroïne se versait elle aussi un seau de sang sur la tête et le corps. Thalheimer a‑t‑il vu la production ?

La réaction d’Elisabeth est une réaction non d’horreur mais d’amour et de solidarité, elle se love contre le corps ensanglanté de Tannhäuser et prend un peu de son sang, unie à lui dans le péché avec une tendresse affichée… Effet Venusberg encore, et surtout affirmation par la jeune femme de ce qu’elle vit et de ce qu’elle ressent avant d’entamer son chant de conclusion et d’envoyer l’aimé à Rome.  C’est assez bien vu.

Toute la fin est plus traditionnelle.

Le troisième acte laisse sur scène l’immense décor de tourbillon. Ce que j’ai appelé le Vortex n’a pas quitté la scène d’une manière ou d’une autre depuis le premier acte, symbole de la perdition mentale de Tannhäuser, mais aussi symbole d’une présence permanente dans le monde qu’on ne veut pas voir.

Michael Thalheimer n’a visiblement pas eu le temps de travailler beaucoup ce troisième acte, les mouvements sont esquissés, avec quelques rares idées, telles qu’une Elisabeth qui tient avec elle la chemise ensanglantée de Tannhäuser, comme un fétiche, comme un symbole aussi d’une solidarité entre eux. Quand les pèlerins reviennent, comme dans toutes les mises en scène, les deux parcourent le groupe pour chercher le poète, sans succès, et alors Elisabeth comprend qu’il n’y a plus rien à tenter sur la terre, en faisant comprendre qu’elle va prendre un autre chemin. À Wolfram qui lui propose de la raccompagner quand il a compris qu’elle a décidé d’en finir, elle confie la chemise, signe qu’il n’y a plus d’espoir ni d’attente possible.

Le retour de Tannhäuser, en costume défraichi, signe qu’il « s’était fait beau » pour aller voir le pape est marqué par un souvenir de Parsifal : le maudit s’est fait le masque du Joker…

Rien de particulier pendant le récit de Rome chanté non sans intensité par Daniel Johansson puis Venus réapparait le long du « Vortex », elle attire Tannhäuser avec des torsions un peu animales censées sans doute nous rappeler l’animalité du Venusberg, c’est assez piteux et la malheureuse Karkacheva assez ridicule dans ses torsions serpentesques, désespérées (elles suffiraient pour dissuader tout candidat au Venusberg), elle disparaît derrière le décor, c’est assez mal fait et maladroit, tout comme Wolfram qui en en appelant à Elisabeth a déclenché le chant final et la montée au ciel, signifiée par un éclairage solaire (enfin…) et un chœur triomphant plein face aux visages couverts de blanc, sans doute pour nous signifier que ce ne sont plus des pèlerins mais les âmes qui accueillent au Royaume des Cieux et Elisabeth et Tannhäuser qui s’est écroulé …

Tout cela ne va pas bien loin, c’est pâle illustration sans grand intérêt. Rideau.

Les voix
Dans son ensemble, la distribution vocale est plutôt réussie, sans doute la plus réussie des trois Wagner présentés à Genève sous le mandat d’Aviel Cahn, faite de prises de rôles particulièrement encourageantes, comme celles de Jennifer Davis (Elisabeth) et Victoria Karkacheva (Venus) et de larges confirmations comme Stéphane Degout ou Franz-Josef Selig.

Les Vier Edelknaben, Lorraine Butty, Louna Simon, Roxane Macaudière, Anna Manzoni, trois sopranos et un mezzo (Louna Simon) se font remarquer au deuxième acte par leur ardeur à sans cesse nettoyer le sol avec une belle énergie démonstratrice et dont on a souligné la relative inutilité, les voix de ces quatre très jeunes chanteuses encore en étude ou à l’orée de la carrière se conjuguent bien ensemble, bien projetées avec une belle fraicheur.

Charlotte Bozzi, membre du jeune ensemble, est « Ein junger Hirt », un jeune pâtre qui accueille Tannhäuser tombé du Venusberg, la voix est claire, posée, l’articulation du texte notable, et elle se projette correctement, même si la voix a çà et là quelques instabilités sans doute dues à l’émotion en cette Première. En ayant le souvenir du jeune Chanteur du Tölzer Knabenchor qui interprétait l’Oiseau (Waldvogel) dans le Siegfried entendu à Lucerne, on se prend à rêver de pareille voix enfantine  de soprano dans ce rôle qui lui donnerait une indéniable poésie

Raphael Hardmeyer, Jason Bridges, Julien Henric : les trois concurrents du concours sont ici plutôt des utilités avec des voix très expressives, et parmi eux, Julien Henric est un luxe inouï dans un Walther von der Vogelweide dont on entend la voix claire et parfaitement en place, mais qui malheureusement a sa partie coupée dans la version de Vienne au deuxième acte . Beau ténor effilé de Jason Bridges en Heinrich der Schreiber, comme celui de la basse Raphaël Hardmeyer, profonde et sonore en Reinhold von Zweter.

Mark Kurmanbayev est Biterolf, le seul finalement avec Wolfram à chanter sur la pierre de touche, membre du jeune ensemble, il a une belle aisance en scène et dans sa prestation travaille l’ironie non sans efficacité. La voix est bien marquée, bien projetée et expressive, et la prestation montre de vraies qualités.

On retrouve, Franz-Josef Selig grande basse wagnérienne s’il en est. Le timbre est un peu plus mat qu’il y a quelques années, mais l’entendre articuler le texte, peser sur chaque mot, exprimer d’infinies nuances est une vraie leçon de chant wagnérien : la technique est telle qu’on a l’impression que le temps a peu d’effet sur la voix. Il reste un des très grands wagnériens de ce temps et la prestation est tout à fait exceptionnelle, sans doute la plus proche de l’idéal en matière de phrasé et d’intelligibilté.

Stéphane Degout montre une fois encore avec quelle précision, avec quelle application il prend soin du texte, chaque mot est sculpté, prononcé et émis avec soin. Le timbre est chaud, la voix est projetée, homogène sur tout le spectre tout en s’élargissant ; on reconnaît là le grand chanteur qui aborde tous les rôles de baryton « intérieur » de Posa à Pelléas en passant par Wozzeck et Wolfram. La force de la mise en scène ici, c’est de souligner qu’il y a entre la beauté vocale et le personnage comme un hiatus. Le personnage reste ambigu : il accueille Tannhäuser en ami en évoquant Elisabeth, mais en même temps il est secrètement amoureux de la jeune fille et observe de loin, caché, son entrevue avec Tannhäuser et leur duo au début du deuxième acte. D’un autre côté c’est lui que Tannhäuser attaque après sa prestation dans le concours de chant, c’est son texte qui déclenche le « combat », et dans tout le reste de l’acte, il reste plutôt du côté des autre concurrents quand c’est Elisabeth qui devient protagoniste. Au troisième acte, il est aussi dans le désert lacérant, pris entre l’amour d’Elisabeth qu’il veut aider, – et elle refuse cette aide – réduit à prier Venus (l’étoile du soir) pour qu’elle salue Elisabeth montant au Cieux. Le plus bel air de la partition est en même temps le plus grand aveu d’impuissance.

Ce superbe et délicat représentant de la passivité, que la mise en scène souligne avec une grande netteté n’agira au troisième acte qu’une seule fois, encore par la puissance d’un nom, la prononciation d’un nom (ce que Barthes aurait appelé « nominalisme ») quand à la tout fin il prononce « Elisabeth » : la puissance évocatoire du nom va dessiller Tannhäuser et l’arracher des bras de Venus, l’arracher aux folies du désespoir : c’est lui qui déclenche le mouvement et qui d’un point de vue strictement terrestre, sauve Tannhäuser. En prononçant ce nom, comme au premier acte, il « redirige » l’action, il en change le cours, mais en même temps il donne sens à la mort d’Elisabeth, il montre la voie du salut de son ami, il fait « d’une pierre deux coups » et se rétablit en tant que personnage, seul dépositaire conscient de la mort d’amour d’Elisabeth et du poète. C’est pourquoi sa disparition derrière le décor (très mal gérée) dans le tableau final apparaît maladroite, comme si le metteur en scène ne savait qu’en faire.

Victoria Karkacheva est une Venus douée une belle homogénéité vocale, sur l’ensemble du spectre, avec des aigus bien projetés, sûrs, et sans faiblesses. Nous suivons cette chanteuse depuis ses débuts dans la troupe de la Bayerische Staatsoper où elle fut une Hélène remarquée dans Guerre et Paix (Production Tcherniakov). Elle vient d’interpréter Pénélope de Fauré toujours à Munich avec grand succès (lire notre compte rendu) et sa carrière part désormais sous d’excellents auspices si elle reste prudente. Sa voix solide, claire, avec des aigus puissants mais aussi un vrai sens des couleurs est doublée d’une présence scénique enviable. Il est dommage que la mise en scène ici la rende notamment au troisième acte, un peu ridicule dans les mouvements animalesques qu’elle lui impose. Mais la prestation d’ensemble est vraiment remarquable.

Remarquable et remarquée, la jeune irlandaise Jennifer Davis obtient un triomphe dans une Elisabeth particulièrement vibrante, présente, avec une magnifique voix aux aigus larges, clairs, particulièrement travaillés, notamment dans Dich teure Halle et dans le duo qui suit avec Tannhäuser. Elle sait aussi montrer cran et autorité à la fin du deuxième acte, avec un engagement scénique marqué et distille une véritable émotion au troisième acte. Il lui reste peut-être à travailler l’homogénéité d’ensemble (notamment les notes plus graves) mais je pinaille, mais surtout la diction, qui manque un peu de clarté.  Mais la prestation reste vraiment notable et séduisant. C’est une voix autrement plus convaincante et émouvante que celles qu’on essaie de nous imposer ou nous vendre comme les « phénix des hôtes de ces bois » sur d’autres scènes wagnériennes aujourd’hui parce qu’elle irradie immédiatement avec une prise immédiate sur le public.

Daniel Johansson est un Tannhäuser indéniablement solide, qui habite le personnage d’âme perdue et désorientée voulu par la mise en scène. Bon acteur, il remplit sans nul doute la scène et vocalement il répond aux exigences du rôle, redoutable comme nous l’avons dit. Mais il a tendance notamment au premier acte, peut-être le plus difficile, à chanter « forte » en permanence, sans nuancer, d’une manière un peu monocolore, sans varier l’expression. Il chante toujours un peu de la même manière, cela peut convenir plus aux deuxième et troisième actes, mais on aurait aimé plus de travail sur la couleur, sur les variations de ton pour un personnage aussi perturbé que le montre la mise en scène. Cette manière de chanter toujours tendue et sur la ligne de crète occasionne des moments où l’intonation devient problématique et vacille légèrement. C’est dommage parce que l’artiste est vaillant et se donne à plein. On regrette alors un peu que toutes les facettes de ce rôle si complexe n’apparaissent pas dans ce chant très solide, mais un peu tout d’une pièce.

Le Chœur du Grand Théâtre a été particulièrement bien préparé par Mark Biggins, et sa prestation (en arrière scène pour le premier acte) aux deuxième et troisième acte est convaincante ; on lui demande de courir de droite à gauche et de gauche à droite, plus de monter dans le décor, et pour le chœur final il chante triomphalement et remarquablement  face à l’orchestre, sans les petits décalages perçus dans les actes précédents qui devraient se régler au fur et à mesure des représentations.

 

L’orchestre et la direction musicale
Je voudrais d’abord souligner l’excellente prestation de l’Orchestre de la Suisse Romande, dans tous les pupitres, la clarté de la direction musicale permet d’en apprécier l’exécution dans les détails et le son est brillant, clair, sans bavures (une petite scorie aux trompettes mais c’est vétille). C’est dans ce répertoire une de ses meilleures prestations.

Sans doute aussi l’approche de Sir Mark Elder, soucieux de fouiller la partition, d’approfondir, de ralentir le tempo favorise la mise en valeur de l’orchestre, et on entend avec plaisir une certaine entente entre le chef et l’ensemble de la phalange.

Sir Mark Elder est très respecté en Grande Bretagne où il est un des chefs de référence notamment pour Wagner. J’avoue ne pas être convaincu par l’ensemble de l’approche, notamment les choix de tempo. Si la clarté du rendu est indéniable et permet d’avoir un son particulièrement limpide et travaillé (c’est une vraie qualité qui frappe) tout le début (‘ouverture et le premier acte) m’est apparu fade, sans allant, sans relief, sans intensité, ni romantique, ni tristanesque, ni théâtrale. C’est clair, mais c’est tout.

Le deuxième acte, plus vigoureux en soi est plus réussi dans sa manière de suivre le déroulé des événements, mais souvent (et étrangement) la fosse reste un peu trop discrète, l’orchestre semble s’effacer derrière les voix (et c’est encore plus net au troisième acte, plus sombre). Alors au total cette direction m’est apparue un peu irrégulière, sans nerf au départ, un peu plus (par force) au deuxième acte, qui est sans doute le plus réussi à l’orchestre, notamment toute la partie finale, et un troisième acte très noir et sombre, (c’est l’univers que Wagner dessine), mais où souvent l’orchestre semble trop discret, sans être tiré vers la lumière dans la partie finale, où le chœur  doit tout emporter dans une vive montée « céleste », reste tenu par un tempo très lent, bien plus ralenti que de coutume, ce qui en soi est un choix respectable de l’interprétation, mais qui à mon avis casse l’élan qui porte les derniers moments. Ainsi, malgré une vraie lecture, je reste dubitatif sur la cohérence du rendu, malgré de beaux moments plus concentrés sur le deuxième acte.

 

Sans doute lors de son transfert à la Deutsche Oper Berlin, la mise en scène sera-t-elle retravaillée, repolie, approfondie car les conditions seront différentes de celles de Genève, dictées par l’urgence. Il est clair que le troisième acte demande à être revu car c’est à mon avis le plus faible des trois. Il est tout aussi clair que cette mise en scène ne marquera pas les esprits par ses trouvailles et son originalité : elle reste dans les rails de l’habitude et des clichés de l’univers de Thalheimer.  Sans même comparer aux géniales trouvailles de Kratzer à Bayreuth, la production Bieito à Anvers et Gand (appelé par Aviel Cahn…) dont nous avions rendu compte était autrement puissante et suggestive (quel premier acte !).

Il en va autrement musicalement, et c’est sans doute, grâce aux voix la production wagnérienne musicalement la plus accomplie des trois (Tristan remarquable à l‘orchestre dirigé par Marc Albrecht péchait vocalement, Parsifal solide vocalement restait en deçà orchestralement). Alors cette saison ne s’ouvre pas si mal. Alléluia, comme chantent les âmes du final…

 

[1] John Maxwell Coetzee, Elizabeth Costello, 2003 : dans le chapiter intitule, “Eros”.

[2] Dans les premières répliques de Wotan dans Das Rheingold

[3] Cosima Wagner, Journal IV, p. 490, Gallimard, 1979

[4] Cosima Wagner, Journal IV, p. 499, Gallimard, 1979

Le TANNHÄUSER désenchanté de Michael Thalheimer

Marie-Aude Roux – Le Figaro – 23 septembre 2025

source: https://www.lemonde.fr/culture/article/2025/09/23/le-tannhauser-desenchante-de-…

 

Remplaçant l’Allemande Tatjana Gürbaca, le metteur en scène livre une production wagnérienne ponctuée d’images puissantes et dont le principal atout est une distribution vocale de premier plan.

Ouverture de saison périlleuse mais réussie pour le Grand Théâtre de Genève, qui poursuit sa quête wagnérienne avec Tannhäuser. La production a en effet bien failli capoter il y a deux mois, lorsque la metteuse en scène allemande Tatjana Gürbaca – familière des lieux pour y avoir monté deux opéras de Janacek, Jenufa, en 2022, et Katia Kabanova, en 2023 – a déclaré forfait pour raisons de santé. Le choix s’est alors porté sur son compatriote Michael Thalheimer. Outre que l’ancien directeur du Deutsches Theatre Berlin est déjà l’auteur, dans les mêmes murs, des précédents Parsifal (2023) et Tristan et Isolde (2024), il partage avec sa compatriote une collaboration avec l’équipe choisie, le décorateur Henrik Ahr, l’éclairagiste Stefan Bollinger et la costumière Barbara Drosihn.

A-t-il été contraint par des décors et des costumes déjà sortis des ateliers de fabrication de la scène genevoise ? Michael Thalheimer propose un travail soigné, épuré, sans grande inspiration, mais ponctué d’images puissantes. Comme cette silhouette athlétique d’un Tannhäuser demi-nu, prisonnier d’une douche lumineuse de mirador, en proie à un impuissant tourment. Derrière lui, une pesante machinerie circulaire formée de deux larges rouleaux de métal verticaux, à l’instar de réacteurs dans un laboratoire de recherche spatiale, d’où tombera, tête en bas, un ange déchu aux ailes noires. Tout au long de l’ouverture symphonique, passeront un double aux yeux ensanglantés, puis des hommes à tête de cerf, loup, aigle, bouc, lapin, les chasseurs et trouvères de la Wartburg, que le héros a quittée pour se livrer aux charnelles agapes de ce lieu de perdition qu’est le Venusberg.

C’est dans l’incandescence fuligineuse d’une lumière rouge filtrant dans l’interstice de la machinerie que le héros pris au piège tentera d’échapper é la séductrice déesse de l’amour qu’incarne avec sensualité une Victoria Karkacheva en bustier noir. La mezzo russe, qui fait ici une prise de rôle, est un des noms qui bruissent en ce moment dans la lyricosphère. Elle possède une voix magnifique, timbre rond et charnu, projection naturelle et aigus puissants. Désespérant de pouvoir se confronter à sa propre rédemption, Tannhäuser finira par en appeler à la Vierge Marie. Venus disparaîtra.

Soif de connaissance faustienne

L’arrivée d’Elisabeth au deuxième acte est une bouffée d’air pur. La jeune femme, secrètement éprise du fugitif, se réjouit de son retour. Un concours de chant doit être organisé, dont sa main est le prix, Tannhäuser le vainqueur désigné. Las, le poète ne goûte guère les métaphores désincarnées de l’amour courtois. Pour lui, seule est vraie la jouissance physique. Une provocation insupportable pour ses chevaleresques compagnons, qui le chasseront. Le ténor suédois Daniel Johansson offre au rôle-titre sa haute silhouette animale. Quelques aigus paraissent ça et là un peu tendus, mais il incarne avec force et engagement l’une des parties de ténor les plus exigeantes du répertoire wagnérien, héros déchiré par une soif de connaissance faustienne, partagé entre absolu spirituel et pulsion érotique. Il faudra la mort sacrificielle de « sainte » Elisabeth pour que le malheureux, à qui la chrétienté a refusé le salut, soit enfin rédimé.

L’Elisabeth de Jennifer Davis est de grande classe. Le soprano lumineux de la chanteuse irlandaise sait s’exalter dans la palpitation de l’amour, se projeter puissamment dans la colère, offrir à la prière des accents d’un touchant angélisme. Elle trouvera un soutien plain de compassion en la personne de Wolfram, également épris d’elle, que campe un Stéphane Degout sidérant de musicalité rayonnante et d’intelligence poétique (superbe Romance à l’étoile). La basse Franz-Josef Selig offre au Landgrave de Thuringe des accents d’une noblesse un peu lasse. Au contraire du fringant Walter de Julien Henric ou du vindicatif Biterol de Mark Kurmanbayev.

Largement sollicités tout au long de l’opéra, les chœurs du Grand Théâtre de Genève, magistralement préparés par Mark Biggins, ravissent (chœur des sirènes) ou bouleversent (chœur des pèlerins) à chacune de leurs interventions. Dans la fosse, Mark Elder peaufine une partition dont l’Orchestre de la Suisse romande possède manifestement les clés. Un peu en retrait dans le premier acte, le maestro se prendra progressivement au jeu du drame, rivalisant de couleurs et d’expressivité, de tension dynamique, veillant à ce que chaque pupitre apporte son juste écot à l’écriture d’un Wagner de 32 ans encore largement tributaire du romantisme et nourri d’opéra italien.

Ginevra, Grand Théâtre – TANNHÄUSER

Federico Capoani – Connessiallopera.com - 23 Settembre 2025

source: https://www.connessiallopera.it/recensioni/2025/ginevra-grand-theatre-tannhause…

 

La stagione 2025/2026 del Grand Théâtre de Genève si apre, come l’anno scorso, sotto il segno di Richard Wagner. Se nel 2024 la serata inaugurale era stata dedicata a Tristano e Isotta, tocca ora a Tannhäuser marcare l’inizio dell’annata operistica sulle rive del Lemano.

Il Grand Théâtre (e la Deustche Oper di Berlino che co-produce lo spettacolo) aveva inizialmente fatto appello a Tatjana Gürbaca per ideare la messinscena di questo Tannhäuser, ma la regista tedesca, per ragioni di salute, aveva dovuto abbandonare l’incarico lo scorso giugno. È stato così richiamato Michael Thalheimer per portare a termine il lavoro iniziato da Gürbaca: richiamato, perché lo stesso Thailheimer era stato regista del Tristano di un anno fa, e di un Parsifal presentato sempre a Ginevra nel 2023: occasione, dunque, per chiudere una sorta di trilogia wagneriana.

La mise-en-scène di quel Tristano era stata, nel suo minimalismo, a dir poco deludente, con una scena vuota in cui non sembrava accadere mai nulla. Dominava la vista un elemento lineare, un grande rettangolo. Stavolta, per Tannhäuser, abbiamo invece un grande cerchio rotante su cui l’eroe wagneriano cammina incessantemente durante il primo atto (come un criceto sulla sua ruota o come il protagonista di 2001: Odissea nello spazio?) mentre viene insidiato da Venere. In un’atmosfera sempre buia e cupa (se non per le bianche vesti di Elisabeth, e per i potenti led, che proprio come nel finale di Tristano, illumineranno la redenzione del protagonista), il grande cerchio resterà sempre sullo sfondo, privo di un particolare utilizzo.

Se le scene allora restano piuttosto vuote, tutto si gioca sulla caratterizzazione dei personaggi e sui loro gesti e movimenti. Abbiamo un Tannhäuser debosciato e fiaccato dai vizi del Venusberg, che si contrappone al circolo dei trovatori, intellettuali dandy, come si contrappone la candida purezza di Elisabeth alla sensualità di Venere. Le poche altre idee, per il resto, sembrano non essere che dei riempitivi: e se nel baccanale iniziale non succede assolutamente nulla in scena, quando Tannhäuser invoca Maria compare una figurante vestita come la statua della Madonna di Lourdes, o nella lunga preparazione della gara canora, prima di introdurre qualche gag dei poeti che lascia un po’ il tempo che trova, Thailheimer non ha altre idee che far intervenire delle ragazze armate di spazzoloni a ripulire la scena come un campo di pallavolo durante un time-out. Altri elementi, più interessanti, non sembrano essere sfruttati fino in fondo: fin dal preludio fanno capolino alcuni personaggi con teste di animali, che si riveleranno poi essere i trovatori colleghi di Tannhäuser: ma il travestimento verrà usato al solo scopo di giocare uno scherzo crudele a Heinrich che, alla fine del primo atto, si ritroverà sul capo una testa d’asino. Forse Thailheimer non è riuscito a trovare altro uso a un’idea di Tatjana Gürbaca? Né, ancora, è ben chiaro perché il peccato in cui è caduto il protagonista debba per forza essere simboleggiato da copiose secchiellate di sangue che Tannhäuser si lancia addosso, in un’opera in cui – per una volta – non ci sarebbe violenza… Un altro problema resta irrisolto: il ruolo del coro dei pellegrini, così fondamentale nell’economia musicale dell’opera. Chi siano questi pellegrini non è dato sapere: non un costume, non un movimento, non una caratteristica li identifica. Sembra quasi che il regista non si sia proprio posto la questione, ma è difficile credere a una lettura di Tannhäuser che tratta i pellegrini quasi alla stregua di comparse.

Vale la solita legge: quando il teatro offre poco, spetta ai cantanti (e, in particolare in Wagner, all’orchestra) e alla resa musicale supplire a quanto non si vede sulla scena. L’obiettivo è raggiunto solo in parte. Il problema principale: Tannhäuser è probabilmente il meno wagneriano dei tenori wagneriani, mentre lo svedese Daniel Johansson è specialista dei più gravosi ruoli tedeschi (nella trilogia ginevrina, aveva già sostenuto la parte di Parsifal). Il suo canto eroico gli permette un’ottima proiezione oltre alla solidità di acuti ben tenuti (come quando esclama «Mein Heil ruht in Maria!» o quando pare risvegliarsi alla fine del primo atto al nome di Elisabeth), malgrado spesso la voce, salendo in acuto, tenda ad avvicinarsi a un limite oltre il quale il suono appare affaticato e ingolato, specie verso la fine dell’opera con il lungo racconto del pellegrinaggio. Certo, è un Tannhäuser che il vizio, prima, e il mancato perdono, poi, ha indebolito e incattivito – e questo può spiegare l’asprezza di certi accenti o la foga con cui affronta la gara di Wartburg. Non passa però inosservata una certa mancanza di musicalità, di legato, di gusto lirico insomma in un «Dir töne Lob!» che dovrebbe invece avvicinarsi al Lied: Johansson sembra sempre cantare, anche quando l’accompagnamento si riduce a una sola arpa, come se dovesse sovrastare un’immensa orchestra.

Risplende allora, al contrario, il Wolfram von Eschenbach di Stéphane Degout, di cui si conosce la nobiltà del timbro con i suoi gravi ricchi di armonici. Convince soprattutto, in questo caso, il modo con cui Degout cesella ogni parola e incarna ogni emozione, passando dalla sincera amiciza con cui si rivolge a Heinrich (anche nel rimproverarlo per la sua condotta) a una sorta di rispettosa malinconia (quei piani in acuto nella canzone di Wartburg!) che mostra di aver accettato, non senza dolore, l’impossibilità dell’amore provato per Elisabeth. C’è insomma nel canto di Degout tutta l’umanità di cui il baritono francese ha sempre dato prova nei suoi frequenti incontri con il repertorio tedesco: nel Cristo della Passione secondo Matteo come nel Wozzeck di Berg, passando per i Lieder di Schubert.

Le due donne che si contendono Tannhäuser sono incarnate dalla voce vellutata e raffinata di Victoria Karkacheva (Venere), piena di bei legati e portamenti (ma la dizione tedesca resta talvolta un po’ confusa), e da Jennifer Davis, luminosa fin dalla sua prima apparizione, con un «Dich, teure Halle» solido e vigoroso, ma capace anche di pianissimi ben curati.

Franz-Josef Selig è un langravio dai caratteri piuttosto paterni: il suo invito a Heinrich a unirsi ai pellegrini diretti a Roma appare più come un’amorevole raccomandazione che un perentorio ordine. Poiché si rappresenta la versione di Vienna (forse Dresda sarebbe stata più conveniente a una regia che non ha saputo cosa fare di venti minuti di baccanale e che invece ha provato a caratterizzare maggiormente i trovatori?) il club dei Minnesänger non ha che un ruolo “corale”: Julien Henric (Walther), Jason Bridges (Heinrich der Schreiber) e Raphaël Hardmeyer (Reinmar) se la cavano degnamente. Solo Mark Kurmanbayev (Biterolf) ha diritto a una vera aria, in cui, dopo una piccola esitazione iniziale, trova il giusto tono infiammato e violento per la sua invettiva.

Il coro del Grand Théâtre non manca all’appuntamento di un’opera che annovera alcune delle pagine corali più belle del repertorio, che affronta con la precisione e la pulizia di un canto sacro. La direzione di Mark Elder alla testa di un’Orchestre de la Suisse Romande sempre ottima nei suoi colori è caratterizzata da tempi piuttosto lenti (ma va dato conto di un brutto décalage tra coro e trombe interne nel secondo atto) e da qualche soluzione interessante (certi diminuendo fino quasi al silenzio nella transizione tra ouverture e baccanale) ma in generale da una certa compostezza che assicura accompagnamenti mai troppo forti, ma d’altro canto il suono sembra sempre trattenuto anche quando l’apoteosi orchestrale necessiterebbe di dare pieno sfogo ai tromboni che annunciano il tema dei pellegrini sotto le rapide scale dei violini.

Come se la musica, insomma, restasse sempre un passo indietro: un risultato che sembra ben accompagnarsi ai toni neri e cupi di tutto lo spettacolo. Toni sempre neri e sempre cupi che però, nel complesso, impediscono di mostrare fino in fondo la duplicità di un Tannhäuser “conteso” tra la luce e l’ombra, con il risultato che, malgrado il generale buon livello della distribuzione canora, che riscuote un vivo successo ai saluti finali, si esce dopo quasi quattro ore e mezza di spettacolo con una certa sensazione d’incompletezza.

 
 

 

 

Les sortilèges enchanteurs et sanglants de TANNHÄUSER

Julian Sykes – Le Temps - 22 septembre 2025

source: https://www.letemps.ch/culture/musiques/les-sortileges-enchanteurs-et-sanglants…

 

A Genève, l’opéra de Wagner «Tannhaüser» déploie ses charmes musicaux grâce à une distribution globalement de haut vol et à une direction d’orchestre très organique. La production scénique vise juste

Un duel impossible entre l’amour pur et l’amour charnel: voilà une façon très schématique de résumer Tannhaüser, de Wagner. L’opéra est immense, riche en prolongements philosophiques, et la tâche de le mettre en scène aussi. L’Allemand Michael Thalheimer – Parsifal en 2023 et Tristan und Isolde en 2024, déjà au Grand Théâtre de Genève (GTG) – a accepté de reprendre au pied levé une production de Tatjana Gürbaca. Il a été obligé de se mouler au concept de celle-ci, auquel il a rajouté ses propres idées. Il a hérité de la scénographie de Henrik Ahr et des costumes de Barbara Drosihn, parmi lesquels figurent des intrigantes têtes d’animaux pour coiffer les Minnesänger.

Loin d’être un échec, cette ouverture de saison remplit bien des promesses. D’abord la distribution est très satisfaisante, avec un Wolfram sublime de Stéphane Degout et deux rôles féminins (Elisabeth, Vénus) de haute volée. Ensuite, la direction de Mark Elder, à la tête de l’Orchestre de la Suisse romande (OSR), repose sur une belle cohérence. Il y a quelque chose d’organique dans sa façon de diriger, de soigner les transitions, de passer d’un épisode à un autre. Certes, on rêverait d’un surplus d’enfièvrement dans l’Ouverture, mais Mark Elder bâtit sur la durée. La tension est souterraine; elle repose sur des longues lignes et une alternance de passages suprêmement chambristes et d’autres plus richement orchestraux. Outre les musiciens de l’OSR investis, les chœurs du Grand Théâtre – hormis quelques scories – marquent aussi d’excellents points par leur engagement tout au long de l’œuvre.

Dans cette mise en scène, Tannhäuser est un irréductible marginal en perte de repères. Il scandalise la société qui l’entoure par sa façon de vanter un amour pleinement consommé. Finissant prostré au sol, il est observé comme une bête curieuse par ses congénères de la cour de la Wartburg. Jouissance, honte, culpabilité jalonnent le parcours de cet homme qui se cherche, en proie à une crise existentielle, tiraillé entre deux femmes, Vénus et Elisabeth, deux faces irréconciliables de l’amour.

Le rôle-titre, Daniel Johansson, irradie par sa seule présence scénique: baignant sous un faisceau de lumière blanche dès l’énoncé de l’Ouverture, on le voit bientôt se grimer de blanc, avec des marques de rouge, aux commissures labiales ou sous les yeux, rappelant d’ailleurs le Parsifal de 2023. La symbolique du rouge (l’amour, le sang, la souillure) est omniprésente à la manière d’un leitmotiv.

Le premier acte nous emmène davantage dans un espace mental que dans un espace païen et sensoriel. Deux cylindres noirs, flanqués d’escaliers métalliques, symbolisent l’antre de Vénus. Tannhäuser tourne comme un hamster dans ce monde utopique lorgnant du côté de la science-fiction, loin des mousseux libidineux qu’on aurait rêvés pour leurs ébats torrides… Tout repose sur le langage corporel, mimiques faciales, mouvements répétitifs, dans une veine rappelant par moments l’expressionnisme allemand, pas toujours heureux – c’est la partie la plus discutable du spectacle.

Le deuxième acte est celui de l’action proprement dite avec le tournoi de chanteurs, la mise au ban de Tannhäuser jugé blasphémateur dans sa manière de dépeindre la véritable nature de l’amour. La vaste structure métallique noire, sur plusieurs niveaux, reflète la rationalité froide d’une cour de la Wartburg empêtrée dans une morale corsetée. Tout cela fonctionne très bien, avec une pointe d’ironie (la petite pierre sacrée, les prétendants d’Elisabeth contents d’eux-mêmes), jusqu’à ce que Tannhäuser se condamne lui-même par un acte qui symbolise sa victimisation d’une société accusatrice. Il se déverse un seau de sang rouge sur la tête: le voici mis au pilori, jouant le rôle de l’outsider blasphémateur auquel on l’a assigné. Puissante scène finale où il se retrouve acculé par ses pairs de la confrérie, au rebord du plateau éclairé latéralement.

Le dernier acte – très épuré – se joue autour de la chemise entachée de sang de Tannhäuser qu’Elisabeth remet à Wolfram (qui l’endosse à un moment donné) et que celui-ci remet au poète-ménestrel. Une manière très fine de suggérer les liens qui régissent ces personnages. Wolfram – perdant lui aussi Elisabeth définitivement – manquera de peu d’être attiré dans les rets de Vénus, et la scène finale apporte une lueur de transcendance par les éclairages de face et le chant grandiose des choristes.

Hormis un premier acte trop conceptuel, on vibre aux personnages. Stéphane Degout campe un Wolfram loyal et plein d’abnégation, à la ligne de chant formidablement sculptée. A la Vénus enjôleuse et délicieusement capiteuse de Victoria Karkacheva, répond l’Elisabeth rayonnante de lumière de Jennifer Davis, bientôt plus sombre et intériorisée pour sa prière. Avec sa voix boisée, Franz-Josef Selig est un Landgrave idoine, face au Tannhäuser plus en difficulté de Daniel Johansson.

Le ténor suédois présente une voix un peu rêche et gênée aux entournures, d’où l’effort perceptible pour maintenir les lignes de crête dans l’aigu. Ce côté un peu arraché reflète la psychologie du personnage, habité. Les souffrances psychologiques endurées l’amènent parfois à s’exprimer à la limite du cri. Un spectacle à voir et à écouter, donc, qui nous immerge au cœur des thématiques wagnériennes.

TANNHÄUSER à Genève : sauvetage réussi

Emmanuel Dupuy – Diapason - 22 septembre 2025

source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/tannhauser-a-geneve-sauvetage-reussi-59036…

 

Arrivé sur la production quelques semaines avant la première représentation, le metteur en scène Michael Thalheimer signe un spectacle d’une très respectable probité. Sous la direction musicale de Mark Elder, le plateau révèle quelques fortes personnalités vocales.

Michael Thalheimer a pris en marche le train de ce nouveau Tannhäuser genevois. Sa consœur Tatjana Gürbaca ayant déclaré forfait pour raisons de santé deux mois avant le début des répétitions, le metteur en scène a accepté de la remplacer quasi au pied levé. Il héritait du décor déjà conçu par Henrik Ahr, dont le principal élément est un énorme cylindre noir tournant sur lui-même. Cet impressionnant vortex, figurant le passage entre deux mondes, sera visible pendant tout l’opéra : on en découvrira l’arrière à l’acte III, il sera flanqué au II de praticables sur lesquels évoluent les chœurs – excellents.

Fatalement, l'omniprésence de ce dispositif n’est guère propice aux ruptures visuelles entre le Venusberg et l’univers de la Wartburg, même si le premier, comme un tableau de Bosch, voit paraître quelques créatures mi-hommes mi-animales – et si à la robe noire de Vénus s’oppose schématiquement la tenue blanche d’Elisabeth. De même, Thalheimer manie sans grande subtilité la symbolique du sang, dont Vénus souille Tannhäuser, avant que celui-ci, au II, s’en asperge en révélant ses péchés. Si la direction d’acteur montre en général une louable acuité, la réapparition finale de la déesse en créature serpentine n’évite pas l’écueil de la caricature.

Approche fluide et lisible

On est loin de la folie déjantée qui dynamite la production désormais fameuse régie à Bayreuth par Tobias Kratzer (publiée en DVD et Blu-ray par DG). Thalheimer préfère une approche fluide et lisible, dont la probité respecte certes la narration, soulignée par un beau travail sur la lumière (Stefan Bolliger) assurant les variations de couleurs et générant quelques fortes images. À commencer par la première : pendant l’Ouverture, Tannhäuser paraît égaré au centre d’une scène nue, écrasé par le puissant rayon d’un projecteur qui semble le soulever de terre.

On nourrit quelque inquiétude, au début, quant à la direction musicale de Mark Elder. L’Ouverture traîne en longueur, l’acte I manque d’animation, quoique l’Orchestre de la Suisse romande respire en symbiose avec le plateau. Tout change au II, qui trouve vite son rythme de croisière, jusqu’à un finale proprement fulgurant. Surtout, le chef s’emploie à souligner maints détails de la partition, allégeant les textures, comme pour mieux situer l’ouvrage dans le sillage de Beethoven et Weber.

Victoire du chant

Côté chant, c’est la fête ! Déjà entendu ici même en Parsifal, Daniel Johansson se jette de tout son être dans l’éprouvant rôle-titre, au prix certes de quelques écarts d’intonation, mais avec une sincérité, une puissance dans l’art du récit qui forcent l’admiration. Chez les dames, le match se joue sur la plus haute marche : au mezzo charnu, mêlant sensualité et nuances de Victoria Karkacheva, Vénus aux pouvoirs sorciers, fait face le soprano filé d’or de Jennifer Davis, Elisabeth tout en blondeur éclatante (son air d’entrée) et en douceur élégiaque (sa prière).

Au sommet encore, Stéphane Degout campe un Wolfram au galbe fabuleux, sidérant de délicatesse, faisant vibrer les mille cordes sensibles d’une âme de poète dans sa Romance à l’étoile. Landgraf au phrasé de violoncelle et à l’autorité souveraine de Franz-Josef Selig, et petits rôles impeccablement distribués – Julien Henric, nouvelle star des ténors, en Walther der Vogelweide, quel luxe !

Michael Thalheimer désenchante TANNHÄUSER

Jacques Schmitt – ResMusica.com - 23 septembre 2025

source: https://www.resmusica.com/2025/09/23/a-geneve-tannhauser-desenchante-michael-th…

 

Créer une mise en scène dans un décor imposé est certes une gageure. Dans ce Tannhäuser de Richard Wagner auquel a dû renoncer la metteuse en scène Tatjana Gürbaca pour raisons de santé, Michael Thalheimer ne réussit malheureusement pas à se sublimer dans cette entreprise et offre une vision bien terne d'une œuvre appelant au sens des contraires.

Dans le programme de la soirée, on apprend qu'en février 2015, à Novossibirsk, capitale administrative de la Sibérie avec plus d'un million et demi d'habitants, le ministre en charge de la culture avait limogé le directeur de l'Opéra, pour avoir présenté une version de Tannhäuser de Richard Wagner dont la mise en scène avait soulevé l'indignation de l'Église orthodoxe. En cause, bien évidemment la première scène de l'opéra de Wagner qui appelle à une bacchanale dans la grotte du Venusberg. Là, selon les indications de Richard Wagner, Vénus est étendue sur un canapé richement décoré, alors que naïades et éphèbes dansent en pourchassant des nymphes. On se souvient de la production de Tannhäuser en 2005 à Genève, où Olivier Py avait fait appel à un harder professionnel pour ajouter à la crédibilité érotique des scènes d'orgie. Est-ce la crainte de la censure d'un improbable comité genevois de bonnes mœurs calvinistes qui a totalement occulté les scènes de la bacchanale de cette nouvelle production genevoise ? Comment l'imaginer ? Ces dernières années, le Grand Théâtre de Genève ne s'est jamais privé de scènes scabreuses dans certaines de ses productions. Quelle peur a agité le metteur en scène Michael Thalheimer pour ne rien montrer de la Bacchanale ? Ce n'est pas que le public soit majoritairement voyeuriste mais tout de même. A peine résonnent les premières notes de l'ouverture que le rideau se lève sur l'image de Tannhäuser, pantalon de toile, marcel blanc, le regard perdu sous un rai de lumière nimbé de brouillard venant des cintres. Planté, légèrement chancelant, il reste là pendant une bonne quinzaine de minutes avant de pénétrer dans un grand tonneau d'acier qui se met en mouvement lentement forçant notre héros à en suivre le mouvement comme le ferait un hamster dans son tourniquet. Il est bientôt rejoint par Vénus, vêtue d'une robe scintillante lamée de reflets dorés. Commence alors leur duo marathon dans ce maudit cylindre qui ne cesse de tourner sans qu'on comprenne véritablement le sens de cette démarche scénique. A voir le comportement de ces deux personnages, marchant péniblement dans leur tonneau, ne se regardant qu'à peine, ne se touchant qu'en effleurements discrets, on peine à imaginer la luxure dans laquelle vit Tannhäuser.

Le gris noir d'un décor (Henrik Ahr) fait de d'escaliers, de poutrelles, de cylindres de métal, le manque de recherche des costumes (Barbara Drosihn) généralement quelconques et de couleurs pastels sales, le statisme des personnages, le conformisme des mouvements de foule du chœur, désenchante cet opéra de la résurrection et de la repentance pour l'enfouir dans une mise en scène d'une banalité confondante, en dépit d'éclairages (Stefan Bolliger) souvent subtils. Bien sûr, restent les maquillages et démaquillages en direct de Tannhäuser en clown (le retour du Parsifal genevois de 2023 ?) et l'orgie d'hémoglobine dont il se verse un plein seau sur la tête qui sont la marque de fabrique de Michael Thalheimer. Dans cet univers d'acier d'une froideur désolante, transposer un récit tiré du grand romantisme allemand du XIIIe siècle, avec ses ménestrels et l'esprit de l'amour courtois s'avère compliqué à réaliser. Notre époque manque des repères de la culture médiévale pour élever le discours des oppositions entre la luxure et la pureté. Sans cela, la démarche de Michael Thalheimer s'éteint par manque de grandeur. Dès lors s'appuyer sur le seul chant des protagonistes de cette production pour apporter le bagage émotionnel nécessaire à la réflexion profonde voulue par Richard Wagner est un leurre.

Certes, le plateau vocal est d'un très bon niveau. Chaque protagoniste remplit son rôle avec vaillance et précision. Cependant, et peut-être que les angoisses de la Première peuvent en être la cause, on aurait aimé de la part de certains plus de retenue, voire de sensibilité dans leur chant. Ainsi lorsque Daniel Johansson (Tannhäuser) implore le ciel de le prendre en pitié «Zum Heil des Sündigen zu führen, die Gottgesandtenahte mir!» (Pour me conduire vers le salut, la messagère de Dieu est venue vers moi !), on attend à ce qu'il émette un «Erbarm dich heim !» (Prends pitié de moi !) avec plus de conviction sans qu'il se sente obligé de traduire celui-ci par plus de volume sonore. Incontestablement le rôle-titre est vocalement écrasant et le ténor s'en sort avec les honneurs, mais, chantant pratiquement constamment en force, il manque de cette sensibilité qui habite le personnage wagnérien.

Ce n'est pas le cas de la soprano Jennifer Davis (Elisabeth) dont la présence vocale est impressionnante de vigueur et de beauté. Son air d'entrée du deuxième acte «Dich, teure Halle, grüss ich wieder.» (O salle aimée, je reviens te saluer.) arrive comme un baume de fraîcheur dans cette ambiance vocale jusqu'ici assez terne malgré le volume sonore à son maximum. C'est lorsque Tannhäuser  lui donne la réplique que la différence d'interprétation, d'engagement artistique, confirme ce que nous soulignions plus haut à son égard. Autre rôle d'importance, Vénus (Victoria Karkacheva) est ici traitée sans grande conviction scénique. Elle apparait plus comme une brunette en compétition amoureuse avec la blonde Elisabeth que comme une entité malfaisante et diabolique, représentante du Mal. La soprano possède une voix d'une belle rondeur, d'une égale puissance sur tout le spectre, avec des aigus d'une grande beauté et le soin qu'elle apporte à l'expression artistique reste remarquable. Et ce n'est pas lui enlever un quelconque compliment sur sa prestation lorsqu'on voit dans quelles positions physiques la mise en scène l'oblige à chanter. A ses côtés, on attendait beaucoup du baryton Stéphane Degout (Wolfram von Eschenbach) qui, s'il nous dispense de son plus beau legato et de sa ligne de chant admirable, ne réussit pourtant pas à soulever l'enthousiasme dans une prestation honnête mais sans la grandeur d'âme de sa prestation parisienne de 2011. Pas plus que les autres ménestrels, le ténor Julien Henric, la basse Mark Kurmanbayev, le ténor Jason Bridges et la basse Raphaël Hardmeyer dont les prestations restent plus qu'honnêtes quand bien même on les avait coiffés de têtes d'animaux, qui sait Dieu pourquoi ! Décevante en revanche la prestation de la basse Franz-Josef Selig (Hermann, Landgraf von Thüringen) dont la voix a perdu de sa prestance, forçant ainsi l'orchestre à modérer son volume sonore pour lui permettre d'être entendu. De plus, l'ampleur de son vibrato devient gênante. Une meilleure préparation vocale aurait certainement profité au talent de la jeune soprano Charlotte Bozzi (Ein junger Hirt) pour le rôle de travesti qu'elle incarne avec un charme, pour le coup, trop féminin.

Si musicalement cette production ne réussit pas à enthousiasmer, la responsabilité revient à la direction d'orchestre de Mark Elder dont la discrétion orchestrale de l'Orchestre de la Suisse Romande est flagrante à plus d'un titre. Les nombreuses imprécisions et les malheureux décalages d'avec le Chœur du Grand Théâtre de Genève frisent parfois le désastre. Cette production fera néanmoins partie des bagages d'Aviel Cahn, actuel directeur du Grand Théâtre de Genève, qu'il emportera avec lui pour la reprendre dans sa nouvelle maison du Deutsche Oper Berlin à compter de la saison prochaine.

Tannhäuser tournoi(e) enchanteur

Jules Cavalié - Olyrix.com – 22 septembre 2025

source: https://www.olyrix.com/articles/production/8524/tannhaeuser-wagner-opera-geneve…

 

Grande réussite musicale pour l’ouverture de saison genevoise, la nouvelle production du Tannhäuser de Richard Wagner réserve de belles découvertes vocales et fait entendre un chef à la hauteur de sa réputation. La mise en scène, d’un intérêt variable, recèle aussi sa part d’émotion.

L’ouverture débute, le choral de cuivre initial qui donne à entendre le chant des pèlerins s’achève et le rideau se lève lentement sur un homme en marcel blanc debout au centre de la scène, extrait de la pénombre par une douche. Derrière lui le dispositif se met en place : un immense cylindre incliné vers le personnage entame un mouvement de va-et-vient. Une lumière court le long du cercle faisant croire à l’œil que l’ensemble du tuyau se meut.

En perspective, un second cylindre dans lequel surgira Vénus. Pour l’heure – et jusqu’à la fin de l’ouverture – la scénographie joue d’illusions d’optique : mouvement, vitesse, lumière et emboîtement des structures créent l’image d’une sphère au centre de laquelle Tannhäuser est emprisonné. Suggestion lunaire, l’image est puissante, toute en dégradé de gris. Le metteur en scène Michael Thalheimer choisit – dans sa note d’intention – d’en faire la prison mentale où Tannhäuser décide s’enfermer, Vénus étant son propre démon. Elle apparaît dans cet espace au même titre qu’un ange aux ailes noires, et plusieurs doubles de Tannhäuser, dont l’un d’entre eux sera le pâtre.

Au deuxième acte, le cylindre est relégué au fond de scène, composante d’une vaste structure avec passerelles et escaliers qui accueillent une partie des chœurs. Au centre de la scène, une pierre blanche sur laquelle les concurrents viennent se jucher pour déclamer leurs chants. Heinrich signalera son opposition à la poétique de ses adversaires en versant un seau de sang sur sa tête et son corps, maculant la chemise blanche que le pâtre lui avait remise en symbole de son retour dans l’humanité. Celle-ci est récupérée par Elisabeth puis passe dans les mains de Wolfram, symbole d’une humanité souillée à laquelle l’un puis l’autre vont tenter de le restituer.

Enfin, au troisième acte, le décor (d'Henrik Ahr) se dépouille presque intégralement, à Jardin, Elisabeth prie assise sur la pierre blanche, le cylindre conique d’où émergeait Vénus est présenté du côté de son ouverture la plus petite. Ici Thalheimer joue d’images plus sobres laissant l’obscurité faire effet. Le tableau final, la rédemption de Tannhäuser, apporte une lumière chaude (de Stefan Bolliger) et d’autant plus intense qu’elle est projetée en face des spectateurs.

Les images de ce spectacle sont souvent belles, intelligibles et efficaces, dans sa note d’intention Michael Thalheimer explique avoir reçu l’invitation à participer à cette production deux mois seulement avant le début des répétitions, alors que Tatjana Gürbaca se retirait du projet pour raisons de santé. Il héritait ainsi d’un dispositif scénographique qui n’était pas le sien, d’où aussi un certain embarras, une forme de plat dans le discours. Le premier acte montre donc Tannhäuser immergé dans ses pulsions, Vénus se tient derrière lui – robe bustier grise avec rayures irrégulières noires, Elisabeth aura la même en blanc avec en sus une modestie pour couvrir le haut du buste jusqu’au cou. Le surplomb de la passion est évident jusqu’au moment où le poète prête l’oreille à sa raison, incarnée par le pâtre. L’acte de la Wartburg n’approfondit pas plus la lecture. Les adversaires de Tannhäuser apparaissent d’abord coiffés de tête d’animaux, et Heinrich revenant écope de la tête d’âne – peut-être une citation shakespearienne – sans faire comprendre le but de cette hybridation. Le concours en lui-même est traité avec un classicisme qui manque d’idée : les compétiteurs se placent successivement au centre de la scène et du cercle des autres personnages.

C’est au troisième acte que la douleur d’Elisabeth, l’amitié ambigüe de Wolfram, et le poids de l’absence prennent une ampleur émouvante. Au cœur du drame l’errance d’un homme, les ravages de celle-ci sur son entourage, et la manière dont la société renvoie sans cesse les errants à la marge. Elisabeth prie pendant que Wolfram déplore, la gestuelle frénétique de l’une contrepointe parfaitement le doux chant de l’autre. Le regard qu’elle jette à Wolfram alors qu’il lui demande de l’accompagner bouleverse car il met en évidence le franchissement du point de non-retour dans le renoncement à l’espoir.

Si la qualité pleine et entière d’une distribution se mesure à ses seconds rôles, celle réunie par le Grand Théâtre de Genève se classe à très haut niveau. Mark Kurmanbayev (Biterolf) se fait remarquer de sa voix sombre et bien conduite, Julien Henric (Walther) continue d’emporter les suffrages, de sa voix toujours éclatante. Jason Bridges (Heinrich der Schreiber) vaillant ténor de caractère et Raphaël Hardmeyer (Reinmar von Zweter) solide baryton-basse complètent cette distribution modèle de rôles complémentaires. À noter aussi le pâtre mozartien de Charlotte Bozzi, et les écuyers bien homogènes de Lorraine Butty, Louna Simon, Roxane Macaudière et Anna Manzoni.

Jennifer Davis, Elisabeth à la voix ample et homogène, darde des aigus percutants. Le chant est intense et concentré, la ligne précisément ourlée avec jubilation ("Dich teure Halle" au II) ou désespoir (prière du III). Sa rivale, Vénus, est incarnée par la mezzo Victoria Karkacheva à la voix pulpeuse et au timbre charnu. Elle aussi a la voix puissante, mais chez elle le chant est capiteux, soit idéal pour Vénus.

Stéphane Degout chante Wolfram avec évidence. Voix de velours et phrasé sensible, il happe par des qualités de conteur. Hermann est confié aux bons soins du diseur absolu Franz-Josef Selig, dont la rondeur de timbre et le détail de la ligne forment un contraste en clair-obscur avec la voix de Daniel Johansson, qui présente un Tannhäuser torturé, au timbre lumineux, attentif aux mots et versatile pour enchaîner le frémissement de l’artiste soumis à la jouissance et les aspirations à la repentance du pèlerin maudit.

La direction de Mark Elder surprend d’abord par sa relative lenteur, pourtant la musique avance et respire, le son se déploie ample et homogène. Bientôt le chef déchaîne la bacchanale et agite les foudres d’un théâtre éruptif. Il soigne les couleurs – volontiers dans un style ancien (bois sans vibrato) – et tend l’arc en phrasant chaque motif et chaque sursaut de l’orchestre. Ce dynamisme profond bénéficie aux nuances, et le gigantisme de certaines scènes (Wartburg, final de l’opéra) n’écrase jamais. En outre, la coordination entre la fosse et le plateau se réalise avec fluidité, les ensembles font mouche et le chef maîtrise l’art de l’enchaînement. Les Chœurs, sous la direction de Mark Biggins et fort sollicités dans cette partition, livrent une prestation de haut vol sans jamais faiblir.

En cette soirée de première, le public genevois se départ de la tempérance qui lui est habituellement associée, pour saluer avec enthousiasme ce spectacle musicalement irréprochable.

TANNHÄUSER : dans la boîte noire de Wagner

Oriane Jeancourt Galignani – Transfuge.fr – 22 septembre 2025

source: https://www.transfuge.fr/2025/09/22/tannhauser-au-grand-theatre-de-geneve-dans-…

 

Dans une mise en scène sombre et épurée, Tannhäuser rayonne et révèle deux grandes sopranos.

C’est souvent dans l’inattendu d’une rencontre que se joue la valeur d’un spectacle. Ainsi le rationalisme ultra-contemporain du metteur en scène Michael Thalheimer et la mystique christiano-païenne du jeune Richard Wagner. Rien, a priori, ne lie les deux univers : le premier emprunte au théâtre berlinois, à la boîte noire du théâtre contemporain, quand le second se débat à cette époque de Tannhäuser entre l’héritage romantique et un sublime revu par Shopenhauer. Le premier croit aux rouages des pulsions destructrices, le second aux déesses païennes qui ensorcellent les artistes. Or, c’est dans ce décalage que tout se joue, car c’est un Tannhaüser superbe qui nous a été donné à voir hier soir : costumes de ville, scène vide à l’exception d’une vaste roue, obscurité. Maquillages de théâtre de rue. Peut-être est-ce d’ailleurs dans cette sobriété froide que Wagner peut être le mieux entendu aujourd’hui, car l’on saisit que Tannhaüser est avant tout l’opéra d’un homme déchiré par ses pulsions. Un homme, un artiste, n’oublions pas qu’il est le chanteur vainqueur du fameux concours de Minnesänger à la Wartburg, captif d’un espace mental érotique. Cet emprisonnement apparaît sur la scène du Grand Théâtre de Genève sous la forme d’une roue circulaire au centre d’une scène vide : un homme, haut, bras nus, y avance vaillamment. L’on reconnaît le ténor suédois Daniel Johannson. La fameuse et sauvage bacchanale qui ouvre le Tannhaüser accompagne les gestes du ténor. Pas de ballet, mais des tableaux : à la manière de l’ouverture de Melancholia de Lars Von Trier,les personnages qui vont marquer la vie de Tannhäuser apparaissent, puis disparaissent, lui révélant le sens de son destin : le romantisme est assumé, de toutes parts. D’emblée, dans la salle de Genève, l’orchestre de la Suisse Romande, dirigé par Sir Mark Elder, s’en donne à cœur joie, au son des castagnettes qui enclenche l’érotisme de tout le premier acte. Au plateau, la sensualité naît de Victoria Karkacheva, la révélation de ce Tannhaüser. De son chant profond,La mezzo-soprano russe plane ce premier acte de sa haute stature, dans une robe type Gaultier qui enserre son corps autour duquel le ténor Daniel Johannson tourne, sans pouvoir le quitter. Ce corps réapparaîtra au dernier acte, mais alors recroquevillé et malveillant, Karkacheva réussira ainsi, par un vrai sens théâtral, à se faire femme fatale et démoniaque. Son interprétation marqua hier toute l’assistance, et ses prochains rôles seront particulièrement attendus. À ses côtés, Daniel Johannson, tout en force, assume vaillamment son rôle mais ne lui offre pas les nuances espérées. Il est plus héros qu’artiste, plus homme déchu qu’esprit tourmenté. Dans les deuxième et troisième actes, Vénus aura cédé la place à Elisabeth, incarnée par Jennifer Davis, l’autre révélation de la soirée, soprano irlandaise qui révèle un art composite, nuancé, toujours émouvant. Et à ses côtés, Johannson réussira un temps à offrir nerfs et sentiments à son rôle, avant de retourner, à la fin de l’opéra, dans une incarnation minérale. Le sang qui coule d’acte en acte, jusqu’à ce que le héros s’en renverse sur la tête face à la foule médusée de la cour, n’aide pas à la finesse de jeu, au contraire, l’on regrettera ce ruissellement d’hémoglobine dont cette mise en scène toute en mystère n’avait pas besoin. Heureusement, aux côtés de Tannhäuser, l’ami, l’emblématique Wolfram von Eschenbach, est joué par Stéphane Degout : comme toujours, le baryton français accorde grâce et finesse à son rôle, ici le témoin impuissant de la déchéance de Tannhäuser et des séductions de la muse démoniaque. Enfin, si l’on doit parler des chanteurs, saluons au plus vite le Chœur du Grand Théâtre de Genève qui offre les instants grandioses de l’opéra, et notamment l’air final du troisième acte, qui fait entrer in fine, la lumière sur le plateau, autour du corps gisant de Tannhäuser : « Der Gnade wurden Heil », chantent-ils. Oui, ce soir-là, dans la boîte noire du Grand Théâtre, la grâce a eu lieu.

Un TANNHÄUSER épuré mais intense

Andréanne Quartier-la-Tente – RTS – 23 septembre 2025

source: https://www.rts.ch/info/culture/musiques/2025/article/tannhauser-de-wagner-au-g…

 

Avec une mise en scène minimaliste signée Michael Thalheimer et un plateau vocal de belle facture sous la direction de Mark Elder, le "Tannhäuser" de Wagner, présenté jusqu'au 4 octobre, inaugure de belle manière la dernière saison d'Aviel Cahn à la tête du Grand Théâtre de Genève.

Après "Parsifal" en 2023 et "Tristan et Isolde" l'année suivante, le Grand Théâtre de Genève continue d'explorer le répertoire de Richard Wagner. Pour ouvrir sa septième et dernière saison à la tête de l'institution genevoise placée sous la thématique "Lost in translation", Aviel Cahn a choisi "Tannhäuser".

Riche en thématiques et symboles puissants, qui interrogent la condition humaine et la possibilité du pardon, cet opéra de jeunesse de Wagner peut se résumer ainsi:

Poète en dehors des conventions sociales, Tannhäuser est partagé entre le désir charnel incarné par Vénus et l’amour pur d’Élisabeth, qui l'aime profondément. De retour dans le Wartburg après avoir passé du temps auprès de la déesse de l'amour au Venusberg, il fait l'éloge de la passion charnelle lors d'un concours de chant, ce qui provoque sa disgrâce. Tannhäuser doit partir en pèlerinage à Rome pour obtenir le pardon du pape, mais ce dernier le lui refuse. Consumée par la douleur, Élisabeth prie pour lui et meurt. Finalement, le bâton du pape refleurit, signe que le troubadour est pardonné et Tannhäuser meurt réconcilié.

Une mise en scène minimaliste et toujours sanguinolente

Suite au retrait de la metteuse en scène allemande Tatjana Gürbaca pour des raisons de santé, c'est son compatriote Michael Thalheimer qui l'a remplacée au pied levé. Un choix logique, l'Allemand ayant déjà mis en scène les deux derniers opéras de Wagner présentés au Grand Théâtre. Et même si les décors et les costumes avaient déjà été imaginés au moment où il a repris le flambeau, la signature de Michael Thalheimer est bien présente dans cette mise en scène dépouillée.

Le public présent lors du "Parsifal" de 2023 n'aura pas oublié l'utilisation abondante que le metteur en scène avait faite du sang. Toujours bien présent dans cette production, il symbolise la souillure et le péché. Quant à savoir s'il est bien nécessaire d'en faire une utilisation aussi marquée, la question reste ouverte.

Autre élément récurrent: le maquillage de clown triste posé à plusieurs reprises sur le visage du troubadour qui, avec son sourire exagérément large, comme cousu, n'est pas sans rappeler le Joker, autre personnage défiant les normes sociales.

Côté scénographie, Henrik Ahr signe un décor très sobre dominé par un immense anneau placé au centre de la scène. S'il est magnifiquement mis en valeur dans le premier acte grâce aussi à un travail très soigné de la lumière, où il peut être assimilé à un vortex permettant à Tannhäuser de passer du Venusberg au Wartburg, la structure n'est finalement que peu utilisée dans les deux actes suivants.

Globalement, Michael Thalheimer a réussi, en un temps limité, à proposer une mise en scène certes minimaliste, mais qui permet une lecture très claire de l'oeuvre. Reste la célèbre bacchanale du premier acte passée presque inaperçue et quelques moments, comme ce nettoyage de la scène par quatre soubrettes lors du concours de chant, qui s'étirent en longueur et pas toujours très inspirés.

Les voix féminines en grâce

Du côté des solistes, ce sont principalement les deux voix féminines, en prise de rôle, qui retiennent l'attention. Tout d'abord la mezzo-soprano russe Victoria Karkacheva (Vénus) qui a survolé le premier acte en femme fatale, laissant ensuite la place à la voix puissante et émouvante de la soprano irlandaise Jennifer Davis (Elisabeth). Deux solistes à suivre.

Dans le rôle-titre, Daniel Johansson, qui avait interprété Parsifal en 2023, a surmonté cette partition - considérée comme l'une des plus exigeantes du répertoire pour un ténor - tout en offrant un jeu d'acteur convaincant. On a néanmoins senti le soliste suédois quelque peu essoufflé au début du premier acte et, plus généralement lors de cette première, sa prestation vocale, souvent en force, aurait gagné à davantage de nuances.

La finesse vocale est venue du baryton français Stéphane Degout, très à l'aise dans son rôle de Wolfram, tout comme la basse Franz-Josef Selig qui a offert une prestation très solide et pleine de noblesse dans son rôle du Landgraf.

Dimanche soir, sous la direction du prestigieux chef britannique Mark Elder, l'Orchestre de la Suisse romande a gagné en ampleur au fil des actes et le Chœur du Grand Théâtre, renforcé pour l’occasion, a offert de très belles couleurs - malgré quelques petits décalages - dans le fameux Chœur des Pèlerins, véritable fil conducteur de l’œuvre. 

Exposer les opposés

Maxime de Brogniez – ForumOpera.com – 24 septembre 2025

source: https://www.forumopera.com/spectacle/wagner-tannhauser-geneve/

 

C’est une constante dans le drame wagnérien : les passions renvoient à des interrogations psycho-métaphysico-philosophico-théologiques à bien des égards irréductibles à toute synthèse et donc heureusement irréconciliables (que serait le Geist s’il se figeait ? Plus un souffle ni esprit). Tannhäuser  n’échappe pas à la règle : les opposés s’y affrontent en une lutte acharnée et, ici, violente. Au fond, toute vie spirituelle peut sans doute être pensée sous le prisme de ces antagonismes : vie-mort, amour-haine, liberté-contrainte, plaisir-morale, rédemption-damnation… La partition de Tannhäuser ne raconte pas autre chose : envolées excessives, progressions lentes mais explosives ou harmonies sans résolutions posent le cadre d’une intrigue où la mesure n’est pas érigée en idéal parce qu’elle ne se conçoit même pas.

Michael Thalheimer a bien sûr une conscience aiguë de ces questions qu’il reformule dans sa note d’intention : « qui sommes-nous ? qu’est-ce qu’une vie pleine de sens ? notre existence a-t-elle une finalité ? […] quelles possibilités s’offrent à nous dans la vie ? pourquoi existe-t-il tant de contraintes et d’obstacles ? quand est-ce que j’agis de mon plein gré et dans quelle mesure mes actes sont-ils dictés par mon environnement ? ». Pourtant, la mise en scène qu’il propose n’aborde pas – ou, du moins, pas frontalement – ces question essentielles. On retiendra un marquage toujours clair des oppositions dans l’intrigue, oppositions qui sont souvent opportunément ramenées à la dualité entre « notre » monde et celui du Venusberg – monde de l’abandon aux plaisirs ou à la tyrannie qu’ils exercent, peut-être monde intérieur ou de la folie, monde où l’homme perd le contrôle qu’il exerce sur lui-même et où le monde perd le contrôle qu’il tend à exercer sur chacun. Le Venusberg est un cercle – figurant l’infini et l’éternel retour chers à Nietzsche et Wagner, mais peut-être aussi un monde psychique clos ou l’éternité d’une inéluctable damnation. La mise en scène suggère mais n’offre pas de lecture explicite et c’est ce qui fait sa beauté. Outre ce cercle qui, passé l’ouverture et le tout début de l’œuvre, est largement remisé à l’arrière du plateau, la scénographie est d’une sobriété extrême : ni décors, ni costumes élaborés. Les oppositions entre un monde et l’autre sont suggérées par des éléments récurrents (singulièrement, le sang qui relève davantage ici du sacrifice sexuel que du sacrifice humain) dont la puissance évocatrice suffit à porter l’œuvre. Quelques éléments kitschs (vierge, séquences lumineuses ou pureté retrouvée… grâce à des serpillères) apportent la légèreté qui manque a priori à l’œuvre. Initialement confiée à Tatjana Gürbaca qui a dû se retirer de la production pour des raisons de santé et ensuite confiée à Michael Thalheimer alors que les décors et costumes étaient déjà prêts,  la mise en scène touche ici efficacement le cœur de l’œuvre sans s’attarder  en particulier sur l’une ou l’autre question, sans effusions et, au fond, sans excès de prétention. Elle est touchante parce qu’elle touche le cœur de toute vie humaine et parce que, comme à l’issue de toute vie humaine, elle ne lève aucune incertitude.

C’est une autre constante dans le drame wagnérien : le propos dramatique est indissociable du propos musical, l’un nourrissant l’autre et réciproquement. Sortie de son contexte dramaturgique, l’ouverture de Tannhäuser a bien sûr des qualités musicales propres qui en font une pièce de premier choix en concert  mais, ramené au propos global de l’œuvre, ce moment – durée éprouvée – prend une épaisseur supplémentaire. À la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Mark Elder parvient à rendre cette puissance dramatique : de notes crépusculaires, légères mais déjà pleines d’un inquiétant foisonnement, à l’explosion jubilatoire (le chef parle d’ailleurs d’énergie sexuelle libérée à cet égard), l’orchestre assure un crescendo très lent qui permet à la tension de s’installer dans la durée et d’éprouver les insoutenables tourments vécus entre ces pôles opposés – n’est-ce pas le sujet essentiel de cet opéra ? Le son est toujours remarquable de rondeur et de cohérence. Les cordes et les bois sont veloutés, voire voluptueux et, si l’on peut regretter l’un ou l’autre accroc au niveau de la justesse et quelques passages comme en retrait, la lecture est fluide et globalement excellente.

En Tannhäuser, Daniel Johansson est d’une efficacité redoutable. La clarté et la luminosité du timbre, de même que la richesse des harmoniques, lui permettent d’affronter une partition où se côtoient l’exaltation débridée et la pure intériorité. Le phrasé est magnifique et ne trouve de limites que dans certains traits de vocalises où la rupture de la phrase se double d’une intonation plus approximative quand la vocalise se déploie sur une même syllabe (quand le même motif musical revient mais sur un texte où chaque note est amenée par une consonne, le problème ne se pose plus et l’on retrouve avec bonheur un phrasé irréprochable).

La voix de Victoria Karkacheva, qui réalise ici une prise de rôle remarquable, est à l’image de la Vénus qu’elle incarne : charnue, chaude, sensuelle mais pas lascive. Les passages de registres s’effectuent dans la cohérence d’un phrasé où les séquences sont poussées à un degré d’intensité extrême sans aucune rupture. En Elisabeth, Jennifer Davis, qui signe aussi une prise de rôle parfaitement maîtrisée, offre une voix et une interprétation en adéquation parfaite avec le rôle. Légère et presque menue d’abord, la voix semble pouvoir s’ouvrir à l’infini. Elle révèle un timbre léger mais puissant, riche et très coloré.

Stéphane Degout offre à Wolfram von Eschenbach le timbre incisif qu’on lui connaît. Le phrasé est remarquablement canalisé vers le haut du masque sans jamais tomber dans la nasalité. Il est capable de toutes les nuances, offrant dans l’air de l’étoile du berger l’un des moments les plus intimes et touchants de l’œuvre. Franz-Josef Selig est un Hermann, Landgraf von Thüringen, efficace en tous points. La voix est profonde et bien installée, très légèrement rocailleuses, ce qui ne pose aucun problème ici. La projection est idéale et la direction bien sentie. Le rôle de Biterolf est servi par la voix ample de Mark Kurmanbayev (prise de rôle). Également sonore dans tous les registres, profonde mais pas sombre, lumineuse mais pas légère, la jeune basse a toutes les qualités d’un wagnérien de premier plan. À suivre. La distribution masculine est avantageusement complétée par le Walther von der Vogelweide de Julien Henric, le Heinrich der Schreiber de Jason Bridges et le Reinmar von Zweter de Raphaël Hardmeyer.

Le jeune berger de Charlotte Hirt (prise de rôle) ne réduit pas la candeur à la légèreté et parvient à concilier puissance et naïveté grâce à une voix dont les harmoniques se déploient naturellement et habillent l’espace sonore sans effort perceptible.

Dans Tannhäuser, les chœurs ont une place prépondérante – il suffit de penser au chœur des pèlerins, tube wagnérien par excellence. Voix féminines et masculines ne se mélangent jamais avant l’apothéose rédemptionnelle finale qui marque peut-être une forme de réconciliation des opposés. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève, préparé par Mark Biggins, est exceptionnel à cet effet. Au-delà de l’homogénéité, de la rondeur du son, de l’intégration scénique maîtrisée de cette masse de chanteurs, il faut souligner le sens de la retenue et l’absolue maîtrise de l’énergie musicale. C’est un seul souffle qui, doucement, naît, s’ouvre et se déploie, vibre et vit, explose aussi. En dernière instance, le chœur porte toutes les questions soulevées par le drame wagnérien, peut-être parce que le médium choral permet l’expression des opposés, leur cohabitation, l’expression de leurs tensions et leur possible réconciliation.

TANNHÄUSER à Genève : désir trouble

Romaric Gergorin - classykeo.com - 23 septembre 2025

source: https://www.classykeo.com/2025/09/23/tannhauser-a-geneve-desir-trouble/

 

En ouverture de sa nouvelle saison, le Grand Théâtre de Genève propose un Tannhäuser troublant qui oppose l’amour sensuel à l’amour sacré dans une mise en scène épurée de Michael Thalheimer et dirigé par le chef Mark Elder.

Deuxième des grands opéras de Wagner, Tannhäuser fut créé en 1845 à Dresde. Constamment remanié par son compositeur notamment pour une version amplifiée à Paris en 1861 et une de synthèse à Vienne en 1875 qui est celle donnée à Genève, cette œuvre est la matrice d’un thème essentiel du maître de Bayreuth : le conflit entre l’amour charnel et l’amour spirituel. Cette opposition, ce conflit entre la chair et l’esprit, est un thème qui traverse toute l’histoire de l’opéra, de Monteverdi à Alban Berg. La mise en scène sobre et efficace de Michael Thalheimer, qui a remplacé au pied levé Tatjana Gürbaca souffrante deux mois avant le début des répétitions, déploie avec un beau sens esthétique ce dualisme qui obséda Wagner toute sa vie. Juste avant sa mort, il travaillait encore à une ultime version de Tannhäuser demeurée inachevée.

La chair est triste hélas

Pendant la vaste ouverture et scène introductive faite de raffinements orchestraux et d’audace harmonique, on entend les volutes du désir se manifester. Seul sur scène, le ténor suédois Daniel Johansson campe un Tannhäuser déchiré par ses désirs contradictoires, avec une tessiture ample et colorée servie par une projection souveraine. Lassé de son séjour dans le Venusberg, cet ancien minnesänger – chanteur troubadour médiéval allemand – voudrait quitter Vénus et ses délices amoureux. Au milieu de la scène trône un vaste cylindre noir, anneau géant dans lequel se lamente Tannhäuser. Cette carcasse de réacteur symbolise la matrice du Venusberg, le désir charnel vu comme un cylindre centrifuge. En surgit la mezzo-soprano russe Victoria Karkacheva qui, par sa voix profonde, chaude et enveloppante en Vénus tente de retenir Tannhäuser. Impuissante, la déesse licencieuse n’arrive pas à convaincre Tannhäuser, qui rejette cet univers de volupté caractérisé par le faste orchestral du Wagner nouvelle manière qui réécrivit cette partie lorsqu’il aiguisa sa nouvelle écriture, associant une extrême finesse mélodique à une harmonie troublante dans sa dissolution.

L’impossible retour

En invoquant la vierge Marie, Tannhäuser provoque la disparition de Vénus. De retour dans le monde réel dans la campagne de la Wartburg, il retrouve le Landgrave Hermann – la basse Franz-Josef Selig à la voix sombre et puissante – et ses chanteurs arrivant d’une partie de chasse. Le cylindre menaçant du désir et de l’amour profane se voile dans l’ombre de l’arrière-scène pendant qu’ont lieu ces retrouvailles contrastées des minnesängers de l’amour sacré avec Tannhäuser corrompu par l’amour profane. Lorsque le minnesänger Wolfram von Eschenbach – admirable Stéphane Degout, baryton aux sonorités charnues si chantantes – évoque Elisabeth, Tannhäuser le pénitent plonge dans la mélancolie, lui qui nourrissait d’ardents sentiments pour cette nièce du landgrave.

Amour courtois versus amour grivois

Alors que sur le plateau épuré, le seul décor demeure le cylindre muet du Venusberg en arrière-plan, le landgrave Hermann – demande à ses chanteurs / minnesängers d’explorer la nature de l’amour. Wolfram von Eschenbach et son alter ego Biterolf – la sémillante basse Mark Kurmanbayev – célèbrent l’amour platonique noble et sacré quand Tannhäuser s’énerve et chante l’amour physique. Dans son emportement il révèle sa relation avec Vénus, provoquant le scandale. Devant la violente réaction du public du concours de chant, Elisabeth – la soprano Jennifer Davis dotée d’une voix chaude tout en sensibilité – intervient pour protéger son soupirant malgré son désarroi. Banni de la Wartburg, Tannhäuser doit rejoindre des pèlerins pour demander pardon au pape à Rome.

Un an plus tard, alors qu’Elisabeth semble morte, Tannhäuser repentant revient de Rome et croise Wolfram. Il succombe cependant de nouveau au désir et invoque Vénus. Le cylindre du désir se met à rougeoyer tandis que la déesse langoureuse refait surface. Tannhäuser mourra finalement chastement, tandis que le chœur du Grand Théâtre de Genève loue l’amour sacré, alors que l’orchestre de la Suisse Romande sous la direction altière de Mark Elder conclut avec intensité ce mystère médiéval des deux faces de l’amour qui hanta Richard Wagner.

TANNHÄUSER, voyage de gestes et de couleurs

Thibault Vicq - opera-online.com - 23 septembre 2025

source: https://www.opera-online.com/fr/columns/thibaultv/tannhauser-au-grand-theatre-d…

 

Remplacer Wagner, quelle idée ! Remplacer ses serviteurs, cela arrive. La Monnaie a dû le faire en février dernier pour son Crépuscule des dieux initialement dévolu à Romeo Castellucci (et finalement transféré à Pierre Audi). Au Grand Théâtre de Genève, c’est Tatjana Gürbaca qui a dû se retirer de la nouvelle production de Tannhäuser il y a quelques mois. Michael Thalheimer, déjà à la manœuvre ici-même de Parsifal en 2023 et de Tristan et Isolde en début de saison dernière, a été choisi comme l’homme de la situation, pour proposer sa vision dans des décors déjà construits.

L’intérieur de tubes tournant et les échafaudages ainsi à disposition permettent au metteur en scène allemand de dérouler son savoir-faire de narration par les gestes et le langage, dans des espaces expressifs, et de splendides lumières (Stefan Bolliger). S’affiche alors l’instabilité un peu capricieuse de Tannhäuser, prêt à passer d’un monde à l’autre lorsqu’il sent avoir fait le tour de sa situation présente (d’où la présence constante du tunnel entre la Venusberg et la Wartburg, prêt à l’usage, en fonction des pulsions). Michael Thalheimer crée des signes distinctifs entre les deux mondes antagonistes, par une dialectique du toucher et une narration visuelle. Sa Venusberg aux espaces restreints et resserrés attise attente et passivité, dans la lenteur et la sensualité des corps, alors que sa Wartburg à la configuration théâtrale appelle l’action et la mise en spectacle, voire le sensationnalisme. Au milieu, Tannhäuser navigue entre ces conceptions, et apprivoise le vide dans les volumes et par la matière qui le badigeonne (et sèche sur la peau et le textile). Tout cela peut sembler très conceptuel, mais les détails minimalistes qu’il égrène se laissent cueillir pour comprendre le destin du personnage. En revanche, un troisième acte laissé à l’abandon l’empêche de conclure de façon convaincante sa lecture émouvante et énigmatique qui nous aura pourtant transportés auparavant durant plus de deux heures trente.

Hormis une justesse parfois du « presque » de la part des hautbois et des flûtes, l’Orchestre de la Suisse Romande vibre en communion dans un intermédiaire entre la terre et les cieux. Ce que les instrumentistes émettent et partagent ensemble relève de la magie féerique et de la virtuosité discrète, à la fois dans le temps et hors de la pulsation, par des pupitres fédérés en un vrai son d’ensemble – les violoncelles, ne changez rien ! – et des solistes en état de grâce.

La baguette de Mark Elder aspire dans un voyage entre temps et espace, noyé dans l’illusion du réel. Le chef n‘exhibe pas les muscles de la fosse, n’enferme pas dans un environnement sonore donné. Aquatique et aérée, sa direction ne tasse ni ne soulève trop la matière, afin que les chanteurs puissent s’y réfugier, libres et confiants. Qu’il s’agisse du staccato pas trop pointé ou du legato pas trop lyrique, la subtilité est à tous les niveaux. Tout sonne si net, et pourtant si vaporeux. Cette tectonique veloutée évite un Wagner en force, et conforte l’ambivalence de la Venusberg et de la Wartburg, faisant des très rares passages monumentaux un événement musical majeur. La légende de Tannhäuser constate une peinture sonore idoine, que le Chœur du Grand Théâtre de Genève (sous l’impulsion de Mark Biggins) sublime encore davantage.

Le spectacle voit par ailleurs le triomphe des seconds rôles. Venus (Victoria Karkacheva) scintille de séduction de poigne et d‘emprise miellée, forte d’un souffle à toute épreuve ; Elisabeth (Jennifer Davis) transcende sa ligne adhésive par la constitution d’une grammaire vocale bouleversante basée sur la perte de repères, elle qui a été mise au ban de la société. Le Wolfram de Stéphane Degout est marqué de quintessence romantique, imbriquant simplicité et noblesse dans le cocktail entre texte et phrase, entre affect et engagement. Une facette musicale en appelle une autre, c’est un phare dont la flamme magnétique ne disparaît jamais. Aux côtés de Franz-Josef Selig, qui soigne autant les traits que les contours, on savoure le tranchant de Mark Kurmanbayev et l’élégance de Julien Henric, sans oublier l’intervention enchanteresse de Charlotte Bozzi.

Daniel Johansson, auréolé de succès pour ses débuts en Tannhäuser il y a trois ans à Essen, adapte la teneur du rôle selon le décor. L’acte de Venus lui fait dévoiler une émission brillante, saine et sûre d’elle, non sans quelques faiblesses qui trahissent précisément sa soumission à Venus. Dès la fin du I, il retrouve un élixir de vie dans sa projection, et reprend goût au désir véritable, en tentant de s’extirper de son instrument, en essayant un maximum de nuances et d‘articulations. Le désespoir se reconnaît par la beauté du timbre, avant que la dernière partie n’expose des flux plus crayeux, qui ne le font pas vraiment trouver la synthèse des deux actes précédents… à moins que la mise en scène moins travaillée ne l’ait mis à l’épreuve. Tannhäuser n’est plus exactement le même, mais aura voyagé lui aussi dans une galaxie de couleurs vocales.

Un fascinant TANNHÄUSER ouvre la saison du Grand Théâtre

Romain Daroles - bachtrack.com - 23 septembre 2025

source: https://bachtrack.com/fr_FR/critique-tannhauser-thalheimer-elder-johansson-davi…

 

Il pleut des cordes sur Genève. C’est une météo à aller écouter et voir du Wagner. Cela tombe bien, Tannhäuser ouvre la saison du Grand Théâtre avec une production sauvée in extremis grâce au metteur en scène Michael Thalheimer, qui a repris au pied levé le projet de Tatjana Gürbaca, contrainte d’annuler pour des raisons de santé. Que les deux metteurs en scène aient l’habitude de travailler avec les mêmes équipes a très certainement facilité le passage de relais. Mais c’est aussi ce qui signe précisément la grande réussite de ce spectacle, si l’on ajoute encore la distribution vocale de haut vol.

Sur scène, une immense structure cylindrique présentée sous différents angles traverse tout l’opéra. On y verra tant l’astéroïde qui menace la Terre dans le Melancholia de Lars van Trier, que les silos des romans de Hugh Howey, ou l’accélérateur de particules du CERN. En somme, c’est tant une projection mentale qu’un objet de fascination réaliste ou futuriste. L’objet est là, devant le nez de chacun, immense à en devenir invisible, interdit, désiré, refoulé, abstrait et réaliste à la fois. C’est ce « Venusberg », matérialisation totémique d’un tabou sociétal, moral et psychologique dont Tannhäuser veut s’extraire en début d’opéra en venant racheter ses péchés sur Terre. L’anneau, dans le clair-obscur du fond de scène, en élévation dans sa structure squelettique, en devient menaçant à l’acte III, alors que Tannhäuser, éconduit dans sa quête de salut auprès du pape, veut se tourner une nouvelle fois vers le Venusberg. Dans ce monde où l’enfer est une montagne (« Berg »), les valeurs sont inversées et il n’est pas incohérent que Tannhäuser observe à deux reprises son double chuter du ciel en un Christ en croix renversé.

Cet objet architectural autant qu’artistique signé Henrik Ahr devient encore plus fascinant grâce aux lumières de Stefan Bolliger, dont l’épure, l’originalité et l’efficacité entre en parfaite correspondance avec le geste essentialiste du metteur en scène. Quelle beauté quand la pièce se tourne de 45° à l’acte I jouant des lignes et des aplats de lumière ! Le jeune berger de Charlotte Bozzi vient alors accueillir Tannhäuser dans un dénuement qui n’a d’égal que la pureté de son chant, main posée contre la structure, véritable apparition fantastique, presque dangereuse parce que trop angélique. Dès l’ouverture, l’on est saisi par cette simple douche de lumière qui vient projeter le Tannhäuser de Daniel Johansson hors du temps et de l’espace, dans une solitude métaphysique mais très concrète qui nous happe. Image et état que l’on récupèrera à sa descente sur Terre. Dommage que son chant soit limité et secoué dans le registre aigu, à la limite du craquage. Mais l’on se fait une raison en se disant qu’il s’agit là d’une faille originelle du personnage !

Car comment ne pas faillir aux charmes de la Venus de Victoria Karkacheva ? Véritablement divine avec ce timbre et ce vibrato chaud qui veille en fond de gorge comme un désir en suspension pour tenter Tannhäuser. D’autant que là encore, deux panneaux latéraux réduisent soudainement la focale du désir sur les deux amants baignés depuis la structure dans un rouge qui trouvera plus tard, à l’acte II, sa correspondance dans une effusion d’hémoglobine. Ils terminent déjà leur duo de l’acte I souillés, au milieu du sang et des larmes, et nous, épuisés, comme une fin d’opéra !

Mais l’on a encore rien vu avec, là-dessus, dès l’acte II, l’Elisabeth stratosphérique et très affirmée de Jennifer Davis, confondante de naturel, de somptuosité du timbre et d’amplitude. Et ensuite le Wolfram de Stéphane Degout, qui nous apporte ici la signature d’un des plus grands barytons de notre époque, entre une impeccable ligne de chant et un timbre soyeux inégalable, depuis sa défense de Tannhäuser à l’acte II jusqu’à sa romance de l’acte III, à faire pleurer la misérable pierre sur laquelle la confrérie de chasseurs-chanteurs se perche à tour de rôle – autre trouvaille de la mise en scène avec cette résolution assez comique du concours de chant. Il en devient touchant en ami et amoureux éconduit, tripotant puis essayant la chemise ensanglantée de Tannhäuser que lui a donnée Elisabeth, dans un acte III qui tient scéniquement avec rien, c’est-à-dire avec tout : un regard fixe de loin, une femme au sol comme en prière, des pèlerins en retour de Rome qui passent de cour à jardin avec un épuisement qui dessine leur dignité (quel chœur !)…

Là-dessous – et non dessus tant l’exécution est souterraine –, l’Orchestre de la Suisse Romande est dirigé par un Mark Elder à la battue immuable, du début à la fin, qui pourrait devenir soporifique si elle ne nous avait saisis dans ses rets d’une profondeur hypnotique, toujours sur la défensive, jamais démonstrative, faisant sourdre une menace permanente. Une soirée prodigieuse.

Romance cinq étoiles

Vincent Borel - concertclassic.com – 24 septembre 2025

source: https://www.concertclassic.com/article/tannhauser-selon-michael-thalheimer-au-g…

 

Pour son début de saison, le Grand Théâtre de Genève affiche une distribution de tout premier ordre pour Tannhäuser. Stéphane Degout, en Wolfram, le plus connu, est aussitôt identifiable avec l’aplomb d’un timbre racé et cette diction impeccable qui font sa signature. Il livrera une Romance à l’Étoile, portée sur le fil de la voix, tel un lied romantique.

Les autres interprètes sont, a priori, moins médiatisés. En Elisabeth, l’Irlandaise Jennifer Davis s’impose dès son air d’entrée, lancé avec assurance : timbre vaillant et lumineux, pétri d’humanité. La bienveillance et l’intensité sont chez elle constantes, et elle livrera une prière finale bouleversante. À l’opposé, la Vénus de Victoria Karkacheva impose d’emblée sa séduction tant physique que vocale : timbre ensorceleur, voluptueux et autoritaire, propre à séduire le poète pusillanime qu’elle tient sous son joug.

Le roi, Franz-Josef Selig, fait figure de vétéran wagnérien, et son timbre reste tout aussi granitique, malgré quelques fêlures dans le matériau. Également remarquable, l’équipe des troubadours — Julien Henric, Mark Kurmanbayev, Jason Bridges, Raphaël Hardmeyer — conclut le premier acte par un septuor irréprochable de tenue et d’équilibre. Charlotte Bozzi, en pâtre juvénile, sera également très applaudie.

En fosse, Sir Mark Elder apporte équilibre et fluidité. On avait pourtant des doutes en écoutant l’ouverture et la bacchanale, un peu plates, sans grande énergie ni relief. Il est vrai que la mise en scène campe d’emblée Tannhäuser figé dans un statisme étrange, trop omniprésent. Derrière lui, le Venusberg est une sorte de trou noir qui ne cesse de tourner, peut-être métaphore de l’épuisement des désirs sans fin. Il manque à toute cette première partie le ballet, ici nécessaire, car il aurait habité un vide scénique dont la ténébreuse longueur suscite l’assoupissement.

Fascination pour le sang

Il est vrai que cette production est née dans la difficulté. Tatjana Gürbaca, qui devait l’assurer, a déclaré forfait pour des raisons de santé, deux mois avant la première. C’est l’Allemand Michael Thalheimer, metteur en scène ici-même de Parsifal (2023) et Tristan und Isolde (2024), qui en a assuré le rattrapage. On a donc droit à un spectacle un peu bifide où les intentions de la première sont habitées par le travail du second. L’un comme l’autre partagent cependant la même fascination pour le sang : source de vie mais également de blessures et de mort — un sang que le poète doit répandre pour parvenir à la beauté, condition douloureuse de la création, mais également son risque.

Cet élément vital était déjà omniprésent dans le Parsifal de Tatjana Gürbaca, à Anvers, en 2013. Il était également présent dans le Parsifal de Thalheimer ici-même. Il barbouille les visages, il tache la chemise du héros qu’Elisabeth et Wolfram endossent et se transmettent comme une sainte dépouille. Mais de spiritualité, ici, il ne sera pas question. C’est un drame de chairs, d’absences et de contraintes qui se joue — et que Thalheimer excelle à rendre dans un subtil jeu d’acteurs. Les échanges physiques entre Tannhäuser et Wolfram au troisième acte, la très juste mise en place finale du deuxième acte restent dans la mémoire. L’excellence du chœur du Grand Théâtre de Genève y est pour quelque chose, tout comme la subtilité et la beauté des pupitres de l’Orchestre de la Suisse romande, notamment des bois.

Emotion et humanité

Reste le rôle-titre, que se partagent le Suédois Daniel Johansson et Samuel Sakker. On garde un souvenir ému de ce dernier en Tristan à Nancy dans la mise en scène de Tiago Rodrigues (2023). Nous avons choisi d’assister à la prestation du ténor australien. Si la tessiture élevée du rôle durant son duo avec Vénus n’est pas sans poser quelques problèmes dans certains passages, le chant n’en reste pas moins d’une grande émotion et d’une splendide humanité dans le récit de Rome, aussi déchiré et habité que le fut son monologue de Tristan. Malgré la menace d’un vibrato qui pourrait bien entailler un timbre aux belles couleurs, l’incarnation vibrante, et raffinée, a su combler nos attentes.

La roue du désir

David Verdier - altamusica.com – 24 septembre 2025

source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=7571…

 

Scéniquement pesant et sans grand relief, ce nouveau Tannhäuser genevois au format écrasant, qui succède à la production sulfureuse d’Olivier Py en 2005, tient au moins musicalement toutes ses promesses, à commencer par Daniel Johansson dans le rôle-titre et Stéphane Degout en Wolfram, bien soutenus par la direction efficace de Mark Elder.

Le Grand Théâtre ouvre sa saison avec un ambitieux Tannhäuser signé Michael Thalheimer, qui fait son retour in loco après Parsifal (2023) et Tristan (2024). On retrouve ici une esthétique bien rôdée et sans grande originalité avec, à sa décharge, la contrainte majeure d'avoir repris une production pensée et montée par Tatjana Gürbaca abandonna le projet pour raison de santé. Avantage pratique non négligeable en revanche, la présence dans l'équipe technique de Henrik Ahr et Stefan Bolliger, déjà à l’œuvre dans ses deux précédents Wagner.

Les hauts décors métalliques imposent un format écrasant à ce Vénusberg entre habitacle de navette spatiale façon 2001 et roue d'exercice géante pour rat d'intérieur. Le rôle-titre y apparaît comme la victime sacrificielle d'un univers gris et vidé de sensualité, le visage enduit de la même cendre expiatoire qui couvrira les pèlerins de retour de Rome. Vénus est symbolisée par ce sang écarlate qu'elle répand sur lui en tentant vainement de le retenir – ce même sang que Tannhäuser se versera sur la tête en signe d'humiliation et de soumission à l'issue du concours de chant.

Bref, une grammaire sémantique déjà éprouvée dans des lectures plus inspirées, comme celle de Calixto Bieito à l'Opéra des Flandres (2015). La lisibilité joue sur des images efficaces comme celle des compagnons du Landgrave, déguisés en gibiers en guise d'habile substitution entre proies et chasseurs, ou bien cette pierre blanche dont la taille modeste contraste avec l'immense roue métallique. Symbolisant la fixité de la Wartburg, elle illustre à la fois ce caillou qui entrave la mobilité du désir et la pierre de jugement sur laquelle montent les postulants chanteurs.

La qualité du plateau vocal rattrape la pesanteur des options scéniques, à commencer par un rôle-titre tenu par un Daniel Johansson plus investi que son Parsifal d’il y a deux ans. Quelques tensions dans l’aigu limitent la portée et l'expressivité, alors que la ligne et la projection demeurent d'un bout à l'autre remarquables. Jennifer Davis est une Elisabeth de premier ordre, avec une clarté de timbre alliée à une caractérisation très pure et des nuances soignées (Allmächtge Jungfrau).

La Vénus de Victoria Karkacheva offre une noblesse de ton et d'engagement qui tranchent avec les efforts qu'elle met à incarner une sensualité bien limitée par le jeu qu'on lui impose. C'est certainement le Wolfram de Stéphane Degout qui tire le plus brillamment son épingle du jeu, grâce à l'assise et à la beauté de son instrument, magnifié par une intelligence du phrasé qui fait merveille dans ce rôle si difficile. Notons enfin le Landgrave superlatif de Franz-Josef Selig et le Pâtre soigné de Charlotte Bozzi.

Le Chœur du Grand Théâtre et l'Orchestre de la Suisse Romande sont placés sous la direction du vétéran Mark Elder, qui impose une lecture efficace, sans aller puiser nécessairement dans une précision des détails et des contrastes. Des décalages inévitables se font jour dans le Finale du II, avec la difficulté des entrées multiples combinées à l'aspect massif de l'orchestration, quand d'autres scènes bénéficient d'une dimension expressive remarquable.

Célébration de TANNHÄUSER en clair-obscur éblouissant

Matthieu Chenal – Tribune de Genève – 25 septembre 2025

source: https://www.tdg.ch/geneve-le-grand-theatre-accueille-un-tannhaeuser-eblouissant…

 

Musicalement très abouti sous la conduite de Mark Elder, l’opéra de Wagner mérite son retour après vingt ans d’absence au Grand Théâtre.

«Tannhäuser» revient au Grand Théâtre de Genève et ravive les souvenirs mitigés d’une version en 2005 magnifiquement chantante, mais pénible dans la vision d’un Olivier Py aveuglé par ses provocations et ses obsessions religieuses. Une crainte s’insinue dès lors à propos de l’opéra de Richard Wagner, à voir jusqu’au 4 octobre.

Que nous importent encore les Minnesänger, ces chevaliers-troubadours de l’Allemagne médiévale, chantant l’amour courtois, la vertu et la piété? L’heure est-elle encore au dilemme entre amour charnel et spirituel dans un monde de plus en plus sécularisé? Et à quoi rime aujourd’hui cet opprobre maudissant la sensualité, que Wagner lui-même célèbre pourtant avec volupté?

Ces questions tournoient en arrière-plan des volutes de l’orchestre, puis s’effacent, quand on se prend à vibrer au diapason de Tannhäuser et que la déchirure toujours à vif de l’antihéros épris de Vénus autant que de Sainte Elisabeth éclate en blessure sanglante, hypnotisante. La production de Michael Thalheimer dirigée par Sir Mark Elder ouvre en tout cas la saison 2025-2026 sur un paradoxe insoluble et pénétrant. Et ouvre potentiellement la piste à d’autres réponses.

Fresque musicale pointilliste

Le chef d’orchestre britannique en apporte déjà une avec certitude tout au long des quatre heures du spectacle. À la tête de l’Orchestre de la Suisse romande formidablement attentif et velouté, il distille la partition avec une retenue de chaque instant, de chaque soupir. Nulle estompe ici, mais un pointillisme qui traverse l’obscurité et crée un paysage en gardant la netteté de chaque note, en préservant la nuit. Et ce souci du détail instrumental de nourrir la fresque jusque dans ses tutti les plus éclatants, en préservant toujours la nuit. Et les voix somptueuses des chanteurs.

Ce clair-obscur permanent est également au cœur du travail de Michael Thalheimer, s’appuyant sur la scénographie de Henrik Ahr, imposante et discrète, dénudée, et surtout refusant toute allusion médiévale et chrétienne. Au lever de rideau dès les premières mesures de l’«Ouverture», Tannhäuser (valeureux Samuel Sakker, un peu «flou» lors de la représentation de mardi, en alternance avec Daniel Johansson) apparaît seul dans l’obscurité, démuni et débraillé, sous un rayon de lumière vertical.

Ce rayon reviendra, démultiplié et horizontal dans la scène finale, éblouissant le public du miracle accompli. Pour que ce basculement s’accomplisse, Tannhäuser sera passé dans le vortex géant du Venusberg, étrange accélérateur de particules hanté par les charmes de la Vénus élastique de Victoria Karkacheva. Puis lassé de cet insensé vertige, il aura rejoint ses anciens compagnons poètes de la Wartburg, magnétisé par l’aura spirituelle d’Elisabeth (Jennifer Davis, révélation vocale du spectacle). Mais c’est pour se jeter à corps perdu dans le concours de chant où il défend outrageusement et seul contre tous le parti de Vénus, en se versant un seau de sang sur la tête.

La marque du péché

Pour éculé qu’il soit dans les mises en scène actuelles, ce geste trouve cependant ici une vraie pertinence à travers tout l’opéra comme une tache indélébile maculant Tannhäuser dès le Venusberg. Et si ce n’est le péché de «volupté impie» imaginé par Wagner, rien n’empêche d’y voir une déviance plus contemporaine, rejetée aujourd’hui comme hier avec la même violence par le tribunal populaire, sauf par une Elisabeth réellement miséricordieuse.

Ainsi, l’étonnement face à une proposition qui se pensait austère et se révèle raffinée enfle à mesure que le spectacle avance, et célèbre en Wagner un défenseur aussi inspiré musicalement dans la fascination du péché que dans l’élan rédempteur. Il y a en effet de quoi se damner à goûter la fusion des voix des pèlerins (magnifique Chœur du Grand Théâtre), les élans vivifiants de chaque intervention de Jennifer Davis en Elisabeth ou la phrase des violoncelles qui embrasse la cantilène de Wolfram (céleste Stéphane Degout) dans sa «Romance à l’étoile». Clair-obscur absolument.

Un sombre et envoûtant TANNHÄUSER

Helene Adam - cult.news – 24 septembre 2025

source: https://cult.news/scenes/opera/geneve-un-sombre-et-envoutant-tannhauser-bien-se…

 

Après Parsifal (2023) et Tristan et Isolde (2024), le Grand Théâtre de Genève ouvrait sa saison avec Tannhäuser mis en scène, comme les précédents par Michael Thalheimer qui opte pour une vision aussi sombre que sobre du célèbre tournoi des troubadours de Richard Wagner. Dynamique de la direction musicale, beau jeu d’acteurs et distribution de qualité, complètent une scénographie envoûtante pour une représentation réussie.

 

Venusberg versus Wartburg

Aviel Cahn pour ouvrir sa septième et dernière saison (intitulée « Lost in translation »)  à la tête du Grand Théâtre, et il a donc choisi l’une des œuvres les plus complexes de Wagner.

Richard Wagner imaginait dans son sixième opéra, une lutte sans merci entre la volupté et l’amour chaste, le plaisir de l’interdit et le bonheur du respect des règles, le diable et le Bon Dieu.

Pour illustrer ces deux univers mentaux du compositeur, Michael Thalheimer a dû remplacer au pied levé Tatjana Gürbaca initialement prévue, qui a déclaré forfait pour maladie. N’ayant que deux mois pour réaliser l’exploit d’illustrer l’une des œuvres les plus complexes à mettre en scène, il a gardé l’équipe artistique initialement prévue, dont le scénographe Henrik Ahr, l’éclairagiste Stefan Bolliger et la costumière Barbara Drosihn et s’est coulé dans le moule esquissé par sa consœur, pour y ajouter ses propres conceptions stylistiques.

Le choix d’une scénographie unique pour l’ouverture et l’acte 1 accentue le côté résolument sombre et semi-fantastique, où la bacchanale apparait très relativisée et dont n’émergera finalement au loin lumière et rédemption, qu’à l’issue de l’acte 3.

Le décor du Venusberg, espace mental et synthèse des expériences érotiques de Tannhäuser, prend la forme d’une machine scénique circulaire qui n’est pas sans évoquer les énormes cylindres tournants de l’univers créé par Stanley Kubrick pour 2001, l’Odyssée de l’espace. Durant l’Ouverture d’ailleurs, Tannhäuser esquisse les mêmes pas que le héros du film, à l’intérieur du cylindre en métal qui tourne, le tout sur une scène volontairement très assombrie qui s’illumine de rouge dès que le chant commence et qu’apparait Vénus.

Le monde civilisé de la Wartburg apparait à l’acte 2 après le départ volontaire de Tannhäuser et sa rencontre avec les Minnesänger (troubadours de la légende allemande) qui le ramènent vers Élisabeth et la vertu incarnée. Il est similaire, mais éclairé différemment, il représente la stabilité, mais ni la lumière, ni le bonheur, une sorte d’entre-deux où demeurent les rigides préceptes d’un amour froid et presque désincarné. Le sol devant l’anneau est d’ailleurs vigoureusement nettoyé par quelques soubrettes (avec un effet un peu ridicule, mais dont on comprend l’acharnement) juste avant le début du tournoi.

Faire évoluer, notamment par le truchement des éclairages, ce décor sphérique unique, tel un vortex qui permet le passage d’un monde à l’autre, présente l’avantage de rendre chacun des actes particulièrement lisibles et de rendre très émouvant l’acte final. Le plateau semble nu pour la mort par désespoir d’Élisabeth et le chant déchirant de Wolfram, avant l’arrivée du pèlerin à qui l’on n’a pas pardonné et qui va osciller entre désir de rédemption et tentation de retour au Vénusberg et qui voit l’apparition de Vénus et de son gigantesque anneau. Rappelons que le choix de la version dite viennoise de 1876 donne une place plus ample aux scènes du Vénusberg.

Une direction d’acteurs qui renforce la personnalité de chacun

La direction d’acteur est précise et efficace, les mouvements d’ensemble particulièrement réussis notamment les entrées très personnalisées des différents troubadours avant le tournoi, qui représentent leurs différents caractères par le simple jeu des mimiques lors de leur arrivée sur la « scène ».

Le départ puis le retour des pèlerins après la marche sur Rome, sont également réglés au millimètre sur un plateau où ils sont seuls éclairés au milieu d’une brume mystérieuse très évocatrice. Nous observons d’ailleurs qu’une caractérisation précise des héros -rôles principaux et secondaires – dans un opéra facilite et enrichit la lecture de l’œuvre tout en offrant d’immenses possibilités aux chanteurs pour incarner leurs personnages au-delà du chant lui-même.

Les costumes épousent la fantasmagorie imaginée par le metteur en scène – têtes d’animaux lors des premières apparitions des troubadours, masques blancs façon Joker pour Tannhaüser, représentant un contraste saisissant avec le rouge du sang impur versé.  Elle n’est pas toujours très lisible, mais participe de cette volonté de ne pas réduire les différents rôles à un ensemble indifférencié. Et l’on saluera la performance de l’ensemble de l’équipe unie dans cet objectif.

On regrettera juste quelques excès qui nous ont paru inutiles, voire néfastes comme les allers et retours de la foule avant qu’elle ne s’installe sur les échafaudages réservés aux spectateurs au début de l’acte 2. Les pas sont bruyants sur le plateau et ne sont pas en rythme avec la musique et gâchent un peu le prélude thématique superbe de l’acte.

Enfin, l’univers de Michael Thalheimer est toujours marqué par l’effusion de sang, symbole du péché, du mal, qu’on doit verser pour son salut. Tannhäuser, à l’issue de son plaidoyer « criminel » pour la passion et la débauche, se verse un seau entier d’une substance rouge visqueuse où chacun viendra tremper sa main et cracher pour se purifier.

Mais ces détails sont très secondaires dans un ensemble cohérent et qui présente l’énorme qualité de représenter avec intelligence les grands moments de l’œuvre.

Une grande qualité musicale

À la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande et du Chœur du Grand Théâtre, le chef d’orchestre britannique Sir Mark Elder commence assez prudemment et fait craindre un contre sens lors des premières mesures plutôt ternes de la célèbre ouverture.

Mais sans doute, l’orchestre avait-il juste besoin de se chauffer un peu et de prendre ses marques, car très rapidement, la direction musicale adopte une dynamique de fière allure, valorisant l’ensemble des pupitres, alternant passages lyriques, moments de pure grâce lors des solos de harpe ou de hautbois, et élans fougueux de l’orchestre en formation complète, sans oublier les fameux ensembles de solistes et le chœur des pèlerins, particulièrement éclatants, multipliant les prouesses vocales, nuances, crescendos, rythme excitant, pour une prestation digne des plus grands.

On apprécie également la disposition des instruments, la spatialisation des cuivres vers les hauteurs au-dessus de la fosse, les capacités du chef à « éteindre » littéralement son orchestre pour permettre aux chanteurs de déployer leurs grands airs sans forcer sur leur voix, en gardant le naturel qui touche et fait mouche.

Le triomphe des voix féminines

De la distribution de cette deuxième représentation à Genève, on retiendra d’abord les magnifiques prestations des deux héroïnes symboles des deux formes d’amour selon Wagner, Vénus et Élisabeth.

Nous avions déjà eu le plaisir d’entendre l’excellente mezzo-soprano russe Victoria Karkacheva, notamment à Munich cet été dans Pénélope de Gabriel Fauré. Elle campe une Vénus magnifique, en déesse blonde de la tentation. La voix est large, les graves solides, le medium et les aigus souverains et le jeu très convaincant. Elle domine l’orchestre sans difficulté, formant cette dimension vocale du tissu orchestral que souhaitant Wagner tout en campant avec talent un personnage dominateur et pourtant terriblement émouvant.

C’est toujours l’émotion qui s’empare du spectateur à chaque apparition de Jennifer Davis, la superbe soprano irlandaise – une découverte – qui faisait également sa prise de rôle en Élisabeth. Le volume est impressionnant dès les premières mesures du « Dich, Teure Halle » et pourtant la soprano déploie des trésors de couleurs, de nuances, des aigus en mode « forte » d’une stabilité remarquable, forçant l’admiration par la belle maitrise technique d’un rôle difficile.

Le magnifique Wolfram de Stéphane Degout

À chacune de ses apparitions (et nous l’avons souvent vu et entendu dans un répertoire très varié), le baryton français Stéphane Degout domine étonnamment son sujet. Qu’il soit Pelléas ou Golaud, Eugène Onéguine ou Guercoeur, il ne laisse jamais indifférent et force toujours l’admiration. Son Wolfram (qui n’est pas une prise de rôle) ne fait pas exception. Particulièrement à l’aise sur un plateau où il bouge avec grâce et élégance (presque comme un danseur) il peut prendre une toute petite voix terriblement malheureuse ou déployer un timbre capiteux de chanteur de Lied rompu à l’opéra (l’air de l’amour, l’air de l’étoile), voir se risquer à la colère en mode forte, sans jamais se trouver en difficulté comme s’il savait tout faire… à sa manière. C’est le propre des Grands de construire leur propre personnage et l’on salue bien bas le talent parfois sous-estimé, mais acclamé dans les salles de Stéphane Degout.

Un Tannhäuser touchant

Le rôle-titre est l’une des parties les plus difficiles écrites pour un ténor par Wagner. On ne peut pas chanter le Tannhâuser du premier acte qui exprime ses passions refoulées et ses tentations d’en finir pour retrouver la sérénité, comme l’on chantera le récit de Rome final. Cela exige quasiment « deux » ténors et il faut, de plus, garder intacts ses moyens pour réussir sa « sortie » qui est l’un des moments les plus émouvants de l’œuvre.

C’est le suédois Daniel Johanson qui assure la majorité des représentations, mais pour cette deuxième, nous avions le ténor australien peu connu, Samuel Sakker (qui chantera également le 28 septembre). Il fait partie de ces artistes dont la voix (et les moyens sans doute) est durement éprouvée par le rôle ce qui conduit à quelques irrégularités dans son émission, un vibrato pas toujours bien contrôlé et quelques lignes de chant mises à mal notamment dans l’acte 1. Mais il se fond si bien dans le personnage qu’il finit par emporter l’adhésion et nous bouleverse même lors du dernier acte. À tel point qu’on se souviendra de son Tannhâuser et des émotions qu’il a su dégager au plus profond de chacun de nous, en sachant exprimer ce duel intérieur infernal et déchirant entre le « bien » et le « mal » dans la vision wagnérienne.

La distribution est complétée par la basse Franz-Josef Selig, au beau timbre profond, qui fait autorité dans le rôle du Landgraf von Thüringen, l’excellent Biterolf de la basse Mark Kurmanbayev, et les très agréables autres troubadours, même si l’on peut regretter que le choix pour cette production de la version de 1876 supprime l’air de Walther von der Vogelweide lors du tournoi des Minnesänger, incarné par le jeune ténor français Julien Henric.

Et nous n’oublierons pas non plus la jeune Lyonnaise Charlotte Bozzi qui chante un berger fort joli, à la voix agréable, ductile et très sûre d’elle, dans son bel accueil à Tannhäuser sortant des « griffes » de Vénus.

Outre le plaisir de voir et d’entendre une très belle illustration de l’œuvre de Wagner, nous étions particulièrement contents de découvrir de nouvelles voix, notamment celles des deux héroïnes. Une très belle soirée dans une salle qui, malheureusement, n’était pas remplie…

Un voyage intérieur entre extase et désillusion

Aurélie Mazenq - premiereloge-opera.com - 24 septembre 2025

source: https://www.premiereloge-opera.com/article/compte-rendu/production/2025/09/24/t…

 

Vingt ans après sa dernière apparition au Grand Théâtre de Genève, Tannhäuser de Wagner revient dans une nouvelle production, en coproduction avec le Deutsche Oper Berlin. Entre sensualité, quête spirituelle et aspiration à la rédemption, l’ouvrage se déploie ici dans une mise en scène ambitieuse, servie par un plateau vocal contrasté et une direction orchestrale raffinée qui lance avec éclat la saison.

De la promesse du Venusberg au statisme de la Wartburg

La mise en scène, signée Michael Thalheimer, reprend un projet initialement conçu par Tatjana Gürba, contrainte de se retirer pour raisons de santé. Le défi était de taille : intégrer une scénographie déjà en grande partie finalisée tout en insufflant une vision personnelle. Fort de ses précédentes réalisations wagnériennes à Genève (Parsifal en 2023, Tristan et Isolde en 2024), le metteur en scène s’est recentré sur le thème du voyage intérieur et de l’errance, soulignant les tiraillements existentiels du héros.

Dès l’ouverture, la scénographie frappe par son ambition : elle condense en images les atmosphères et espaces visuels qui jalonneront l’opéra, comme un miroir de l’écriture musicale de Wagner où les leitmotive se succèdent. La grotte de Vénus, pensée comme un tunnel, fonctionne à la fois comme un lieu clos et une porte vers un ailleurs. Par abstraction, elle relie le Venusberg à la Wartburg, symbolisant le passage entre sensualité et spiritualité, et esquissant un voyage intérieur à la recherche de sens.

Le premier acte impressionne par sa cohérence visuelle : deux cylindres monumentaux évoquent l’antre de la déesse et forment un espace symbolique entre utopie sensuelle et enfermement mental. La scénographie de Henrik Ahr utilise brillamment l’obscurité et les jeux de lumière (signés Stefan Bolliger) pour créer une atmosphère dense et désenchantée. Le cylindre mobile du Venusberg, véritable « machine à laver mentale », illustre le tourment intérieur de Tannhäuser. L’effet fonctionne, notamment lorsque Daniel Johansson entre dans la structure en proie à ses pensées, perdu dans une spirale de tentation et de rejet.

L’apparition de Vénus, incarnée par Victoria Karkacheva, dans l’autre cylindre, est un sommet visuel : halo doré, silhouette stylisée entre ombre et lumière, gestuelle chaloupée maîtrisée, tout concourt à en faire une créature de rêve, sensuelle et féerique. Créature hybride, mi-femme, mi-naïade, elle est vêtue d’une robe noire bustier moulant la silhouette reprenant les codes de séduction charnelle et réminiscences mythologiques. Dans ses gestes comme dans sa posture allongée, la chanteuse évoque la figure de la sirène, accentuée par des lumières bleutées qui transforment le tissu en une sorte de queue aquatique.

Mais l’élan visuel s’épuise rapidement. Le cylindre, moteur de l’acte I, se réduit peu à peu à un simple élément scénique, relégué au second plan dans les actes suivants. Au lieu de nourrir la dramaturgie, il fige l’action. Les échafaudages introduits à la Wartburg créent une première surprise visuelle, mais ne sont guère exploités : ils servent surtout de praticables pour le chœur durant le concours de chant, sans apporter de véritable prolongement au propos. À mesure que la soirée avance, l’impression domine d’un théâtre qui s’éteint pour laisser place à une version presque concertante, où les interactions entre chanteurs se déroulent sur un fond noir appauvri.

Quelques motifs scéniques apportent toutefois un fil conducteur. La thématique du sang, par exemple, trouve une déclinaison intéressante : Vénus souille Tannhäuser, qui se recouvre lui-même de sang avant d’en transmettre la trace à Élisabeth. La pureté immaculée bascule ainsi vers le sacrifice et la perte, écho pertinent aux enjeux spirituels de l’opéra. En revanche, d’autres choix paraissent inaboutis : les masques animaliers portés par les compagnons de Tannhäuser évoquent tour à tour divinités païennes, figures protectrices ou simples accessoires grotesques – mais leur fonction reste obscure.

Au final, la mise en scène oscille entre fulgurance et stagnation. Elle offre des images fortes, en particulier dans l’acte I, mais peine à maintenir sa cohérence et à renouveler son langage visuel. Belle promesse, donc, mais demi-réussite.

Mark Elder, une lecture sensuelle et contrastée

À la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Mark Elder propose une lecture ample et sensuelle de Tannhäuser, en s’appuyant sur la version de Vienne enrichie des modifications parisiennes de 1861. Si le choix d’un tempo lent à l’ouverture peut surprendre, il permet d’installer une tension souterraine qui ne se relâche pas. La direction, élégante et vivante, fait ressortir les contrastes de l’ouvrage, entre les éclats du Venusberg et la ferveur de la Wartburg.

Les couleurs orchestrales sont riches, les attaques précises, et les pupitres solistes (notamment clarinette basse, cors anglais, violoncelles) sont mis en valeur avec soin. La harpe, dans la romance de l’étoile, ajoute une touche d’intimité poétique. Une belle énergie se dégage de l’ensemble, portée par une attention constante aux nuances et aux respirations du chant.

Les Chœurs du Grand Théâtre de Genève, préparés par Mark Biggins, livrent une prestation solide. Sobres et dans une émotion contenue, ils ne manquent jamais de saisir l’auditoire. Le chœur final, avec l’annonce de la rédemption, apporte une émotion sincère et marque un renouveau musical et dramatique dans une mise en scène qui peinait à se renouveler dans les actes précédents. Le public ne s’y est pas trompé et a réservé un accueil chaleureux au maestro, aux musiciens et aux chœurs.

Des voix marquantes, un équilibre parfois instable

Dans le rôle-titre, Daniel Johansson campe un Tannhäuser humain, torturé, habité de contradictions. La voix, souple et juvénile au premier acte, séduit par sa clarté et sa générosité mais l’endurance du rôle le met à rude épreuve, et les signes de fatigue apparaissent rapidement. Dans le dernier acte, en particulier lors du récit du pèlerinage à Rome, le ténor est moins convaincant. Son interprétation reste globalement touchante dans son humanité, mais manque souvent de précision.

En revanche, Victoria Karkacheva s’impose comme la révélation de la soirée. Sa Vénus, envoûtante et intense, allie aisance vocale, charisme scénique et palette émotionnelle riche. Derrière la déesse sensuelle, on perçoit une femme blessée, rejetée. Son chant est lumineux, expressif, habité d’une tension dramatique saisissante. Un délice auquel nous avons succombé assurément ! 

Face à elle, Jennifer Davis incarne une Élisabeth en évolution constante : de la jeune fille pure à la femme courageuse, prête au sacrifice. La voix est claire, maîtrisée, avec une belle expressivité dans les moments de ferveur. Sa transformation tant visuelle que vocale entre les actes est lisible, émouvante.  À sa robe, identique à celle de Vénus dans un coloris blanc (même coupe, même matière) s’ajoute un voile, signe de pureté spirituelle. Cette innocence se fissure lorsqu’elle est souillée par le sang de Tannhäuser, avant que, dans l’acte III, elle n’apparaisse vêtue différemment, portant sur elle la chemise ensanglantée du héros comme une relique. Enfin, c’est en noir qu’elle se présente au moment ultime de son sacrifice, accomplissant le basculement de l’innocence lumineuse à l’abandon tragique fort bien servie par ses moyens vocaux.

Stéphane Degout, en Wolfram, livre une prestation d’une grande finesse. La romance de l’étoile est un moment suspendu, tout en délicatesse. Son sens du phrasé, la richesse de ses nuances, et l’humanité qu’il insuffle à son personnage font de lui un contrepoint parfait à Tannhäuser. Le baryton excelle et on retrouve dans son chant poétique toute sa maitrise de l’univers du lied. La mise en scène, à la toute fin de l’opéra, suggère une possible attirance pour Vénus, brouillant les lignes de ce personnage souvent idéalisé.

La basse Franz-Josef Selig, en Landgrave, impose son autorité morale avec une belle présence vocale. Il campe un représentant de l’ordre politique et religieux, tour à tour bienveillant et intransigeant.

Les quatre autres compagnons de Tannhäuser proposent des identités très marquées. Leur rejet du héros ajoute une dimension tragique à l’exclusion de ce dernier. Leurs voix, bien projetées, participent à la dynamique scénique et musicale du second acte. On en retiendra particulièrement l’interprétation de Julien Henric (Walther) et Mark Kurmanbayev (Biterolf) .

Ce Tannhäuser genevois, monté dans des conditions difficiles en raison de forfaits et de délais contraints, parvient à tenir la route grâce à un premier acte marquant, une Vénus magnétique et une direction musicale soignée. Mais la mise en scène, après un départ prometteur, se délite et finit par manquer de souffle et de cohérence. Le spectacle est donc sauvé, mais laisse l’impression d’une production inaboutie, qui ne convainc pas totalement malgré l’engagement des interprètes et quelques fulgurances visuelles et musicales.