Giuseppe Verdi
La Traviata

Opéra en 3 actes
Du 14 au 27 juin 2025

Direction musicale Paolo Carignani
Mise en scène Karin Henkel
Scénographie Aleksandar Denić
Costumes Teresa Vergho
Collaboration mise en scène Victoria Stevens
Dramaturgie Malte Ubenauf
Chorégraphie Sabine Molenaar
Direction des choeurs Mark Biggins
   
Violetta Valery Ruzan Mantashyan / Jeanine De Bique
Violetta 2 Martina Russomanno
Violetta 3 Sabine Molenaar
Alfredo Germont Enea Scala / Julien Behr
Giorgio Germont Luca Micheletti / Tassis Christoyannis
Gaston de Létorières Emanuel Tomljenović
Flora Bervoix Yuliia Zasimova
Annina Élise Bédènes
Le Marquis d’Obigny Raphaël Hardmeyer
Le Docteur Grenvil Mark Kurmanbayev
Le baron Douphol David Ireland

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

La Traviata

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

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Revue de presse

The worst thing I have ever seen in a theatre

GeoffreyLeave - opera-diary.com – 24 juin 2025

source: https://opera-diary.com/2025/06/24/la-traviata-grand-theatre-de-geneve/

 

How is it possible to let this happen? How can I maintain any critical subjectivity after witnessing such a disastrous production from a staging point of view? Anything related to Verdi, even remotely, is like touching my child—he is the greatest opera composer, and his legacy was tarnished in Geneva during this performance.

So, in order not to disrespect those who are not at fault—namely, the singers—I will focus my review on them, and settle the score with the management of the Grand Théâtre de Genève in private.

I’ll only speak about the staging for the next two lines: a disgrace, a complete disregard for the score, the story, the libretto, and above all, for Giuseppe Verdi‘s work. I still wonder how no one has gone on strike or lodged a formal complaint against a theatre management that dares defend itself by saying: “anything new is shocking, and being shocked is sometimes good.” The booing during both the opening night and the second performance with the alternate cast shows just how fed up the Swiss audience is—and rightfully so.

Yet what a thrill it was to read that one of the most promising baritones of his generation was about to debut a new role! Indeed, Luca Micheletti, who had left me speechless as Jago in Otello in December 2023 in Piacenza, made his Geneva debut as Papa Germont! What a pleasure! What a delight to see him perform and sing those two magnificent arias from Act I on the stage of the Grand Théâtre—he has once again proven that the future of dramatic Italian opera lies with him!

As for Enea Scala, whom I had seen shine (and that’s an understatement) in Lucrezia Borgia earlier this year in Rome, he is perfectly at ease in the role of the son Germont. Despite the immense challenges imposed by the so-called stage director, he performs admirably, though I preferred him in bel canto—but it’s like comparing a Porsche to a Mercedes!

And one of the five Violettas on stage (exactly the same number of drugs the stage director must have taken before coming up with her concept), Ruzan Mantashyan also does very well. With so much competition pushing everyone to excellence, the Armenian soprano stands out as a wonderful discovery.

In summary: a magnificent vocal cast in what is undoubtedly the worst thing I have ever seen in a theatre.

Cadavre exquis

Clément Mariage – ForumOpera.com – 26 juin 2025

source: https://www.forumopera.com/spectacle/verdi-la-traviata-cast-b-geneve/

 

Il est difficile, lorsqu’on vient voir un spectacle après la bataille – la première représentation où se rendent la plupart des journalistes et où l’équipe artistique vient saluer – de ne pas prendre en compte les différents articles qu’on a pu en lire. De fait, cette nouvelle production de La traviata signée Karin Henkel a fait l’objet d’une unanimité critique contre elle. Certains même ont affirmé que c’était « la pire production jamais vue au Grand Théâtre de Genève ». Pour peu qu’on soit un peu pervers, cela faisait envie. Notre collègue Charles Siegel a rendu-compte de cette première avec beaucoup d’humour, en relevant certaines inepties que comporte ce spectacle. On s’y référera pour en avoir un aperçu complet.

Cependant, au risque de décevoir, nous n’allons pas planter ici les derniers clous dans le cercueil de cette Traviata genevoise. De fait, à la fin de la soirée où nous nous sommes rendu pour entendre le cast B, le public a réservé une standing ovation aux artistes. Ce n’était peut-être pas pour saluer la mise en scène, mais cela prouve qu’une partie du public n’a pas passé une soirée si insupportable que ça – et nous non plus. La mise en scène comporte certes plusieurs éléments très discutables et pèche par trop de didactisme. L’idée d’éparpiller la musique de Verdi en recomposant la structure de l’œuvre, pour la faire correspondre au flashback du roman, est franchement discutable : puisqu’on commence par la mort de Violetta, le rideau s’ouvre sur le prélude de l’acte III et le deuxième couplet d’ « Addio del passato », tandis que le prélude du premier acte se retrouve entre le premier et le deuxième acte. Le chœur carnavalesque qui surprend Violetta à l’acte III est remplacé par une reprise du « Libiamo » et la fin de l’œuvre est modifiée : l’orchestre s’arrête de jouer au moment du « gioa! » de Violetta, rejoue le prélude mais s’interrompt très rapidement sans cadence parfaite. Tout ceci contribue sans doute à nous montrer combien la mort plane dès le premier acte, y compris dans ce toast si célèbre, monument d’hypocrisie sociale. Mais en vérité, cela ne fait que se superposer à la dramaturgie déjà existante de Verdi et de son librettiste, qui prévoient déjà tout ceci. Pourquoi alors modifier la structure originale de l’œuvre, plutôt que de se contenter d’en faire surgir les enjeux latents ? On n’atteint pas le niveau de déstructuration d’un Marthaler dans son Freischütz, mais ce final modifié, embarquant le spectateur dans un tout autre parcours émotionnel et dramatique que celui prévu par Verdi, nous pose cette autre question : à quoi bon privilégier une nouvelle dramaturgie, aussi intelligente puisse-t-elle être, plutôt que chercher à exalter l’efficacité dramatique de l’œuvre originale ?

Cependant, il faut bien avouer que pour quelqu’un qui a déjà vu La traviata de nombreuses fois, cette production permet de ne pas se laisser glisser dans une routine de spectateur. L’idée d’avoir quatre Violetta au plateau est une assez belle intuition : la Violetta-déjà-morte, interprétée par la danseuse et chorégraphe Sabine Molenaar est réduite à une pure présence physique, se désarticulant jusqu’à l’excès, rappelant quelques avatars féminins du cinéma contemporain : la tourmentée Ellen de Nosferatu (Robert Eggers) et la monstrueuse Elizabeth-Sue de The Substance (Coralie Fargeat), deux corps où se déchaîne tout ce que le désir et la société refoulent. Son corps se fait également manipuler par les hommes comme une poupée-chiffon, suggérant la violence avec laquelle la société masculine traite le personnage. La Violetta-mourante (Martina Russomanno) dialogue en chantant avec la Violetta qui revit les événements – le partage est adroitement fait, donnant le sentiment d’un personnage avertissant son moi du passé. La Violetta-enfant, apparaissant dans une nuisette blanche et un panneau « à vendre » autour du cou, instille un trouble et rappelle combien l’enfance détermine notre avenir social. La dimension sacrificielle du destin de Violetta – et surtout sa mise en spectacle – est elle aussi adroitement mise en avant. De même, les costumes (Teresa Vergho) des personnages principaux sont assez réussis, chacun arborant des excroissances ou des incongruités amusantes (des épaulettes surdimensionnées, des corps trop massifs ou coincés dans des manteaux trop grands) qui manifestent une forme de monstruosité sociale larvée. D’autres touches d’humour ici et là (Germont père qui apparaît entre les éclairs et surgit finalement comme un méchant de dessin animé) accentuent la destinée tragique de Violetta. Surtout, même avec toute cette armada de procédés de distanciation, on reste ému par ce qui se déroule sous nos yeux, ce drame inévitable qui dans un autre monde pourrait être retardé ou évité – comment ne pas pleurer en entendant Violetta comprendre qu’elle ne pourra pas guérir si le retour d’Alfredo, son seul espoir, ne l’a pas guérie ?

La représentation commence fort, avec un prélude (de l’acte III donc) déchirant de beauté cruelle. Les pupitres de cordes de l’Orchestre de la Suisse Romande, sous la direction inspirée de Paolo Carignani, éblouissent pendant toute la soirée par leur précision et leur puissance expressive, de sanglots désespérés en ricanements diaboliques. Mentionnons aussi la plainte déchirante de la clarinette, l’élan des cuivres ou la force tellurique des percussions. Le chef comprend ce que peu de metteurs en scène parviennent à mettre en avant : la cruauté avec laquelle l’orchestre verdien traite les personnages sur le plateau – le finale que nous n’entendrons pas ici, sous son aspect conventionnel, en est un exemple marquant : les cuivres et les timbales « anéanti[ssen]t cette comédie » en même temps que le rideau tombe comme un couperet.

Le premier couplet d’« Addio del passato », chanté par la Violetta-mourante de Martina Russomanno est d’une grande beauté : la chanteuse déploie ici et dans le reste de la représentation un timbre onctueux, avec une morbidezza idéale, une projection puissante. Le seul reproche qu’on pourrait lui faire est un certain manque de variété dans la coloration, mais on rêverait de l’entendre dans le rôle entier. À ses côtés, Jeanine de Bique, qu’on connaît surtout dans le répertoire baroque, faisait sa prise de rôle en Violetta. Le résultat est un peu inégal, même s’il est globalement convaincant et surtout émouvant, notamment dans les passages délicats, où la chanteuse déploie des trésors de nuances, avec un timbre splendide et un souffle infini. Dommage que l’interprète ne puisse donner autant de force à d’autres passages, à cause de son émission très couverte et en arrière, et une diction trop floue (les consonnes surtout ne sont pas très nettes, un « salute » devenant « saluce »). Elle est cependant très juste dramatiquement tout au long de la soirée, particulièrement dans son agonie. Le rôle d’Alfredo, franchement ingrat, revient à Julien Behr, qui convainc plus dans la deuxième partie, où sa rage et son désespoir lui permettent de convoquer de touchantes ressources expressives, là où son timbre gris et sa projection limitée rendaient le personnage pâlichon en première partie.

S’il y a un chanteur qui mérite le voyage à lui seul, c’est bien Tassis Christoyannis. Lui qu’on voit si souvent seulement dans le répertoire français et en version de concert en France, impressionne par son magnétisme scénique et vocal dans le rôle si verdien de Germont père. Le timbre a ses aspérités, mais la projection est débordante de santé et chaque mot est lancé comme une pointe avec un mordant et un aplomb souverains. La mise en scène lui impose de jouer un Germont plutôt odieux, ce qu’il fait avec beaucoup de probité, dans laquelle on décèle tout de même une certaine ironie qui ne manque pas de charme. La noblesse du personnage se retrouve dans la ligne châtiée du personnage, son expressivité élégante et finalement, dans le dernier tableau, sa compassion sincère.

Tous les seconds rôles sont excellents, surtout le Marquis d’Obigny de Raphaël Hardmeyer, solide et puissante voix de baryton. Le Gaston dandinant d’Emanuel Tomljenović, l’inscription sur les murs du plateau (« mon cadavre préféré ») et le parallèle entre Violetta et l’animal chassé (notamment quand la Violetta-déjà-morte se retrouve suspendue comme un animal écartelé qu’on voyait sur une photo au deuxième acte) interrogent le plaisir que l’on prend couramment devant ce rite sacrificiel qu’est l’opéra de Verdi – ce n’est pas le moindre des mérites d’une production qui mérite mieux qu’une unanime condamnation.

L’austère TRAVIATA de Karin Henkel

Romain Daroles - bachtrack.com - 22 juin 2025

source: https://bachtrack.com/fr_FR/critique-la-traviata-grand-theatre-de-geneve-henkel…

C’est la fine fleur du théâtre allemand qui est réunie pour cette Traviata au Grand Théâtre de Genève. La metteuse en scène allemande Karin Henkel s’est notamment entourée d’Aleksandar Denić aux décors, grand collaborateur de Frank Castorf lors des dernières décennies à la Volksbühne de Berlin, ainsi que de Malte Ubenauf, dramaturge dynamiteur s’il en est et fidèle compagnon de route de Christoph Marthaler. Quelques noms qui dispensent d’en dire plus long sur les ambitions de cette Traviata, peut-être plus dévoyée que jamais, assurément risquée et étonnante.

Dans un très beau décor relevant tant de l’ancien hôpital désaffecté que d’un bâtiment de réception à l’abandon, patiné façon Berlin-est, éclairé aux néons, surmonté de trois puits de lumière supportés par deux colonnes aux piètements bois, la metteuse en scène fait le pari de distancier l’émotion dans l’une des œuvres les plus romantiques du répertoire italien. La mort y est omniprésente du début à la fin. Pour Karin Henkel aucune joie, même éphémère, ne semble envisageable dans cette histoire de mœurs, portrait d’une femme instrumentalisée par une société festive où seul l’argent et l’instrumentalisation des femmes règnent en maître.

Jetés dans ce purgatoire profane, les personnages hiératiques errent entre l’attente d’une résolution existentielle et le ressassement des causalités qui ont mené à cette tragédie : la mort de Violetta. Celle-ci est d’ailleurs révélée dès la suite du prologue avec l’exposition du 2ème couplet de l’« addio del passato ». Défilent alors une Violetta enfant vendue à un homme, une Violetta morte dans son cercueil, une Violetta sous perfusion et une nouvelle Violetta amenée pour l’occasion. Car le procédé principal qui consiste à diffracter le personnage de Violetta et la partition essentiellement en trois états – présent, passé et post mortem – pourrait relever d’une facilité de mise en scène s’il n’était à ce point travaillé au scalpel.

Jeanine de Bicque campe la Violetta principale, c’est-à-dire celle qui conserve l’essentiel du rôle et des moments où Violetta jouit de l’instant présent, où chacun des mots est goûté jusqu’à la lie (son « croce e delizia » est un fruit mûr laissant éclater tout son jus), de son soprano colorature vif argent. De Bicque sait tirer les meilleurs effets de ses habituels contrastes de phrasés entre des pianissimos sur le fil et des aigus étincelants. S’il lui manque vocalement l’ampleur dramatique du rôle, on peut compter face à elle sur la soprano Martina Russomano, que nous avions tant aimé à Strasbourg il y a peu dans une autre Traviata tout autant féministe. Elle porte l’aspect dramatique du personnage en récupérant de la partie de Violetta seulement quelques phrases et parties chantées, interventions mineures tournées vers le doute, le regret, la déploration et la désillusion (« vous arrivez bien tard »), en parfaite complémentarité avec la voix et la présence de Jeanine de Bicque. Un simple regard face au public suffit à nous communiquer l’inéluctable. Une veut vivre, l’autre se sait mourir, consciente de la répétition d’un mème sociétal. Enfin, quelle émotion devant le corps comme démembré façon Egon Schiele de Sabine Molenaar, jamais illustrative, toujours sentie, Traviata fantôme de l’au-delà, résistance muette et éloquente à l’outrage. Seul regret vocal de ces représentations en double cast, l’Alfredo en peine de Julien Behr, surtout lors de ses morceaux de bravoure au début de l’acte II, inaudible par moments, toujours serré dans son émission sur son registre aigu et avec des choix de phrasé douteux.

On est réservé, mais pourtant intéressé par nombres d’idées qui sont proposées, par cette sanctuarisation et délimitation scénique de l’émotion dans des métaphores et des gestes qui frôlent le cliché d’une tradition de Regietheater, déréalisant le propos – parfois de manière trop appuyée comme dans les costumes de l’équipe médicale autour de Violetta ou des chœurs. Ces gestes, ce sont les petits pas dansés par quelques hommes de mains du Giorgio Germont de Tassis Christoyannis en contrepoint à son solennel et machiavélique « di provenza il mar, il suol » - impeccable de diction et de phrasé par ailleurs ; le long match de boxe en parallèle aux explications entre Violetta et Alfredo chez Flora à l’acte II ; les personnages principaux par longs moments assis face public, comme désincarnés.

Les tentatives sont là et louables, y compris dans les déplacements des morceaux musicaux – et que les ayatollahs genevois du respect du texte musical se rassurent : toutes les bonnes bibliothèques du monde conservent assurément une version originale non modifiée de la partition ! Sanctuarisation de l’émotion à l’orchestre enfin où Paolo Carignani recherche en tout point la ligne et la mélodie, apportant du drame là où la scène le diffuse au compte-goutte. Sur le « parigi o cara », le chef italien nous démontre par a + b que l’on n’a pas idée de tout ce que peuvent contenir des pizzicati, les variant inlassablement ! Élan de générosité dans une proposition dont l’austérité et l’observation d’une société mortifère nous aura en tous cas offert une lecture nouvelle du chef d’oeuvre de Verdi.

Di certo sappiamo cosa non deve essere La traviata

Federico Capoani – connessiall’opera.it – 21 juin 2025

source: https://www.connessiallopera.it/recensioni/2025/ginevra-grand-theatre-la-travia…

 

Le réclames affisse sui tabelloni in giro per la città o a bordo dei tram dell’ultima produzione stagionale del Grand Théâtre de Genève accompagnavano il titolo e le date dell’opera a una domanda retorica: «Conoscete veramente La traviata?». Prodroma, indubbiamente, a una rilettura del capolavoro verdiano che, nelle intenzioni di chi la propone, dovrebbe ritrovarne l’autenticità al netto di una tradizione che finirebbe per depotenziare il messaggio dell’opera.

Karin Henkel, regista di questo spettacolo, parte da una serie di considerazioni non nuove, e, va detto, neppure totalmente impossibili da condividere: Violetta è vittima di un sistema di sfruttamento, la distanza tra i personaggi è insormontabile, è difficile credere al perdono finale, peraltro assente nella Dame aux camélias. Nulla di rivoluzionario, insomma: una messinscena intelligente saprebbe come integrare questi aspetti, comunque già visibili in controluce nella costruzione drammatica dell’opera, all’interno della rappresentazione: e questo indipendentemente dall’ambientazione, ché le dinamiche umane e sociali della Traviata sono perfettamente adattabili tanto al Secondo impero quanto alla nostra contemporaneità.

Perché La traviata, dopotutto, è la prima opera contemporanea: e la sua critica della borghesia benpensante risuona perfettamente con il pubblico odierno. Non ci sono valori antiquati, per noi assurdi, da rivedere criticamente. Allora, francamente, resta difficile trovare il senso dell’operazione ginevrina. Che, nella pretesa di ritrovare la vera Traviata nell’«incubo surreale» (parole della regista nel programma di sala) di una Violetta morente e abbandonata, riesce solamente a privare di ogni emozione – e quindi di ogni senso – l’opera, non offrendo altro che un campionario dei più triti cliché da Regietheater.

Siamo nella sala grigia e fredda di un obitorio postindustriale, dove, in mezzo agli immancabili apparecchi medicali, non una ma quattro Violette (ci torneremo) vengono messe in vendita, sottoposte ad autopsie, perfino sepolte. Per carità, giustissimo porre il tema della mercificazione del corpo femminile: ma non è già evidente nella Traviata? Ha bisogno del didascalismo della Violetta-bambina messa su un palchetto con indosso il cartello “vendesi”? In questo luogo vuoto e inospitale (perché la solitudine della protagonista non sarebbe altrimenti comprensibile) Violetta ricorda la sua vita: le feste, il suo incontro con Alfredo, la rinuncia imposta da Germont padre. Tutto accade in maniera in fondo assai convenzionale entro questa scarna e spoglia scenografia: con il coro statico in fondo alla scena, qualche trovata interessante (la partita a carte sostituita da un incontro di pugilato, o ancora i costumi grotteschi dei personaggi minori), altre piuttosto banali (i duetti del secondo atto condotti su due piattaforme separate, per sottolineare la distanza e l’impossibilità di comunicazione, o Alfredo e Giorgio Germont che si tengono all’estremo opposto del palcoscenico da quello in cui muore Violetta), altre ancora incomprensibili (cosa dovrebbero simboleggiare le fotografie di animali che vediamo a un certo punto in scena? quando una di queste cade con un fragoroso tonfo non abbiamo idea se si tratti di un inconveniente tecnico o se, per qualche oscuro motivo, sia una precisa scelta scenica!)

Se ci si fermasse qui, diremmo di aver assistito alla solita brutta reinterpetazione di un grande classico, e, facendo astrazione di tutte le assurdità viste sul palco lateralmente e quasi in contrappunto all’opera “originale”, diremmo comunque di aver visto La traviata. Non è così. Innanzitutto perché il meccanismo della molteplicità (che non è nemmeno questa gran novità) viene qui esasperato al punto che, oltre alla Violetta-bambina e a una Violetta-già morta (la danzatrice Sabine Molenaar che dà grandi prove di contorsionismo) il ruolo cantato di Violetta viene affrontato da due interpreti: la Violetta “principale”, viva, e una Violetta morente a cui sono affidate, di tanto in tanto, alcune frasi della protagonista, in particolare, nel primo e nel secondo atto, quelle riferibili al sentimento di morte imminente della donna.

Ce n’era davvero bisogno? No. Ma la cosa ancora più fastidiosa è l’inversione dei numeri musicali per rappresentare il meccanismo del flash-back (e riconciliare La traviata con il romanzo di Dumas che inizia dalla fine). Perché l’opera non inizia con la sinfonia introduttiva, ma con il preludio del terzo atto, a cui segue immediatamente la seconda strofa dell’«Addio al passato» («Le gioie, i dolori», quella che spesso si taglia) cantata dalla seconda Violetta, mentre una squadra di becchini sistema la Violetta-cadavere nella bara. Subito dopo, l’orchestra attacca l’inizio del primo atto («Dell’invito») in cui appare la Violetta “viva”, protagonista del sogno/ricordo/incubo. L’ouverture, da par suo, non la sentiremo che prima del secondo atto; nel terzo, invece, dopo la prima strofa dell’«Addio», il coro del carnevale «Largo al quadrupede» è sostituito da una breve ripresa del Brindisi, mentre vengono tagliate alcune battute finali: il canto s’interrompe alla morte di Violetta, e in luogo dell’«È spenta» del dottore e degli accordi drammatici l’orchestra riprende alcune battute del preludio.

Questa, se vogliamo, è l’assurdità dell’operazione: introdurre simbologie ed elementi rivoltando la musica di un’opera che già li contiene, dimenticando che Verdi è stato prima di tutto un grandissimo drammaturgo. Non serve cambiare l’ordine dei numeri per rendere evidente un meccanismo di flash-back: il flash-back è già nella sinfonia dell’opera, quando dal tema della morte (che tornerà al terzo atto) appare quello dell’amore in contrappunto a un’aria di danza festiva (che senso ha invece riprendere gli accordi tenui e drammatici degli archi tra «Sempre libera» e «Lunge da lei», nei tre mesi di idillio di Violetta e Alfredo?). O vogliamo parlare della prefigurazione del funerale che Karin Henkel sente il dovere di palesare con i macabri balletti dei becchini? Basta ascolare «Prendi, quest’è l’immagine» e osservare come l’accompagnamento orchestrale abbia il ritmo di una marcia funebre. Il peggior torto che si possa fare a Verdi, in fondo, è non credere al suo senso teatrale.

La bipartizione del ruolo di Violetta non fa ovviamente bene alle due pur valide interpreti chiamate a ricoprirlo. La Violetta “principale” è Ruzan Mantashyan, ottima nella resa dei recitativi (anche per quanto riguarda l’intelligibilità del testo) e nei soliloqui («Ah, forse è lui» ha tutti i caratteri di un vero monologo teatrale) e la cui nella morbidezza dell’emissione, con un registro centrale elegante e ben tornito dà l’idea di una patina di oppressione, un’ombra che già oscura la vita apparentemente felice di Violetta (che bello il pianissimo in «Ah, dite alla giovine»). Resta la tendenza a chiudere eccessivamente le vocali nel grave, e ad assottigliare gli acuti in colorature non sempre chiarissime. La Violetta “secondaria” è invece Martina Russomanno, già protagonista con grande successo di una recente Traviata a Strasburgo, che a un timbro caldo, una grande sicurezza in tutta la gamma e un ottimo gusto del legato aggiunge un tono di acidità e di scoramento alla sua Violetta morente (ma perché  farla tacere per quasi tutto il terzo atto, dove anzi dovrebbe avere ancora più spazio?). Resta, però, in una visione così asettica e priva di emozioni del personaggio, un’impossibilità a caratterizzare anche a livello vocale Violetta Valéry (e così «Amami, Alfredo» arriva senza il necessario crescendo drammatico): colpa non da ascrivere alla mancanza di abilità delle cantanti ma all’assurdità della messinscena.

Conosciamo Enea Scala come valente belcantista, ma – forse perché l’Alfredo che gli si chiede di rappresentare è agli antipodi dei suoi ruoli tenorili di riferimento – non sembra qui trovare il suo miglior terreno. Malgrado la prestanza vocale, le frasi di conversazione soffrono di una spinta eccessiva, e danno l’impressione, salendo in acuto, di avvicinarsi pericolosamente ai limiti della voce, restando sempre sul forte. Più interessante la resa delle arie, dove il timbro quasi baritonale di Scala tratteggia, giocando con dinamiche molto più interessanti un Alfredo piuttosto subdolo (e all’autenticità del suo amore per Violetta non crediamo per un solo istante): dal brindisi, i cui toni sembrano quelli di un Escamillo sbruffone, o «Un dì, felice, eterea» in cui la seduzione sembra, per Alfredo, un gioco privo di conseguenze. Arriverà finalmente un momento più di “belcanto”, in cui possiamo apprezzare la duttilità della voce di Scala, solo in «Parigi, o cara».

Luca Micheletti, al debutto nel ruolo, fa di Giorgio Germont, più che un padre fin troppo premuroso, un freddo calcolatore: una sorta di Iago a cui Violetta fatica a ribellarsi. «Piangi o misera» appare più come un’imposizione che una consolazione, «Un dì quando le veneri» cantato staccatissimo ha un che di derisorio, come «Oh quanto soffri» all’indirizzo di Alfredo. E quanto sentiamo il distacco e il disinteresse di questo Germont per i sentimenti del figlio nella cabaletta «No, non udrai rimproveri» fortunatamente non tagliata. In particolare, apprezziamo i bei piani in acuto di Micheletti (e un «Di Provenza» dove la dinamica resta sempre contenuta) oltre ovviamente alla grandissima abilità teatrale. Solo un eccesso di vibrato proprio dove insiste la tessitura dell’aria rende «Pura siccome un angelo» meno riuscita.

I brevi interventi dei numerosi comprimarî, qui ridotti a grottesche macchiette, impediscono di parlare diffusamente di ciascuno: nonostante ciò, le loro battute hanno spesso un che di sgraziato, forse in linea con il carattere che gli è destinato, tra chi tende a toni nasali, chi al parlato, chi al borbottìo. Voci dissonanti e dissociate in un universo dissociato e dissonante.

La prova dell’Orchestre de la Suisse Romande è tutto sommato corretta, per quanto potremmo chiedere ai legni un maggior coinvolgimento melodico. La direzione equilibrata di Paolo Carignani, pur con qualche problema di scollamento tra orchestra, palcoscenico (e banda in proscenio), cui non è esente nemmeno il coro del Grand Théâtre, s’impegna a instillare un po’ d’anima e d’emozione a una Traviata che ne sarebbe altrimenti priva, cercando di riportare al meglio alla luce con i meccanismi contrappuntistici (nell’ouverture ad esempio) o con la gestione dei temi ricorrenti la drammaturgia musicale verdiana. Difficile fare di più, in ogni caso, con una partitura così assurdamente riordinata.

Alla prima, stando alle cronache, il Grand Théâtre ha registrato fischi e contestazioni che, nella compassata Ginevra, non si sentivano da tempo. Più misurata la reazione alla replica qui recensita, con timidi applausi rivolti ai cantanti. Resta la domanda iniziale: possiamo dire di conoscere meglio La traviata al termine di questo spettacolo? Di certo sappiamo cosa non deve essere.

Un ramassis de clichés éculés

Claudio Poloni - concertonet.com – 20 juin 2025

source: https://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=16989

 

Ce devait être le sommet de la saison lyrique genevoise. C’est un désastre total, un véritable naufrage. Avec La Traviata, la metteur en scène allemande Karin Henkel signe sans aucun doute possible l’un des pires spectacles de l’année au Grand Théâtre de Genève. Une relecture glauque et mortifère, plombée par un discours idéologique martelé à coup de symboles grossiers et par une mise en scène qui verse dans la caricature outrancière d’un Regietheater éculé.

Le premier choc du spectacle vient de Violetta morcelée en quatre figures : d’abord, une fillette maquillée à l’excès par un père qui ensuite, pour quelques billets, la confie à un « protecteur », puis une danseuse complètement désarticulée, manipulée ad nauseam comme un pantin par un groupe d’hommes libidineux. Et enfin, deux chanteuses, lesquelles se partagent le rôle vocal. L’idée d’une héroïne multipliée pour illustrer la violence d’une société patriarcale aurait pu être poignante. Ici, elle devient un inventaire de clichés usés, servis sans aucune subtilité ni finesse. Le sommet du ridicule est atteint à l’acte II lorsque Giorgio Germont, aidé de deux sbires, bâillonne son fils avant d’entamer son grand air. La scène frôle le grotesque. Les hommes sont ici présentés comme des êtres violents, dépourvus de la moindre empathie, incapables d’humanité, des brutes alcooliques, vautrés devant des matchs de boxe. L’œuvre est ainsi relue à travers un prisme univoque de masculinité toxique, au détriment de toute nuance.

Et que dire du décor dans lequel se déroule cette Traviata : une immense pièce grise, glauque et froide, parsemée de cercueils, de lits (de morgue ou d’hôpital), de perfusions et même d’un appareil respiratoire. Une horreur. En cherchant à « moderniser » La Traviata par des partis pris sans cohérence dramaturgique, Karin Henkel a réussi l’exploit de livrer une version affadie, caricaturale et surtout profondément ennuyeuse de l’un des opéras les plus bouleversants du répertoire. On apprend dans le programme de salle que la metteur en scène vient du théâtre. Eh bien, qu’elle y retourne illico presto et qu’elle y reste ! L’art lyrique peut très bien se passer d’elle.

Heureusement, tout n’est pas à jeter dans cette Traviata. Il reste la musique de Verdi, servie par des musiciens et des chanteurs admirables. Les deux Violetta (malgré le dispositif scénique absurde) sont tout simplement magnifiques, vocalement souveraines, déployant une émotion authentique, que la mise en scène s’emploie pourtant à saboter. Chapeau Mesdames ! Voix légère, claire et lumineuse, Ruzan Mantashyan est entièrement investie dans son personnage. Les vocalises du premier acte sont ciselées avec précision, sa confrontation avec Giorgio Germont au deuxième acte est empreinte tout à la fois de combativité et de résignation et son « Addio del passato » est un grand moment d’émotion. Son double, Martina Russomanno, a une voix beaucoup plus charnue et puissante, dommage qu’on l’entende si peu, car les rôles ne sont pas partagés équitablement. Le point positif de la multiplication des héroïnes est qu’on entend deux fois « Addio del passato », la première fois chanté par Martina Russomanno, au tout début du spectacle. La metteur en scène a cru bon de changer l’ordre de certaines scènes, mais passons. Luca Micheletti incarne un splendide Giorgio Germont, au chant noble et raffiné, avec de surcroît un superbe « legato ». L’Alfredo d’Enea Scala peine à convaincre entièrement en raison d’une émission un peu nasillarde et d’aigus souvent forcés, mais le ténor fait preuve de beaucoup d’énergie et d’un bel engagement. A la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Paolo Carignani offre une lecture précise et équilibrée, nuancée et dynamique, efficace et fluide à défaut d’être inspirée.

Traviata, Tarvitaa ou Rataivat ?

Guy Cherqui — wanderersite.com - 20 juin 2025

source: https://wanderersite.com/opera/traviata-a-geneve-traviata-tarvitia-ou-rataivat/

 

C’est désormais traditionnel, la programmation annuelle du GTG se termine par un opéra italien, le plus souvent populaire. On se souvient que la saison dernière s’était close sur une reprise complète de la « Trilogie Tudor » de Donizetti avec production conclusive de Roberto Devereux, italien d’ailleurs pas si populaire, mais si on recule dans le temps on avait vu Nabucco et autre Turandot, et une production de Traviata avait été prévue et annulée à cause du Covid.

Avec La Traviata, c’est pratiquement le titre le plus populaire du répertoire d’opéra et donc le Grand Théâtre affiche évidemment complet. Mais comme on sait, ce type d’œuvre est un chemin semé d’embûches, distribution, direction musicale, mise en scène. Autant dire un piège à tous les étages. Le public qui vient voir Traviata a envie d’être émerveillé et ému, il a envie de ses airs favoris dans les ors pour le libiamo, et dans les larmes pour l’Amami Alfredo ou l’Addio del passato. Autant dire qu’il n’est pas prêt à supporter les expériences trop pointues de mise en scène, qu’il veut ses aigus et roucoulades et sa Violetta éperdue d’amour et de douleur.

Aviel Cahn, que je soupçonne de ne pas trop aimer ce répertoire, ni ce type de public, mais qui sait que les salles seront pleines, propose donc une production à deux distributions très différentes, une mise en scène à rebours des attentes qui fait frémir le spectateur (pourtant, il en a pour son argent avec rien moins que 4 Violetta(s) sur scène…) et paradoxalement une direction musicale un peu éteinte et peu stimulante, comme quoi on n’a jamais peur de la contradiction, en offrant une musique sans grand intérêt et une mise en scène qui fait hurler, pendant que les chanteurs sans être des sommets font ce qu’ils peuvent.

Une fois encore c’est l’œuvre qui en souffre, coincée entre les attentes d’un public traditionnel d’un côté, une musique jamais convaincante et une mise en scène hors sol. Alors, si Karin Henkel, la metteuse en scène, nous assène que Violetta est une victime, on se demande de qui ? Des choix du GTG ou de son histoire malheureuse ? Plus douloureux et tragique encore : à quand, vraiment à quand une Traviata convaincante ? …

Contextes

Les productions de Traviata peinent à convaincre et on ne sait plus quoi en faire : la dernière à faire l’unanimité internationale fut celle de Willy Decker en 2005 pour une Netrebko débutante et elle reste insurpassée. Aujourd’hui on erre entre la production à Paris et à Vienne de Simon Stone qui demeure actuellement la moins insupportable, celle qui croule sous la poussière de la Scala, parfaitement adaptée à son public actuel, signé Liliana Cavani, reprise depuis 1989 (bientôt quadra), quand celle de Tcherniakov (2013) avait fait hurler les bonnes âmes parce qu’Alfredo épluchait des patates. À la Scala la patate n’a pas droit de cité dans Traviata… même à la campagne, où l’on doit supposer qu’Alfredo, héros cultivé et élégant (il n’est ni l’un ni l’autre) doit lire au moins un philosophe du temps, mettons Schopenhauer, respirer la nature comme Werther et passer un peu de temps dans le lit d’amour de Violetta (mais chuuut, ça se chante mais ne se dit ni ne se voit).

J’ai toujours dans mon cœur la magnifique production parisienne de Christoph Marthaler, qui avait transposé le couple Alfredo/Violetta en Theo Sarapo/Edith Piaf, encore une course d’amour contre la mort : c’était si beau, si juste aussi que le public parisien (qui vaut en terme de poids de poussière celui de Milan) en avait décrété la condamnation à mort.

Alors on se rabat sur la vieille production Zeffirelli, vue à Florence, à Paris, et réadaptée pour Vérone encore récemment, dans un décor monumental Second-Empire, dont on a fait un film avec une inoubliable Teresa Stratas, qui n’était pas si mauvaise. Mais ce type de production a besoin pour exister de grandes personnalités scéniques, des Oropesa aujourd’hui, des Stratas ou Gasdia hier. Et entre les deux, il y eut dans une autre production Anja Harteros… bouleversante (soupir…).

Ne rêvons pas, nous sommes à Genève en 2025 et la production a été confiée à une jeune metteuse en scène allemande, Karin Henkel, qui est sans nul doute un des espoirs de la scène germanique mais qui, en se confrontant à Traviata, a péché par un certain excès de zèle dramaturgique tudesque.

Pourtant, autour du berceau, que de noms flatteurs : le décor (impressionnant) est d’Aleksandar Denić, décorateur attitré de la légende Frank Castorf. Il a signé les décors incroyables du Ring 2013 de Bayreuth, un artiste génial qui croule sous les prix internationaux et qui vient d’exposer à la dernière Biennale de Venise (son projet « Exposition coloniale ») , et qui est, ne l’oublions pas, l’un des scénographes d’Emir Kusturica ; les costumes sont de Teresa Vergho qui vient aussi de signer les costumes de La Forza del Destino à Lyon dans la mise en scène d’Ersan Mondtag, actuellement l’une des créatrices de costumes les plus en vue d’Allemagne, et le dramaturge est Malte Ubenauf, dramaturge habituel de Christoph Marthaler. Il ne m’étonnerait pas qu’avec une telle équipe de production, le spectacle ne parte à la Deutsche Oper Berlin, dont le public en a vu bien d’autres et prochain port d’attache d’Aviel Cahn …

Karin Henkel, contrairement à ce que j’ai entendu çà et là, ne signe pas un travail inepte loin de là, et le point de départ de sa réflexion a du sens. Mais là n’est pas le problème parce que dans la bataille idéologique et désormais rebattue (et épuisante par sa bêtise) entre anciens et modernes à l’opéra, d’un côté certains se refusent à aller au-delà des yeux, ou de voir derrière les yeux comme disait André Breton et de l’autre c’est une entreprise qui du côté du GTG, se veut une rupture frontale avec la tradition.

D’abord quelques observations sur le statut du titre aujourd’hui, qui a l’air si évident et qui ne l’est pas. L’Opéra de Paris entre 1973 et 1980 sous le règne de Rolf Liebermann a vécu sans doute sa période la plus faste des cinquante dernières années et ce fut mon école de l’opéra. Ce fut une période brillante mais sans Traviata ni Tosca. Ce serait aujourd’hui incompréhensible.

La Scala elle-même, le Vatican de l’opéra italien, a vécu sans Traviata entre décembre 1964 (Karajan, Freni, Franco Zeffirelli ) et avril 1990 (Muti, Fabbricini, Alagna, Liliana Cavani) soit 26 ans…

J’ai vu moi-même ma première Traviata scénique à Vienne en 1980, soit une douzaine d’années après ma naissance à l’opéra, avec Edda Moser, Alfredo Kraus et Bernd Weikl. Vous pouvez aisément deviner pour qui je fis le voyage, puis à Paris en janvier 1986 (Mehta, Zeffirelli, Gasdia, Aragall…).

Ceci pour dire qu’on peut aussi vivre à l’opéra pendant des années sans Traviata.

Mais, dans le délire qui a pris ou le public ou les managers, Traviata est devenu aujourd’hui une sorte de titre-symbole, sans doute alimenté par le mythe Callas (c’est pareil pour Tosca) qui a grossi à mesure que la mort de la Diva s’éloignait et en même temps dans la conviction que les titres « populaires » vont faire revenir le public à l’opéra. Nos chaines TV doivent en être par exemple à leur 3765e diffusion de Carmen en toutes couleurs et sous toutes latitudes, et j’appelle cela un calcul populiste, prenant le public pour des zozos, capable de mobiliser un temps de cerveau lyrique seulement pour ces titres universels, mais pas pour le reste du répertoire.

En ce qui concerne Traviata, chaque vision doit cacher sans doute en sous-texte le rêve de retrouver Callas ou sa réincarnation : ce fut le cas de Tiziana Fabbricini en 1990 à la Scala : « c’est Callas réincarnée »  disait-on à l’époque à Milan où je vivais, et ce fut Alagna qui survécut.

Il y a eu de très grandes Traviata depuis des années, de magnifiques enregistrements (Kleiber et Ileana Cotrubas…) et aussi de sacrés laminages de la partition par le répertoire : coupures çà et là, tempi changés (l’amami Alfredo devenu une sorte de point d’orgue vériste, ralenti pour faire sortir les larmes là où il est en réalité halètement de la mourante, avec un tempo bien plus rapide indiqué par Verdi lui-même La dernière en date des Violetta de grand style est Lisette Oropesa, intelligence, sensibilité, technique, présence… Mais il faut d’abord comprendre que Violetta n’est pas une super Mimi, même si elles meurent du même mal.

Violetta et la mort

Violetta sait d’emblée qu’elle va mourir, mais elle le masque à tous parce que la courtisane doit n’être au monde que pour l’extérieur, pour la façade, pour la société qui la fait vivre. La mort est en elle dès le premier « Flora », son premier mot dans l’opéra qui doit être dit avec une fragilité sur le ton, à la limite de la justesse, pour faire sentir déjà que la voix a des ratés.

Dans ce contexte, Alfredo arrive et elle s’offre avant de mourir les instants jamais vécus d’une autre vie, fait le choix de rompre avec la société dans laquelle elle évoluait, pour vivre cet amour immédiat, et de toute manière sans lendemain. Elle rompt pour vivre avant de mourir. C’est non pas une faible femme, mais une femme forte.

Devant Germont au deuxième acte, elle comprend que la « société » la rattrape, et qu’elle n’a plus de temps pour continuer à vivre. En disant non à Germont, elle se donnerait un sursis de quelques mois de bonheur, en lui disant oui, d’une part elle perd le bonheur pour quelques mois au mieux, mais elle gagne ce respect que des êtres comme Germont n’ont jamais eu pour des femmes de sa sorte : et Verdi et son librettiste immédiatement posent le personnage et la situation quand Germont arrive sûr de lui et dominateur et qu’elle le remet à sa place, vertement.

Violetta : Donna son io, signore, ed in mia casa ;

ch'io vi lasci assentite,

più per voi che per me. (per uscire)

Germont (Quai modi!) Pure…

Je suis une femme, monsieur, et je suis chez moi ;

si je vous laisse partir,

c'est plus pour vous que pour moi. (pour sortir)

Germont (Quelles manières !) Pourtant…

Autrement dit, elle menace de sortir (per uscire= elle fait mouvement de sortir) devant l’agressivité de Germont et immédiatement celui-ci se calme…

Ce qui signifie que le dialogue aura lieu d’égal à égal et non plus de père outragé à prostituée.

C’est tout l’inverse d’Alfredo qui dans son aveuglement et son refus d’écouter qui que ce soit la renvoie au deuxième tableau (la fête chez Flora) du deuxième acte à son statut

qui testimoni vi chiamo,

ch'ora pagata io l'ho

(Je vous prends tous à témoin que maintenant je l’ai payée.)

 

Violetta renonce à son amour en gagnant le respect de Germont, et le fils la renvoie brutalement dans son statu quo ante. En réalité Violetta renonce à Alfredo parce qu’elle sait qu’elle va mourir et qu’Alfredo aura de toute manière une vie après, qui correspondra à sa situation sociale, à sa classe, à sa jeunesse aussi : Alfredo n’est pas un héros romantique qui meurt d’amour : n’est pas Werther qui veut.

Elle choisit la mort, et en quelque sorte la mort par amour. Deuxième indice qu’elle est une femme résolue.

 

Donc si elle est victime, elle l’est d’un système, elle l’est d’une société, elle l’est aussi d’une maladie, mais elle agit en toute connaissance de cause, et de vivre avec Alfredo et de le quitter en s’effaçant, en cela, elle est la seule héroïne de l’œuvre.

Ainsi lorsque Karin Henkel à Genève souligne que la question de Traviata, c’est la mort, elle n’a pas tort. Violetta condamnée s’offre quelques moments de bonheur avant la fin, un peu comme le Don Giovanni blessé à mort de Claus Guth (à Salzbourg) s’offrait ses derniers moments de séduction avant la fin inéluctable. Pour lui c’était une course à l’abîme, pour Violetta, une dernière course à la vie.

De son côté si Germont a plus de poids et de subtilité que celui de père outragé, je crains qu’Alfredo n’ait jamais perçu (malgré le premier acte) la Violetta en sursis. Jeune fougueux, enfant gâté, il ne connaît de la vie que les facilités mais ni les obstacles, ni les malheurs, ni les douleurs. Sans grand intérêt ce garçon. Et en faisant mourir son héroïne seule et abandonnée de tous, Alexandre Dumas dans son roman avait vu juste. Mais de son côté Violetta qui cachait à sa société sa maladie mortelle la cache aussi à Alfredo : sa relation à Alfredo est aussi projection dans une sorte de rêve éveillé où le réel n’a pas la place qu’on croit et elle se laisse aller à Alfredo en sachant bien avec qui elle vit.

Une production loin d’être absurde

Ainsi dans sa mise en scène Karin Henkel s’intéresse à ce personnage qui meurt, et c’est même le centre de son propos, souligné par le décor monumental d’Aleksndar Denić, une vaste salle d’un hôpital-hospice où dès que possible surgissent les tables à autopsie et les cercueils, un de ces bâtiments sans âme, un peu à l’abandon pour âmes délaissées.

Il est évident, et Karin Henkel le souligne, que les visions qui nous sont proposées ne sont pas réalistes, elles ne peuvent l’être parce qu’en construisant sa mise en scène autour d’un flash-back initial (Violetta au bord de la mort se remémore son passé et notamment sa dernière aventure) Karin Henkel elle propose au public une vision de Violetta, des souvenirs, des cauchemars, des images, des représentations de la vie passée magnifiées ou en réalité augmentée ou diminuée : toute sa mise en scène est vision, et pas récit.

Alors dans ce type d’espace plus ou moins rêvé, plus ou moins torturé, tout est possible parce que rien n’est « réel », puisque l’espace est le reflet d’un vécu de l’héroïne, de son image du monde et non de la vie.

Ainsi l’espace d’Aleksandar Denić a cette modularité qu’on lui a reproché (« on ne sait pas où on est, ce que cela représente »…) d’un espace monumental, impressionnant, vaguement abandonné, modulable, où tout peut surgir et survenir, on pense à l’hôpital, car il y a des carreaux de céramique, on pense à une salle abandonnée, une salle de spectacle parce qu’il y a un podium, ou pense aussi à une cave, avec du charbon (?) entassé à jardin sur lequel gît un cercueil. Dans cet espace où circulent les tables à autopsie, où Violetta apparaît sur un fauteuil, avec cathéter, cet espace où des infirmières circulent, on ne soigne rien, on y attend la mort : c’est l’espace-mouroir.

Les quatre Violetta…

Si l’on admet que c’est un flash-back, un procédé assez banal au cinéma, mais aussi au théâtre, les souvenirs de Violetta s’accumulent et se superposent, elle se voit enfant (Violetta 1), elle se voit cadavre (Violetta 2), elle se voit aussi dans sa gloire (Violetta 3), et donc, le théâtre nous représente quatre Violetta en une qui sont l’image trouble d’une sorte de délire final d’une Violetta où se superposent des images qui font « explication » d’une vie.

De là les étranges costumes du chœur signés Teresa Vergho, avec leurs épaulettes à la Pierre Cardin années 1970, un artifice déjà réalisé dans La Forza del Destino à Lyon et pour les mêmes raisons (bis repetita placent…elle ne s’est donc pas trop fatiguée), un monde à la limite du rêve et de la réalité, vaguement agressif et vaguement diabolique aussi dans l’imaginaire de Violetta, un monde qui là non plus n’est pas réaliste et qui n’est pas un monde « ami ».

Les protagonistes, Alfredo et Germont Père sont eux, habillés « bourgeoisement », pour le père, un peu négligé pour le fils (chacun vit sa révolte comme il peut), mais sans caractère d’artifice, ils existent dans leur costume habituel. En revanche, Violetta passe de la nuisette blanche avec robe de chambre à la tenue noire de la prédestinée, mais pour la société du premier acte elle revêt une extravagante robe « fleur » qu’elle voudra revêtir sans le pouvoir à la fin de l’opéra, sa robe de cour ou de courtisane.

Et Douphol, qu’on n’a jamais vu aussi présent dans une mise en scène, est aux limites entre les deux univers avec son complet lie de vin, si typiquement allemand d’ailleurs, qui n’a pas droit aux épaulettes, mais simplement à la couleur pour le singulariser : Karin Henkel met aussi en scène face à face Douphol, l’amant qui paie, et Alfredo, l’amant qui aime (et qui par incise, se fait entretenir par Violetta sans trop y penser).

On a beaucoup reproché la « destructuration » de l’œuvre puisqu’on entend d’abord le prélude de l’acte III et l’addio del passato (le second couplet), l’adieu au passé que Violetta chante au début du troisième acte en se remémorant sa vie passée. Mais celle qui le chante c’est Violetta 3 (Martina Russomano) et non Violetta 4 (Ruzan Mantashyan) qui va chanter en miroir le premier acte avec une voix plus légère que l’autre, plus fragile aussi…

Je suis sûr que si la même scène avait été représentée par un moyen ou par un autre sans musique, dans le silence d’une sorte de pantomime avant que ne commence la « vraie » Traviata avec le vrai prélude et l’irruption du chœur, personne n’aurait crié à la destructuration. En fait la présence de la musique ici ne fait que rappeler au spectateur un sens qui est déjà projection de l’échu, de la fin. Car la musique qui ouvre le troisième acte a une couleur voisine de celle qui ouvre l’opéra (c’est le même début), et c’est celle de l’infinie tristesse de la fin ; elle va servir de Leitmotiv : c’est aussi nous rappeler que Verdi « compose ». Le prélude du troisième acte compose un écho très clair au prélude de l’opéra, et c’en est une variation tragique : le signe musical donné au spectateur n’en est pas si absurde : la mort existe musicalement dès le début de l’opéra et non pas seulement au troisième acte quand tout est perdu : chez Verdi, tout est perdu au départ. Comment s’étonner alors dans la mise en scène de l’arrivée des croquemorts, du cercueil, de la mise en bière du cadavre puisque c’est de cela qu’il s’agit, c’est la seule question…

Mais le prélude habituel de l’opéra alterne cette mélancolie lointaine avec un crescendo assez léger aux cordes tremblantes qui fait croire à la vie sur un fil. Alors il est placé par la metteuse en scène entre le final du premier acte et le début du deuxième. Disons que c’est à la fois audacieux et démonstratif, mais pas vraiment utile parce que la musique parle si on l’écoute. On n’a pas besoin de l’utiliser en « argument » asséné. Si après ce prologue « troisième acte », on était revenu simplement au prologue « premier acte » normal suivi du premier acte, cela aurait eu aussi du sens, mais on ose avec Verdi ce qu’on n’oserait ni avec Wagner ni avec Strauss (Imaginez le bûcher final de Walküre en début de deuxième acte, le metteur/la metteuse en scène mettrait sa vie en jeu…)… Verdi puzzle au nom d’un message, ça se discute, et ça se critique et ça me désole un peu parce qu’on a toujours l’impression de regarder Verdi d’en haut alors qu’il est un géant.

La raison ? Karin Henkel veut faire du premier acte un rite funèbre (C’est dans Verdi, puisque Violetta y trouve par son malaise son premier rendez-vous public avec la mort…) dont on verra la triste copie au troisième acte, et la metteuse en scène veut directement la lier à ce troisième acte initial. L’intuition est juste, pas le moyen (le marteau-piqueur et le bulldozer).

Comment s’étonner alors au premier acte de ces placards au mur, « Mon cadavre » d’un côté « préféré »  de l’autre bien évidemment très didactiques au sens brechtien du terme (on y reviendra), mais qui va aussi nous rappeler une histoire de cadavre, voyant Violetta comme un cadavre en sursis : d’où l’une des Violetta (la chorégraphe Sabine Molenaar) en corps désarticulé que les hommes manient comme un objet, comme un objet-corps dénué d’âme, dénué de forme : ses mouvements sont ceux d’une contorsionniste, déniant à Violetta sa part d’humanité, et la réduisant à un pantin désarticulé, à un tas de chair, vivante ou morte, peu importe.

Plus délicat est la Violetta enfant, amenée en scène par son père avec un placard « à vendre », qui la vend au plus offrant, offerte dès l’enfance au plaisir des hommes, avec un père en quelque sorte proxénète.

Enfin, la femme est destinée au viol, d’où l’apparition de Germont avec sa fille, couverte de sang, suggérant clairement d’une part l’usage que son père en a fait (et rappelant la scène de l’enfant à vendre), mais nous suggérant surtout que le mariage de la jeune femme est un gentleman agreement visant à arranger un mariage qui effacera la virginité perdue longtemps auparavant. L’idée de femme-objet, de femme-matériau circule dans tout le spectacle et ce sang qu’on voit versé plusieurs fois, c’est le sang du viol et du destin éternel des objets de prédation.

L’autre idée symétrique circule donc aussi, est celle de l’homme prédateur, celle d’un masculinisme représenté au deuxième tableau du deuxième acte par les deux boxeurs, évidente métaphore de Douphol contre Alfredo, mais plus encore de la lutte de pouvoir sur les femmes… « qui a la plus longue ? » en quelque sorte, réduisant les hommes à une sorte d’animalité sans intérêt : c’est ici le zoo humain qui est suggéré dont la femme est victime, consentante ou non. Violetta en choisissant Alfredo fuit ce monde, elle s’efface, elle se cache (elle le dit au deuxième acte quand elle reçoit le billet de Flora : Ah ! ah!… scopriva Flora il mio ritiro!… Ah ! ah ! Flora a découvert ma retraite…) mais ce billet de Flora montre que le passé vous rattrape toujours (comme on dit), mais surtout qu’on ne peut se soustraire à la société des prédateurs, ce que la visite de Germont qui suit va évidemment confirmer.

Violetta dans cette société est en exposition : le prouve son portrait immense qui la montre « telle qu’en elle-même l’éternité la change », la Violetta offerte au monde, la Violetta saine et disponible, la reine de Paris, comme le montre la partie du premier acte sur le podium pendant qu’on l’habille de sa robe fleur, tellement démonstrative, une robe de revue de Music-Hall, une robe-spectacle tandis qu’elle va chanter le libiamo avec Alfredo. Et n’oublions pas non plus que le libiamo (le brindisi que tout le monde connaît par cœur) c’est l’hymne de cette société du zoo humain, Paris chante, danse, trinque et baise : c’est la Violetta-apparence qui le chante et la joie est feinte, pour la galerie… Mais qui le chante avec cette légère teinte, cette légère feinte ? …

Le deuxième acte pourrait donc être traité de manière assez « traditionnelle » dans son premier tableau. Même si la « campagne » est suggérée par des projections d’images de bêtes sauvages (cerf, loup etc) sorte de représentation de la campagne sauvage vue d’un monde urbain, mais où les images restent nocturnes et vaguement effrayantes, montrant dans cette campagne un autre zoo aussi effrayant. Mais on y trouve aussi bien le fougueux Alfredo et ses bollenti spiriti que l’entrevue Germont face à Violetta (sans le personnage de Giuseppe) accompagnée de son ombre cadavre-chose, donnant clairement l’idée de ce que Germont pense d’elle, puis Germont avec sa fille couverte de sang, nous dit ce que fut le passé de la giovine – sì bella e pura, mais c’est lorsqu’il est face à son fils que le « délire » démonstratif de la mise en scène se montre, puisque Germont aidé de sbires attache Alfredo à une chaise en le bâillonnant  pour l’empêcher de réagir, l’obliger à écouter et montrer qui est le maître (L’éducation à la Bétharram) , tout en chantant Di Provenza il mar qui n’est pas forcément un chant de torture, mais un chant d’espoir que tout rendre dans l’ordre, dans l’ordre familial. Du genre je te bombarde pour la paix (suivez mon regard…).

La fête chez Flora, serait là aussi traditionnelle sans les deux boxeurs trophées du masculinisme dont il a été question plus-haut. À chaque scène sa petite « apostrophe » qui la décale…

Le troisième acte commence traditionnellement (on est obligé de le rappeler vu le spectacle) et on en revient à la première vision du lever de rideau, mais c’est cette fois Traviata 4 (Ruzan Mantashyan) qui chante, sans prélude (entendu au début de la représentation), au bord de la mort. Verdi a installé immédiatement l’idée d’irrémédiable et de solitude dans ce dernier acte. La plupart des mises en scène montrent le même espace que celui du premier acte, mais sans meubles, sans tableaux (le décorateur Rolf Gérard au MET dans les années 50 avait laissé au mur les auréoles des tableaux, ce qui fut et ce qui est) : on installe l’image de désolation, c’est chez Dumas, c’est chez Verdi.

Ici Karin Henkel fait reprendre a cappella le libiamo, ce qui fut et ce qui est, le printemps adorable a perdu son odeur, dirait Baudelaire car l’idée en est bien ce « Goût du néant » que toute la scène respire, au-delà de tous les tripatouillages de mise en scène. Alors on a ensuite ce qu’on attend, la visite du docteur Grenvil (Mark Kurmanbayev, au timbre chaleureux et à la voix bien projetée) et l’annonce de la mort.

Puis commence la lecture de la lettre, donnée à Traviata 1 (la petite fille), ce qui en soi n’est pas une mauvaise idée : la petite fille est émouvante et faire lire la lettre par une autre voix, c’est déjà lui enlever sa réalité, la projeter vers un rêve de retrouvailles, et non pas vers un espoir réel. C’est pourquoi Violetta ne chante/dit pas ensuite è tardi. Parce que le tard est déjà passé, il est déjà trop tard. L’addio del passato chanté sans le deuxième couplet, qui avait été chanté en lever de rideau par l’autre Traviata (on s’y perd) est devenu un chant de mort comme au début du spectacle, alors de nouveau on voit croquemorts et cercueil… Violetta est morte. Une voix nous le dit.

Dans l’œuvre originale suit le chœur des fêtards du Carnaval, Largo al quadrupede une musique volontairement plus vulgaire, faite pour rompre avec la mélancolie de l’air, et préparer à l’arrivée d’Alfredo. Ici, rupture. Le chœur est libiamo repris du premier acte parce que l’intention est clairement (depuis le début) d’enchainer le troisième acte et le souvenir du premier acte en un duo funèbre. C’est ainsi que le duo final Parigi o cara et toute la scène finale se déroulent sur le podium, à la vue de tous et en particulier de Douphol qui se rapproche car il n’en croit pas ses yeux…, comme un spectacle, comme une représentation d’une fin d’amour en somme comme une fin de Traviata normale comme si l’opéra n’avait droit de cité qu’en représentation fantasmatique, comme pour nous dire « spectateurs, elle est morte, mais puisque la musique n’est pas finie, il faut bien finir » – mais c’est ma vision noire de mauvais esprit…

Toute cette fin est en réalité du même ordre que la lettre lue par la petite fille : elle rejette à l’extérieur du vrai drame ce que l’opéra de Verdi a ajouté à Dumas, en en faisant une fin attendue pour les larmes. Mais l’idée d’une fin fantasmée, d’une fin pour le rêve du mourant, n’est pas neuve …

On l’avait vue à Bayreuth en 1981 dans le Tristan de Jean-Pierre Ponnelle où Tristan (comme Violetta) mourait seul sous son arbre décharné, mais en rêvant la Liebestod : la dernière image effaçait tout et laissait le cadavre de Tristan seul. On avait crié au génie (et c’était vrai). Ainsi toute la scène finale avec Alfredo puis Germont est une sorte de dernier spasme rêvé où elle se voit au premier acte avec sa belle robe-fleur, où elle est sur le podium avec Alfredo comme au premier acte, où elle vit l’amour une dernière fois dans son tunnel de la mort vers la sérénité éternelle.

Dernier coup de canif à la tradition, l’accord final disparaît au profit des premières mesures du prélude du premier acte (qui sont celles du troisième acte aussi), celles de la mélancolie pour toujours, celle de la solitude structurelle et de la mort aussi. Et ce n’est pas une idée forcément mauvaise en soi, mais encore une frustration devant l’horizon d’attente du spectateur…

Si l’on se réfère à d’autres mises en scènes de standards populaires de l’opéra éternel, celle-ci offre au moins une vision juste, qui ne va pas à contresens de l’histoire ni de Verdi. Je pense à la vision de Tosca signée Mundruczó à Munich qui était un total contresens. Ici pas de contresens, mais une volonté tenace de raconter une histoire de mise en scène, quand l’histoire originelle tient la route.

Karin Henkel a voulu faire du théâtre avec de l’opéra, en racontant l’histoire à son mode, mais en se confrontant à la musique, choisissant de faire plier aussi la musique à sa volonté. Hybris de metteuse en scène mais aussi petite lâcheté : le vrai courage n’est pas de découper l’œuvre au chalumeau mais de l’affronter dans sa réalité et son déroulé, d’en faire quelque chose. Ce faisant, et c’est aussi paradoxal, elle montre ce qui dans la musique de Verdi est à double sens, le caractère mortifère du prélude, le Libiamo qui est fausse joie, elle souligne aussi le caractère inutile et factice des retrouvailles finales. Violetta meurt, tout le monde est triste, ce monde même qui l’a détruite, et puis on passera à autre chose quand les nuages se seront évaporés. Au théâtre, dans le drame ou la tragédie, ceux qui restent vivants ne sont pas des héros. Tristan, Isolde, Romeo, Juliette, Tosca et Mario meurent tous deux (sauf chez Ponnelle pour Tristan), mais ni Rodolfo dans Bohème, ni Alfredo dans Traviata ne meurent : il y aura bien une raison.

Karin Henkel a donc raison de souligner la solitude de Violetta, et elle a aussi raison d’exprimer par sa mise en scène des motivations très XXIe siècle, la défaite des femmes (mais ça c’est déjà XXe siècle par le très bon bouquin de Catherine Clément L’Opéra ou la défaite des femmes publié dès 1979), mais aujourd’hui, les femmes sont défaites, victimes achetées, violées, elles sont les proies d’hommes prédateurs, de violeurs, d’incestueux etc… et ça c’est nouveau qu’on le dise sur le théâtre… Donc Karin Henkel fait de Violetta un emblème d’aujourd’hui.

Soit.

Une production exagérément démonstrative

Mais ce placard « à vendre », ou « Mon Cadavre préféré », ces quatre Traviata avec les deux chanteuses dont la voix alterne à certains moments (il faudrait se plonger dans le texte pour saisir les motifs des reprises de voix et sur quels moments du texte) des deux premiers actes, ce magnétophone qui à un moment fait entendre la musique (comme un refrain agréable aux oreilles et que tout le monde fredonne), cette multiplication des visions de femmes couvertes de sang, à commencer par la fille de Germont, qui semble rejoindre Violetta dans la longue procession des femmes victimes (voire crucifiées) , c’est répétitif, c’est lourd, c’est très démonstratif, comme pour asséner des idées surlignées au stabilo, des idées qui par ailleurs ne sont pas absurdes, mais desservies par l’insistance presque maladroite… comme l’est le profil de Germont, parfait bourgeois un peu violeur de sa fille (que Violetta voit dans son rêve en acheteur de la petite fille Violetta à moins qu’il ne l’amène lui-même à vendre, de toute manière sorte de père-repoussoir) et qui ligote son fils et le bâillonne : un bilan subtil et particulièrement léger… l’art gradué du coup de massue.

C’est bien le paradoxe de ce spectacle d’être intelligent, très attentif, très construit mais trop élaboré, trop reconstruit (et non déconstruit) au service d’une thèse, et ainsi de passer à côté de l’opéra, du public, de l’émotion et aussi de la linéarité de l’histoire. Un tel spectacle sans musique en mettant en scène la pièce que Dumas tira du roman en 1852, La Dame aux Camélias, eût peut-être pu convaincre, car Karin Henkel propose au théâtre de belles visions et d’ailleurs certaines images sont ici fortes et justes : il y a dans ce spectacle une véritable ambiance et une vraie couleur et de l’autre côté tant d’excès inutiles.

Ainsi Karin Henkel a pêché par didactisme, en s’éloignant du récit de Piave et Verdi, en le considérant secondaire par rapport à sa propre idée du récit, qu’elle voyait mieux servie dans le roman de Dumas. Elle a fait rentrer par force sa vision dans un moule qui n’était pas fait pour ça, parce que le théâtre et le roman ce n’est pas la même chose et que sauf à de rares exceptions ce qui est possible au théâtre ne n’est pas toujours à l’opéra : tout le monde n’est pas Warlikowski avec Hamlet ou Tcherniakov avec Salomé. Et Madame Henkel n'y est pas encore.

Elle a péché par usage abusif du Regietheater, pensant que la vision (juste par ailleurs) qu’elle proposait devait forcément passer par une dissection de l’œuvre visant à trouver le filon qui assurerait à son propre récit sa cohérence, pensant que le récit du metteur en scène et sa lecture réussirait à s’imposer dans une œuvre aussi rebattue, mais avec un public aux attentes situées aux antipodes, elle s’est trompée de cible.

Elle a péché aussi en ne demandant rien de précis à ses chanteurs, une Violetta prisonnière des trois autres, un Alfredo vaguement chien fou mais pas beaucoup plus et un Germont assez jeune – dans cette distribution, Luca Micheletti en prise de rôle et gérant lui-même (il est aussi acteur et metteur en scène, arrivé tard au chant) son personnage. Les autres sont des marionnettes. Or, sans jeu, le chant tombe quelquefois à plat et ici la mise en scène n’aide pas le chant.

Le résultat ? Une Traviata brechtienne en diable, distante et distanciée, où le spectateur est sollicité pour analyser, soupeser, évaluer, juger, estimer, mais pas pour apprécier et surtout pas pour s’émouvoir ni pour adhérer ou s’identifier. Car il n’y a aucune émotion dans tout le spectacle, sauf peut-être au troisième acte quand Violetta chante la dernière scène (celle qu’elle ne « vit » plus) comme si volontairement, maintenant qu’elle était morte, elle pouvait chanter avec Alfredo comme à l’opéra, enfin… C’est un peu tortueux sinon tordu, même si une fois encore ça n’est pas si absurde : l’opéra étant la projection de tout ce qui n’est pas la vie et c’est pour ça qu’on l’aime.

Au total un spectacle qui passe à côté du but recherché, un peu has been parce que ce type de tentative n’est plus d’actualité sur les scènes lyriques (c’est très années 1990), et qui aurait pu peut-être toucher son but avec plus de simplicité et moins de construction, en faisant confiance au livret et surtout à la musique, parce que ce que Madame Henkel dit en 2025, Verdi l’a dit avant elle en 1853… Encore faudrait-il écouter la musique ou mieux, l’entendre.

Les voix

Je l’ai esquissé en effet, et là Madame Henkel n’est en aucun point responsable, les choix musicaux sont ici quelquefois un peu problématiques, comme souvent à Genève et ailleurs dans le répertoire italien.

Rien à dire sur le chœur du Grand Théâtre, parfaitement mené par Mark Biggins, à qui on ne demande pas grand-chose scéniquement, un peu comme aux chanteurs, sauf aux comprimari, aux rôles de complément, qui sont ici des fantômes surgis de l’âme de Violetta, Gaston (Emanuel Tomljenović) , Flora (Yulia Zasimova), Annina (Elisa Bédènes), le marquis d’Obigny (Raphaël Hardmeyer), le docteur Grenvil déjà évoqué plus haut (Mark Kurmanbayev excellent) et enfin le baron Douphol (David Ireland), un peu ridicule au miroir d’Alfredo  mais doué d’une vraie présence, très valorisé dans cette mise en scène comme le choix « obligé » de la courtisane…

Martina Russomano est une Traviata 3 à la voix ronde, à la couleur très italienne, très bien projetée, au volume marqué, un peu trop charnue pour un Addio del passato (de lever de rideau) qui doit être décharné, mais c’est une vraie voix qu’on remarque immédiatement très différente de l’autre – voulu ? hasard ? qui sait ?-, j’aurais aimé entendre plus de cette Violetta qui avait le drame en bouche. À suivre avec beaucoup d’attention

Nous avons entendu il y a deux mois Ruzan Mantashyan dans Mimi à la Komische Oper de Berlin dans la production Kosky, j’y écrivais : Beau soprano lyrique, à la voix très contrôlée, aux belles couleurs, elle a séduit le public par la réelle fraicheur de l’interprétation scénique, et qui sait diffuser une émotion. Elle chante le rôle sans aucun problème avec un phrasé impeccable et sait « ammorbidire » adoucir la voix jusqu’à l’impalpable, c’est sans conteste une belle chanteuse et seuls quelques aigus m’ont semblé un poil tirés ou forcés et en tous cas trop courts et insuffisamment retenus lors du duo final du premier acte, où ténor et soprano n’ont pas su donner cette impression suspendue et poétique qui est ici de mise et qui ruine un peu l’effet voulu..

C’est une belle chanteuse, mais c’est une Violetta qui tire plus vers une « Super Mimi » qu’une véritable héroïne verdienne. La mise en scène la bride du point de vue émotionnel, c’est évident, mais les aigus (écrits ou non) sont systématiquement éliminés, et ceux qui existent sont tirés. En revanche dans l’addio del passato (dont elle ne chante pas le second couplet chanté au début par sa collègue numéro 3), elle a le souci du beau chant contrôlé plus que de la situation : la mourante nous tire un aigu long et particulièrement soigné en final qui m’est apparu un peu contredire le personnage et sa faiblesse de dernier souffle.

L’émotion apparaît plus dans la scène finale et le duo avec Alfredo, où elle semble libérée et où l’on retrouve des qualités déjà remarquées à Berlin. C’est une Violetta très honorable, mais pas vraiment définitive : il y a encore beaucoup de travail à faire sur la couleur, la variété de l’expression. Mais là encore la mise en scène la tient un peu prisonnière, même si la chanteuse est très engagée.

Enea Scala est Alfredo. C’était une voix pour Rossini : des aigus époustouflants, une belle ligne, un timbre mâle et une diction impeccable, enthousiasmant jadis dans Armida de Rossini à Gand (2015) où j’avais écrit : d’une certaine manière, un ténor est né : très large étendue vocale, avec des graves assez impressionnants dans ce type de voix, et des aigus et suraigus maîtrisés, contrôlés et tenus. Une présence vocale et scénique forte et une belle résistance. Enea Scala est pour moi ici une révélation authentique et on entend derrière cette voix tous les possibles belcantistes ou surtout Grand Opéra (et notamment Meyerbeer).

Mais un ténor ne peut vivre que de Rossini et Meyerbeer, mais il peut vivre d’Alfredo… Alors Enea Scala s’est un peu éloigné du répertoire initial, si particulier et difficile, pour s’attaquer aux grands rôles de ténor standard. Et la voix a perdu en ductilité, l’expression en couleur, et si la diction est restée impeccable, cet Alfredo n’a pas beaucoup de séduction. La voix est forte, sans aucune nuance, jamais, et là encore la mise en scène ne l’aide pas – je me demande même si ce chant pas très élégant ne convenait pas à la metteuse en scène pour un Alfredo un peu brut de décoffrage. C’est dommage car le chant dominé certes manque d’intérêt. Enea Scala n’a pas la couleur de ce type d’amoureux, et de ce type de chant comme le montre son Oh mio rimorso ! Oh infamia ! (sans da capo hélas) et qui m’est apparu bien indifférent… Dommage. Il est plus intéressant à Pesaro quand il chante Carlo dans Eduardo e Cristina (2023) ou Pirro dans Ermione l’été dernier.

Last but not least, Luca Micheletti un des barytons italiens de référence actuellement, chante à Genève son premier Germont, un Germont quadra, assez jeune, portant bien.  Il a la voix bien projetée et posée, une diction impeccable, une belle expressivité et un soin de la couleur déjà notable. Par le style, par l’effet produit, par l’aisance scénique (il n’a pas l’air trop prisonnier des impératifs brechtiens de la mise en scène) il domine à mon avis la distribution A et remporte un vrai succès mérité. Ce physique, cette allure conviennent aussi à la vision d’un monde d’hommes prédateurs de tous âges, autoritaires et affirmés, mais en même temps avec une certaine réserve d’humanité dans son chant. Belle rencontre avec son rôle.

La direction musicale

Paolo Carignani a accepté la dissection en petits organes de certains aspects de la partition, et c’est surprenant pour un chef aussi habituel que lui dans ce répertoire, pour ne pas dire un peu routinier parce qu’il a roulé sa bosse traviatesque sur toutes les scènes possibles. Nul doute que cette fois la routine est cassée.

On peut comprendre que l’entreprise scénique ait pu le surprendre, et on se demande pourquoi pour une mise en scène aussi « disruptive » on est allé chercher le moins disruptif des chefs. C’est une baguette sûre, qui soutient les chanteurs (et pour eux, le suivre est comme suivre une autoroute) et qui rassure les musiciens dans la fosse, à défaut de les stimuler. Trois semaine avant, Gatti avait transfiguré le son de l’orchestre de la Suisse Romande dans Beethoven, et il est ici un peu éteint, lové au fond de la fosse, sans qualités ni défauts, quelquefois assez raffiné, à d’autres assez plat. Mais ce qui frappe dans cette direction c’est son manque d’énergie, de nerf, de tension je dirais presque d’envie. C’est une direction qui ne palpite pas, indifférente et qui fait le job comme pour marquer une sourde résistance-résilience. S’il y a trop de théâtre en scène, il n’y en a pas trop en fosse, même si certains moments ne sont pas dénués de poésie. Aussi bien l’entreprise est difficile pour le chef et la musique s’il n’y a pas parfait accord entre chef et metteur en scène, mais m’est avis que Paolo Carignani, chef rompu au répertoire italien et bon professionnel des fosses, sans jamais avoir été très inventif, se souviendra de son passage à Genève pour cette Traviata…

Conclusion

Il y a un vrai problème ici qui ne tient pas à cette production spécifique.

À Genève, les titres populaires ou censés attirer du public sont volontairement mis en fin de saison, c’est plus festif, il y a du soleil et donc laissons voguer notre goût du chant italien. Mais la lecture des saisons montre que les œuvres « lourdes », celles qui comptent aux yeux du programmateur sont souvent en septembre ou en mars… Et donc la date même montre que ce répertoire est un peu à la marge des intérêts affichés de la maison.

On va me répondre « Mais Don Carlos du même Verdi ouvrait la saison 2023–2024 »… D’abord Don Carlos est considéré comme un titre noble donc pour septembre, pas Traviata qui est pour juin, et de toute manière, il a été massacré par Madame Steier et Monsieur Minkowski, preuve qu’on n’a pas non plus le nez pour ce répertoire verdien dit « noble ».

Pour le public La Traviata, c’est au contraire le rendez-vous avec des airs aimés, des œuvres qu’on désire entendre, et c’est pour un nouveau public qui tente l’opéra l’occasion de se frotter à un répertoire plus connu et qui fait moins peur.

Alors programmer une Traviata de ce type (qui ne heurte certes pas un spectateur comme moi qui a vu bien pire) est une manière raisonnée et affirmée d’ignorer les attentes, ou mieux de les affronter et les déjouer.

Je soupçonne Aviel Cahn de ne pas trop aimer ce répertoire, ce qu’on en fait et d’avoir voulu prendre à revers le public. Aviel Cahn est trop fin et trop intelligent pour ne pas avoir vu dans le projet de Karin Henkel ce qui allait déranger et c’est donc un projet affirmé de ne pas présenter La Traviata des familles mais de titiller sinon provoquer sans considération pour le prix à payer… Soit.

Mais jadis Willy Decker avait fait une belle Traviata qui avait plu à tous sans être la Traviata des familles, et même celle de Simon Stone réussit à être un production de répertoire à Vienne…

La production en soi constitue une sorte de pied de nez qui n’atteint pas son but : personne n'y trouve son compte, malgré une vision qui je le répète a sa dignité, sa justesse et son intelligence, mais qui a aussi tant d’excès et d’idées inutiles et surchargées qu’elle fait repoussoir.

Et mon impression très nette est que cet aspect repoussoir a été le moteur de l’opération.

Cela donne l’impression qu’après tant d’années, Aviel Cahn connaît ce public, mais le refuse parce qu’en fait il n’a pas vraiment réussi à tisser avec lui un lien. Donc l’Enfer, c’est les autres.

Il avait été appelé pour « casser un peu la baraque » après dix ans sans éclat sous le règne précédent. Mais pour casser la baraque, il vaut mieux emmener le public avec soi et bien des productions n’ont pas convaincu quand d’autres ont été sublimes (ne serait-ce que le Stabat Mater de Castellucci cette saison). Traviata était l’occasion de recoller des morceaux, et d’aller chercher les gens, les mener par la main. Au lieu de cela, c’est une production repoussoir pour le public (et pour une presse très largement réservée à tout le moins) qu’il offre, tout en y mettant d’impressionnants moyens productifs.

S’il tenait à cette production, il fallait qu’elle soit alors entourée d’une vraie considération pour le public un peu profane attiré par le titre, accompagnée d’une explication, pourquoi pas d’un cycle vidéo sur d‘autres Traviata, d’une communication intelligente pour accueillir le public, le préparer, l’inviter à sinon aimer ce type de théâtre, du moins le comprendre ou l’accepter.

Au lieu de cela alla faccia comme on dit en italien…

Ce n’est ni bon pour le GTG ni bon pour Verdi, ni bon pour les équipes artistiques qu’on essaie de réunir autour de l’idée de la production, pour donner au projet de la cohésion artistique et musicale. Et les deux distributions, prévues pour accueillir plus de public pour plus de représentations, sont radicalement différentes vocalement ce qui n’a pas dû aider non plus…

Je reste perplexe, parce que c’est indiscutablement une occasion perdue de montrer une autre manière de faire du grand répertoire et d’en défendre la complexité. Avec la même équipe, on pouvait faire plus acceptable pour le public. Mais le voulait-on ?

TRAVIATA à Genève : two much ?

Pierre Géraudie - classykeo.com - 19 juin 2025

source: https://www.classykeo.com/2025/06/19/traviata-a-geneve-two-much/

 

Le Grand théâtre de Genève termine sa saison avec une Traviata pas vraiment conventionnelle, et même franchement déstabilisante, qui vient carrément revisiter les couloirs du temps. Tout le monde est accroché ? Alors en route pour l’aventure, dans la peau d’un Doc drôlement inspiré. 

Allez hop, on s’installe dans la DeLorean, on fait un petit coucou à maman Lorraine dans le rétroviseur et on envoie plein gaz en direction de Hill Valley. Et surtout, on ne s’arrête pas au premier paradoxe temporel venu ! Car la metteuse en scène Karin Henkel, alias Doc, l’assume clairement : de cette Traviata, chef d’œuvre de Verdi, il s’agit là, sur la scène du Grand théâtre de Genève, de brouiller les frontières et de casser les temporalités d’usage, en faisant se côtoyer présent, passé et futur. Mieux : en faisant débuter l’histoire…par la fin. Un vrai retour vers le futur !

Violetta se plie en quatre 

C’est peu dire, nom de Zeus, que la machinerie mise en place sur la scène genevoise ne carbure donc pas à l’ordinaire. De belles robes, un joli palais, un Paris de faste et de dorures ? Et une dame aux jolis camélias ? Rien, ici, de ces éléments pourtant si étroitement associés à cette Traviata et à l’œuvre de Dumas fils. Point de romance inscrite en 1850, plutôt la décadence façon 2025.

Le décor ? Il consiste en un genre d’hôpital bunkérisé, avec ses chaises en plastique, ses tables d’opération usées par le temps autant que par le sang, et ses respirateurs artificiels aux fils qui pendouillent.

L’ambiance lumineuse ? Des projections d’une blancheur blafarde, et des couleurs sans âme, comme pour mieux appuyer encore sur le côté mortuaire ici recherché.

Et les costumes ? Des chemises d’hôpital bien sûr, des costumes d’un noir de corbeau pour…les croque-morts (mais oui), et des tenues bien plus atypiques et bariolées, pour ne pas dire franchement fantasques, pour des bohémiennes et matadors qui ont au moins le mérite de représenter une part de rêve. Alors, t’en dis quoi, Marty ?

T’en dis qu’il faut voir grand, dans la vie, et que quitte à brouiller les codes, autant y aller jusqu’au bout ! Doc Henkel l’a bien compris, assumant ouvertement, dès sa note d’intention, de vouloir brouiller les repères entre « rêve, cauchemar et réalité ». Brouiller les repères entre l’hier et l’aujourd’hui, aussi. Pour ce faire, quoi de mieux que de faire monter sur scène non une Violetta, mais quatre ! La « vraie », donc, que l’on retrouve d’emblée mourante et suffocante dans sa chambre d’hôpital, se souvenant d’un passé qui ne reviendra plus. La « jeune », ensuite, celle des années de faste, à la beauté radieuse et au visage pas encore rongé par la maladie. « L’enfant », également, celle d’un jadis plus que révolu mais déjà marqué par la violence et le machisme des hommes (cette Violetta à peine adolescente se voyant ainsi affublée d’une pancarte « à vendre », comme pour mieux lui indiquer le chemin de vie qui l’attend). Et puis il y a cette Violetta « cadavérique », représentant le personnage déjà mort mais dont le fantôme vient pourtant encore et toujours hanter la scène. Quatre Violetta pour le prix d’une, donc, toutes incarnées sur scène : ici par une deuxième soprano, là par une danseuse (la très souple Sabine Molenaar), mais aussi par une enfant, une vraie. Voilà qui en fait, du monde sur scène, et voilà qui en envoie, du gigawatt !   

No Power of Love

Et puisque les calculs sont bons, il faut donc s’attendre à quelque chose qui décoiffe. D’autant que même la partition livre ici son corps à la science. Celle d’un découpage en règle assumé visant lui aussi à abolir les frontières du temps : le grand air final de Violetta, celui qui annonce sa mort, est chanté…au début, l’envoûtant prélude de l’acte I arrive au milieu du spectacle, et le fameux et festif Brindisi revient lui au début comme à la fin. Et ouais, faut s’accrocher, Marty. Et comprendre l’idée, aussi : celle de faire de cette Traviata l’histoire d’une longue descente aux enfers, un passé douloureux expliquant un présent tourmenté et un futur funeste, trois périodes d’une vie dont le film ne fait qu’un, sur scène. Comment ? Que dis-tu, Marty ? De l’amour entre Violetta et un certain Alfredo ? Là où on est, on n’a pas besoin d’amour. C’est la mort qui compte.

Mais dans cette Traviata qui jongle entre passé et futur, il y a des artistes qui sont bien ancrés dans le présent, eux. Telle cette Violetta « n°1 » (comprendre : la vraie), campée dans une double distribution par Ruzan Mantashyan et Jeanine de Bique, la seconde nommée, pour une prise de rôle, s’en sortant avec une réelle… présence scénique, une voix sonore à l’aigu généreux se faisant entendre. Cette Traviata peut encore gagner en incarnation, bien sûr, mais une telle approche scénique, basée sur l’effacement des repères temporels et d’annihilation de toute émotion, aide-t-elle vraiment à incarner ? D’autant que le rôle-titre est partagé avec une autre soliste, Martina Russomanno, présentée comme un « double » mais qui est pourtant bien plus que cela, avec sa voix large et pleine d’assurance, son sens du phrasé, mais aussi la vérité de son jeu. Dans un futur proche, en voici une qui pourrait faire son retour en number one, ce qui serait pour elle un présent mérité.

Les voix décollent 

Eux aussi montés à bord de cette vaste machine à remonter le temps, les autres acteurs de ce long-métrage très théâtral font bonne figure également : ainsi de cet Alfredo, rôle porté par un Enea Scala puis un Julien Behr qui se fondent avec énergie dans la peau d’un rôle ici secondaire, mais dont on apprécie les airs chantés avec des voix de ténors vaillantes et appliquées. Le rôle patriarcal d’un Germont aussi grave et sérieux hier qu’aujourd’hui et demain (tu suis toujours Marty?), est lui porté par un Luca Micheletti puis par un Tassis Chistoyannis qui ne sont pas de la même génération mais qui viennent d’un même âge : celui où l’on chante avec noblesse, par l’emploi d’une voix robuste doublée d’un indéniable charisme scénique. Yuliia Zasimova et  Élise Bédènes se glissent elles avec application, malgré des voix plus en retrait, dans les habits de Flora et Annina, quand Emanuel Tomljenović (Gaston), Raphaël Hardmeyer (marquis d’Obigny), David Ireland (Douphol) et Mark Kurmanbayev (Grenvil) sont eux des personnages portés avec une réelle discipline musicale et théâtrale, le dernier nommé se distinguant avec son instrument de basse solidement bâti.                                                                        

Dans cette Traviata aux repères chamboulés, l’Orchestre de la suisse romande conduit par le virevoltant Paolo Carignani cherche lui à dessiner un semblant de continuum espace-temps, avec des cordes au lyrisme certain et des cuivres d’une sonorité pleine d’éclat, même s’il s’agit ici moins de décrire une passion impossible que la décrépitude bien certaine de Violetta. Et le choeur du GTG ? Quoiqu’un peu figé, en tout cas rarement en mouvement, il est précis dans chacune de ses interventions, des Bohémiennes comme sorties d’une autre époque (futuriste, en l’espèce) se remarquant particulièrement.

Une TRAVIATA macabre et déshumanisée

Andréanne Quartier-la-Tente – RTS.ch – 19 juin 2025

source: https://www.rts.ch/info/culture/musiques/2025/article/la-traviata-a-geneve-une-…

 

Présentée en ce moment au Grand Théâtre de Genève, "La Traviata" mis en scène par l'Allemande Karin Henkel déconstruit l'opéra de Verdi pour en faire une critique acerbe du capitalisme et du patriarcat. Une relecture sans émotion et complexe qui ne convainc pas du tout.

Célèbre opéra de Giuseppe Verdi créé en 1853, "La Traviata" est montré en ce moment sur la scène du Grand Théâtre de Genève dans une production qui ne manque pas de faire parler d'elle depuis samedi passé où une partie du public a vertement hué la metteuse en scène Karin Henkel et son équipe le soir de la première au moment des salutations.

Tiré du roman "La dame aux camélias" d'Alexandre Dumas fils, "La Traviata" raconte la tragédie de Violetta, une courtisane, tuberculeuse, qui se sacrifie pour son amant et prétend ne plus l'aimer pour protéger la réputation de sa famille. Une héroïne romantique qui n'est que le jouet de forces qui la dépassent: les désirs des autres, le désir des hommes et la sujétion de l'argent.

Une mise en scène surchargée et sans émotion

A Genève, la metteuse en scène Karin Henkel a choisi de placer l'intrigue dans un contexte résolument contemporain, transformant le drame romantique en une critique acerbe du capitalisme et du patriarcat. Le décor unique, évoquant un sanatorium est-allemand, sert de toile de fond à une succession de tableaux souvent provocants. On y voit notamment une petite fille en robe blanche vendue comme une marchandise, un père chantant son amour à son fils ligoté à une chaise, avant de verser une coupelle de sang sur la tête de sa fille ou encore une danseuse mimant une crucifixion.

Surchargée de symboles, complexe, déshumanisée et macabre, cette mise en scène, qui a cependant le mérite d'être cohérente, provoque de la distanciation avec et entre les personnages et tue surtout toute émotion.

Une partition revue et corrigée

Outre cette vision sombre et radicale de l'oeuvre, la production genevoise charcute également la partition de Verdi avec des coupes, des ajouts, mais surtout ne respecte pas entièrement l'ordre des pièces, ce qui relève, pour certains et certaines, du sacrilège.

La metteuse en scène choisit ainsi de faire débuter l'oeuvre par la fin au moment où Violetta, proche de la mort, chante son magnifique "Addio", une pièce située normalement au troisième acte. Cela permet de considérer ensuite l'opéra comme un flashback durant lequel l'héroïne revit les événements-clés de son existence. Un choix qui se veut plus proche du roman de Dumas que du livret de l'opéra.

Une multitude de Violetta sur scène

Pour mettre en oeuvre cette approche, le personnage de Violetta est incarné par quatre rôles: il y a la Violetta qui se remémore sa vie passée , la Violetta principale, un double dansant qui représente le cadavre de l'héroïne et finalement une jeune fille qui incarne son enfance.

On peut encore y ajouter une cinquième présence sous la forme d'un immense portrait qui trône sur la scène. De quoi donner le tournis!

Une double distribution des rôles principaux

Reste la musique de Verdi qui semble avoir été recalée au deuxième plan par cette production qui relève plus du théâtre que de l'opéra.

Deux distributions se partagent les trois rôles principaux. Dans le premier casting qui a ouvert les feux samedi, c'est la soprano Ruzan Mantashyan qui tient le rôle-titre aux côtés du ténor Enea Scala (Alfredo Germont) et du baryton Luca Micheletti (Gorgio Germont). Dans le second casting, que l'on a pu découvrir dimanche, on retrouve Jeanine De Bique, Julien Behr et Tassis Christoyannis. Parmi l'ensemble du plateau vocal de cette double distribution, on relèvera la performance de Martina Russomanno qui interprète la Violetta malade et que l'on aurait souhaité entendre plus longuement et les deux barytons qui se partagent le rôle de Gorgio Germont.

L'orchestre, dirigé par Paolo Carignani, a rencontré lors des deux premières représentations quelques difficultés d'équilibre et a dû jongler avec des décalages entre la fosse et la scène. Des imperfections qui devraient s'atténuer au fil des représentations. Mais pas de quoi sauver cette dernière production de la saison genevoise.

Mise en scène huée, musique saluée

Gianluigi Bocelli – Le Courrier – 17 juin 2025

source: https://lecourrier.ch/2025/06/17/mise-en-scene-huee-musique-saluee/

 

Le Grand Théâtre de Genève achève sa saison avec une Traviata qui divise. Une incarnation parmi les plus emblématiques du sacrifice féminin thématisé cette année par la maison lyrique.

Salle comble pour la première de La Traviata samedi dernier au Grand Théâtre de Genève (GTG), qui a dédié sa saison au sacrifice. Le public répond présent pendant que, sur la place du théâtre, retentissent les slogans de la grève féministe. Et quand le rideau se lève sur la halle au carrelage morne et aux néons impitoyables du scénographe Aleksandar Denic, un «mon cadavre préféré» sprayé en noir fait le trait d’union avec les slogans taggés sur la façade du GTG en lien avec l’affaire de la caméra dissimulée dans les douches des femmes.

Car oui, Violetta Valéry, «celle qui s’est dévoyée», courtisane condamnée à mort par la tuberculose, est sans doute l’un des personnages de femme sacrifiée les plus emblématiques – et adorés – de l’histoire de la musique. Que faire de cela? La metteuse en scène Karin Henkel, grande figure du théâtre allemand, part des meilleures intentions pour une déconstruction postmoderne du drame de Verdi, en arrivant à des résultats qui ne sont toutefois pas complètement convaincants. L’opéra le plus représenté au monde fait souvent l’objet d’exploits de mises en scène, histoire de sortir de la routine, mais il faut aussi se rendre à l’évidence: le succès de La Traviata est tel car il s’agit d’une œuvre d’art efficace et aimée par le public.

Violetta démultipliée

Dans son opération de métamorphose, Karin Henkel s’appuie sur La Dame aux camélias, où Alexandre Dumas raconte sa relation avec la courtisane Marie Duplessis: texte amer, mettant l’accent sur la solitude d’une femme abandonnée par tous après avoir sacrifié son amour sur l’autel de la morale bourgeoise. Une structure circulaire se met ainsi en place et cette Traviata s’ouvre sur le magnifique «Addio» du troisième acte, où Violetta est déjà mourante: elle assiste à son enterrement, et tout l’opéra se transforme en un flash-back surréaliste.

Les plans temporels sont brouillés en s’appuyant sur la démultiplication du personnage principal: une soprano incarne la Violetta mourante, puis une autre soprano la Violetta du souvenir, ainsi qu’une personnification de la Violetta enfant et une Violetta cadavre, doublure dansante par Sabine Molenaar.

Le jeu de superposition des plans temporels crée quelque chose d’intéressant et surréaliste dans le premier acte, virtuosité de mise en scène dans la gestion des répliques alternées entre les deux sopranos qui nous régalent, avec la cohabitation dans le rôle de deux chanteuses de très haut niveau, Ruzan Mantashyan et Martina Russomanno.

La doublure enfantine ajoute une couche touchante dans la dénonciation du contrôle patriarcal sur la femme, mais cette injustice et douleur sont déjà le moteur élégamment implicite de l’histoire de Dumas et Verdi. La doublure dansée, sans rien enlever à la performance virtuose de Sabine Molenaar, paraît une baroquerie morbide superflue, juxtaposée et plutôt redondante car trop explicite et lisible.

Dans le deuxième acte aussi, l’idée d’amener des boxeurs sur scène émoustille peut-être, mais n’ajoute pas grand-chose. Par la staticité de la chorégraphie du chœur et des personnages, l’intrigue en souffre et passe plutôt inaperçue.

Mort dans la solitude

Ce qui se révèle puissant est le duo entre Violetta et Giorgio Germont, le père de son amant Alfredo. Lorsqu’on recentre le regard sur l’humain, il se révèle sans besoin de dénonciations, avec la vérité et la justesse saisies par Verdi. Le choix d’adhésion à Dumas, avec sa solitude finale, a davantage d’amertume mais ne se révèle pas plus efficient que l’apitoiement verdien, qui joue sur la personnification des rêves impossibles, tour de vis pathétique mais efficace.

La sécheresse du récit est sans catharsis, la mise en scène passe à côté pour s’en tenir à son parti pris de suivre le roman de Dumas: Violetta meurt dans la solitude, avec une phrase récitée sans trop de pathos, puis le finale verdien se déroule comme un long spectacle dans le spectacle, décentré et stylisé sur une petite scène côté court, dépouillé de force dramatique. Mise en abyme déjà vue au premier acte lors du fameux «Libiamo»: aucune concession, Karin Henkel n’en croit pas un mot, peut-être à juste titre. Mais le spectacle en souffre et le public répond: la mise en scène se fait largement huer et siffler, tandis que les musicien·nes sont encensé·es.

Nuance et virtuosité

Il faut dire en effet que, côté distribution vocale, on est largement gâté: lors de la première, Ruzan Mantashyan possède une sublime gestion de la nuance et de la virtuosité, et endosse avec une effronterie souriante la Violetta du souvenir. Cela se combine à merveille avec l’incarnation profondément humaine de Martina Russomanno, double mourant de Violetta. On s’attendrait à ce qu’elle prenne la relève pour le finale, mais non: c’est Ruzan Mantashyan qui tient le rôle, en le jouant d’un fil de voix élégant et incroyable.

Les rôles masculins sont aussi très bons: Enea Scala (Alfredo) est un ténor clair et présent, et le baryton Luca Micheletti (Giorgio) est magnifique, bien incarné et chaleureux. L’Orchestre de la Suisse romande, dirigé par Paolo Carignani, fait preuve de bravoure avec une lecture transparente et légère qui met à l’honneur les voix, et se marie bien à la modernité de la mise en scène.

TRAVIATA surréelle

Camillo Faverzani – PremièreLoge.com - 17 juin 2025

source: https://www.premiereloge-opera.com/article/compte-rendu/production/2025/06/17/t…

 

Trois, voire quatre Violetta se relaient à la scène pour une partition chamboulée

Comme la réalisatrice le précise elle-même dans le programme de salle, l’idée directrice de cette nouvelle production genevoise de La traviata est bien celle de ne pas « montrer sur scène quelque chose de trop véridique » mais plutôt « quelque chose de surréel », sans que l’on sache si l’on se trouve dans un rêve, dans un cauchemar ou dans la réalité. Et pour ce faire, Karin Henkel choisit de revenir à Alexandre Dumas fils chez qui il n’y a aucune réconciliation possible, dans un XIXe siècle où « on fait commerce de tout et de rien », et elle conçoit son propos comme une série de flash-backs au cours desquels l’héroïne assiste à son propre enterrement.

Si l’approche n’est pas tout à fait nouvelle (Zeffirelli docuit il y a près de soixante-dix ans), la singularité de cette lecture réside dans la distribution du rôle-titre à trois, voire à quatre,* interprètes : la Violetta des souvenirs, celle de la maladie et celle de la mort. Pour nous y retrouver, nous les appellerons donc Violetta 1, 2 et 3.

Le rideau se lève ainsi sur une grande salle années 1930 qui pourrait être à la fois un hall d’hôpital ou le foyer d’un théâtre où des draps blancs déclinent le slogan « Mon cadavre préféré ». Ce décor unique (Aleksandar Denić) restera inchangé pendant toute la représentation. Entre alors Giorgio Germont, tenant par la main une fillette (Violetta 4 ?) qu’il maquille et qu’il met aussitôt en vente en lui accrochant au cou une pancarte : « à vendre ». Elle sera vite achetée par un homme d’âge mûr. Proxénète, le rôle du père s’affirme d’emblée comme celui d’un accroc à la bouteille et, plus tard, comme le tenancier d’un tripot de Paris. Jusque-là nous sommes dans le domaine des transpositions d’une certaine forme de Regietheater, ou de ce qui s’en inspire, comme nous en avons vu à foison depuis des décennies. La véritable innovation de la metteure en scène réside, en revanche, dans l’imposition d’un charcutage systématique de la partition. Qu’à cela ne tienne…

Nous commençons donc par la fin. Après le prélude de l’acte III et le récitatif avec Annina (Yuliia Zasimova), Violetta 2 (la soprano Martina Russomanno) entame la seconde strophe de son air, assistée de Violetta 1, cependant que Violetta 3 (la danseuse et chorégraphe Sabine Molenaar) est enterrée. La fillette prononce les mots : « J’étouffe ». Soulignons que sur le plan vocal ce n’est pas une situation idéale que de commencer de cette manière.  Privé de son prélude, l’acte I nous plonge directement in medias res, pendant la fête où des invités endossant des costumes vaguement issus de La Guerre des étoiles (Teresa Vergo) se trémoussent, notamment le Marchese d’Obigny de Raphaël Hardmeyer, puis s’amusent à tripoter le cadavre de Violetta 3. Violetta 1 essaie une robe-sirène des plus vamps, tandis qu’Alfredo, chemise ouverte, arbore une barbe de trois jours qui le fait ressembler à un rescapé de la mer. Le tout se déroule comme dans un film dont on projette les séquences, caméra à l’appui. Violetta 2 assiste au brindisi de son lit d’hôpital, alors qu’on emporte le cercueil de Violetta 3. Devant tout ce fatras, le spectateur a bien du mal à entrer dans un concept qui ne démarrera jamais véritablement.

Une confirmation et deux prises de rôle prometteuses

Heureusement Enea Scala connaît à la perfection son Alfredo et entraîne Ruzan Mantashvan, en prise de rôle, dans un tourbillon bien rodé, sa diction exemplaire faisant des miracles, malgré un léger durcissement du timbre. Tout cela paraîtrait plutôt prometteur si Violetta 1 ne voyait son reflet chez Violetta 2 et, puisque tout est commerce et qu’on a engagé une seconde soprano, il faut lui faire chanter quelques répliques. Ce qui, plus grave, se renouvelle dans l’andantino qui suit, mettant en péril un équilibre qui n’existe pas entre les deux cantatrices : une Violetta 1, bien articulée, maîtrisant savamment sa ligne et son legato, laissant la place à une Violetta 2 au timbre davantage charnu et sans doute plus idiomatique (l’interprète a récemment inscrit le personnage à son répertoire lors d’une série de représentations strasbourgeoises). Un écart de volume est également perceptible entre les deux artistes. Violetta 1 enjolive enfin sa cabalette, assai brillante, de belles vocalises, tenues avec souplesse.

C’est à l’acte II que l’on retrouve le prélude de l’acte I. Et puisque tout est commerce, faisons se contorsionner Violetta 3, sans véritable justification par ailleurs. L’air d’Alfredo se distingue par la richesse du phrasé dans l’andante et par l’aisance de l’allegro, malgré quelques imperceptibles écarts de justesse dans le récitatif. Germont père fait alors irruption sans être annoncé (suppression du personnage de Giuseppe). Giorgio au phrasé exceptionnel, Luca Micheletti, débutant aussi dans le rôle, incarne un géniteur impérieux dans ses refus et extrêmement intériorisé. Il amène cette fois une autre jeune femme, la « giovin sì bella e pura » qui, bien évidemment, n’est pas à vendre. Dommage qu’il soit à son tour obligé de se partager entre Violetta 1 et Violetta 2, établissant tout de même une bonne entente avec la première qui parvient à donner vie au drame, notamment par une admirable ascension vers la partie haute du registre. C’est ensuite Violetta 2 qui écrit à Alfredo, tandis que Violetta 3 s’impose une sorte d’auto-crucifixion en s’accrochant à l’un des néons. Violetta 4 vole la feuille du message. Pendant l’air de Germont, Alfredo est ceinturé et bâillonné sur l’ordre de son père. Homme affreux s’il en est, ce dernier laisse néanmoins transparaître quelque remords dans l’expression du visage, à moins que ce ne soit un mouvement de pitié de la part du comédien. Relevons les beaux effets piano de l’andante et le travail d’orfèvrerie sur les insinuations de la cabalette. Un véritable bonheur dont ne nous prive heureusement pas ce tripatouillage de la partition, comme on aurait pu le craindre, suivant une certaine tradition désormais révolue.

L’entracte a lieu entre les deux tableaux de l’acte III, péché véniel, puisque maintenant cela se produit régulièrement dans les meilleures salles. Le défilé des « zingarelle » et des toréros est le prétexte à l’entraînement d’un match de boxe qui aura lieu pendant le duo entre Violetta et Alfredo… suivez mon regard : en voilà un symbole !!! Une Violetta 1 à la fois expressive et émouvante donne quand même la réplique à un Alfredo très ductile. On emporte deux cadavres.

Pas de prélude à l’acte III, déjà entendu, mais Violetta 4 qui fredonne le « Libiamo », pendant que l’on dépose le cercueil, avant de lire la lettre d’Alfredo dans sa traduction en français… un clin d’œil à la source ? L’air de Violetta est privé de sa deuxième strophe, puisque nous l’avons déjà entendue au début, et l’écho du Carnaval est remplacé par une reprise du brindisi. Le dernier duo entre Violetta 1 et son bien-aimé atteint un degré de sensualité inespéré dans une telle accumulation d’incohérences. Sans doute parce que, enfin, on la laisse chanter sans interruption. L’interprète atteint ainsi un niveau tragique singulier. Violetta 3 est en sang, alors que les notes conclusives laissent à nouveau la place à quelques accords du prélude de l’acte III.

Verdi, c'est du théâtre avant tout

L’opéra est un genre à part entière. On le sait. Il tire le plus souvent ses sources d’œuvres littéraires mais, comme toute adaptation, même cinématographique ou dramatique, il donne lieu à des ouvrages entièrement originaux et indépendants. Il est donc vain et désuet de réclamer le retour à Dumas lorsqu’on joue Verdi. Comme le drame s’émancipe à son tour du roman, cette Dame aux camélias que Karin Henkel aurait pu choisir de mettre en scène dans un autre contexte… Mais, si tout est commerce, les recettes ne sont pas forcément toujours les mêmes… L’opéra répond par ailleurs à une dramaturgie qui a ses propres règles, et si Verdi et Piave n’ont pas prévu de flash-back, il doit sûrement y avoir une raison. Ils sauront, en revanche, très bien y recourir dans La forza del destino et Verdi avait atteint des sommets du genre, avec Cammarano, dans Il trovatore. Comme le rappelle si bien le chef Paolo Carignani dans un entretien qui semble illustrer sa conception de La traviata antérieure à cette expérience et qui se verrait ce soir tout particulièrement éludée, « Verdi, c’est du théâtre avant tout ». Du très bon théâtre, ajouterais-je… à bon entendeur… Sous sa direction, l’Orchestre de la Suisse Romande s’illustre par son savoir-faire, de même que le Chœur du Grand Théâtre de Genève, remarquable.

Très compétent, le public genevois fait un très bon accueil à la troupe. L’équipe de la production est, en revanche, rappelée à l’ordre.

LA TRAVIATA dénaturée

Jacques Schmitt – ResMusica.com – 18 juin 2025

source: https://www.resmusica.com/2025/06/18/a-geneve-la-traviata-denaturee/

 

Pour son dernier spectacle de la saison, le Grand Théâtre de Genève impose une Traviata de Giuseppe Verdi traficotée de toute part par une mise en scène irrespectueuse de l'œuvre verdienne.

Il n'y a rien à retenir de cette production de La Traviata de Giuseppe Verdi, ultime spectacle de la saison du Grand Théâtre de Genève. Rien, sauf peut-être l'influence d'Aviel Cahn sur la metteuse en scène Karin Henkel, le directeur du Grand Théâtre de Genève lui ayant demandé de «réinterpréter» La Traviata de Giuseppe Verdi. Il ne voulait en aucun cas une Traviata classique. Là, nous sommes servis. De mémoire de critique, c'est le pire spectacle jamais présenté sur la scène du Grand Théâtre de Genève. Honteux, sordide, choquant, indécent et déconcertant étaient les quelques adjectifs qu'on pouvait entendre parmi les spectateurs à l'issue du spectacle copieusement hué au moment des saluts. Le vocabulaire reste bien timide pour décrire ce fiasco lyrique.

Depuis quelques années, la mode à l'opéra, et le Grand Théâtre de Genève ne fait pas exception quand il ne devance pas ses concurrents en la matière, c'est d'utiliser une oeuvre existante et d'offrir, quand ce n'est pas d'imposer, au metteur en scène le soin de raconter toute autre chose que ce que l'oeuvre originale raconte. Nos lignes se sont élevées sur ce point quand, lors de la saison dernière, nous avons assisté à «La clémence de Titus», à «Salomé» ou encore à «Didon et Enée». On imaginait bien qu'un opéra aussi connu, aussi populaire que La Traviata nous réserverait quelques surprises scéniques. Mais peut-être pas à ce point-là.

La Traviata de Giuseppe Verdi n'est pas une bluette. C'est un drame. Celui d'une femme qui renonce à son amour pour le respect des convenances. Elle en mourra. Aujourd'hui, dans le monde de l'opéra, du théâtre, pour être à la page, le sentiment amoureux se doit d'être ringardisé. Alors avec un opéra comme La Traviata, c'est du pain béni pour certains metteurs en scène. Alors on triture les œuvres : on taille ici, on ajoute là. Ainsi, dans cette production, peu importe le livret de Francesco Maria Piave et les séquences musicales écrites par Verdi, on commencera par la fin avec le deuxième couplet de l'air «Addio del passato» que chantera une doublure chantante du rôle-titre. Un air sublimement interprété par la soprano Martina Russomanno à la voix d'une beauté infinie et aux couleurs ombrées du plus bel effet. Nous y reviendrons.

Ainsi, la metteuse en scène Karin Henkel imagine montrer cet opéra avec des flash-back de la vie de Violetta. Sauf que ce n'est pas ainsi que Giuseppe Verdi a conçu son opéra. Si le flash-back peut fonctionner au cinéma ou dans la littérature, cela ne marche absolument pas à l'opéra. Malheur au spectateur qui ne connaîtrait pas parfaitement cet opéra de Verdi, il sortira du Grand Théâtre de Genève sans avoir rien compris à l'intrigue.

Si encore cette «réécriture» musicale s'arrêtait là, mais une partie de la musique est, pour une raison obscure, subitement interrompue dans la fosse de l'orchestre pour être diffusée, depuis le haut-parleur d'un enregistreur posé sur une estrade du décor. Et tant qu'on y est, pourquoi ne pas reprendre par deux fois, voir même trois fois quand il est susurré dans un micro par la Traviata-enfant, le célèbre Brindisi.

Dans le hall d'entrée du Grand Théâtre de Genève, un louable avertissement nous informe que «le spectacle contient des images fortes liées aux thématiques de la maladie et de la mort pouvant impressionner des jeunes spectateurs». L'actualité, la télévision, les réseaux sociaux ont depuis longtemps tanné l'esprit des gens sur les «images fortes qui pourraient impressionner les jeunes spectateurs». Toutefois n'est-il pas pire ignominie que de montrer une enfant d'une douzaine d'années, une des trois Traviata-doubles de cette production, arborant un écriteau «A vendre» autour du cou. Certes nous sommes au théâtre, mais quelle impression imprime-t-on à une enfant de cet âge en la montrant ainsi et en la faisant déambuler dans une morgue, avec cadavres et cercueils pour tout décor ambiant de cette production ? Sordide.

Après les échelles, les roulottes, les néons, les chaises qui ont fait les beaux jours scéniques de maintes productions lyriques, la mode actuelle se veut d'avoir un double du personnage principal sur scène. Le Grand Théâtre de Genève ne voulant rester en-deçà de cette modernité s'offre pas moins de trois doubles de la Traviata. Une Traviata-enfant, une Traviata-dansante et une Traviata-chantante. La première n'a d'enfant que l'âge et la taille car son rôle se borne à entrer ou sortir de scène, à se planter de face ou de dos, et à lire (en français dans un micro qui mériterait d'être mieux amplifié) la lettre du père d'Alfredo Germont à Violetta. La seconde (Sabine Molenaar) impressionne en se déglinguant, se tortillant, se désarticulant, se disloquant à l'envi d'un coin à l'autre du plateau pour nous abreuver jusqu'à l'excès des douleurs physiques de Violetta. La troisième (Martina Russomanno) chante quelques phrases volées à la partition du rôle-titre sans qu'on saisisse vraiment la raison profonde de ce personnage. Fût-elle la doublure possible d'un hypothétique rôle-titre défaillant que cette possibilité n'aurait été que bienvenue tant la voix de la soprano italienne s'inscrit dans l'esprit de l'héroïne de Verdi. L'étendue vocale, la chaleur des graves, la beauté du médium et la finesse des aigus s'allient à un legato parfait pour offrir les seuls moments d'émotions réels de cette production.

Deux distributions différentes des rôles principaux se partagent les huit représentations au programme. Pour la Première, la soprano arménienne Ruzan Mantashyan (Violetta) assure le rôle-titre avec aplomb quand bien même elle ne semble pas totalement à l'aise dans le registre des aigus qu'elle tend à serrer. Il faut cependant être d'un autre niveau vocal et artistique que celui de Ruzan Mantashyan (Violetta) pour que, debout sur une chaise, elle nous fasse croire à son amour pour son amant planté à dix mètres d'elle quand elle lui lance le déchirant «Amami, Alfredo !» A sa décharge, peut-être que les contraintes de la mise en scène, la discontinuité des scènes par rapport à l'œuvre originale l'ont probablement empêchée de donner l'entièreté de son talent comme nous avions pu l'apprécier dans son interprétation de La Juive de Meyerbeer, en septembre 2022. Le lendemain de la Première, c'est la soprano Jeanine De Bique (Violetta) qui s'attaquait au rôle. Dans cette prise de rôle, si la soprano a montré quelques légères indélicatesses avec le diapason, elle a surtout exposé ses limites physiques terminant sa prestation avec une voix dont la puissance allait s'amenuisant. Malgré le charme de son instrument vocal au demeurant très intéressant, chargé d'harmoniques, la soprano doit encore travailler le rôle afin d'en affiner la diction sinon la profondeur.

A leur donner la réplique, le ténor italien Enea Scala (Alfredo Germont) tient son rôle sans problème majeur. Tout juste si nous notons sa tendance à tout chanter forte gommant ainsi le legato nécessaire au personnage amoureux. Son «Dei miei bollenti spiriti», chanté sous une pluie soudain tombante des cintres (encore un effet de la mode actuelle) souligne cette certaine absence de phrasé, de lyrisme. De son côté, le ténor Julien Behr (Alfredo Germont) de la deuxième distribution ne convainc pas plus que son collègue. Tout comme la Violetta de Jeanine De Bique, en délicatesse avec le diapason, il termine sa prestation avec peine, la voix s'éteignant peu à peu.

Le baryton Luca Micheletti (Giorgio Germont) apparaît comme un soleil. Doté d'une voix au timbre d'une grande noblesse, sa prestation retient l'attention. Son «Di Provenza il mare» est enlevé sans excès de manche, avec la simplicité évidente des grands chanteurs. Au lendemain, c'est son aîné de presque 20 ans, Tassis Christoyannis (Giorgio Germont) qui prend la relève du rôle. Si les aigus sont plus courts, l'émission un peu plus dure que celle de son collègue, le baryton grec reste d'une solidité vocale à toute épreuve. Quant aux rôles de comprimari, se distingue le baryton-basse David Ireland (le baron Douphol) à qui nous dédierons un accessit.

La direction d'acteurs se limite aux déplacements des «doubles de Traviata» d'un bord à l'autre de la scène qui parasitent le spectacle au point de ne plus savoir qui chante. Et comment ne pas s'interroger devant le grotesque de certaines scènes imaginées par Karin Henkel, dont l'expérience lyrique ne fait à ce jour état que d'une seule mise en scène d'opéra depuis 2018, à l'Opéra des Flandres : Le Joueur de Prokoviev ! Voyez son Giorgio Germont faisant ligoter son Alfredo de fils sur une chaise avec du ruban adhésif et lui collant un bâillon sur la bouche pour qu'il puisse en toute quiétude le sermonner dans son «Di Provenza il mar». Ajoutant au piquant de cette scène, on remplit l'espace avec, sur une estrade, le ballet stéréotypé de quatre croque-morts dansant au rythme de la musique. Passons sur l'arrosage d'hémoglobine soudainement versé par le père Germont sur la tête de sa fille, personnage que la metteuse en scène se croit obligée de montrer, la scène des cartes où Alfredo Germont gagnant au jeu jette avec dédain ses gains à la tête de Violetta, qui est remplacée ici par un combat de boxe. De chaque côté du ring improvisé, le Choeur du Grand Théâtre de Genève vêtu de costumes ridicules, sans relation ni avec l'intrigue, ni le lieu ou l'intention scénique, braille comme jamais les choeurs des bohémiennes et celui des matadors.

Dans la fosse, l'Orchestre de la Suisse Romande s'applique à offrir l'admirable musique de Giuseppe Verdi sans autre volonté de bien faire comme semble l'imposer la direction parfois emphatique mais joliment musicale de Paolo Carignani.

Violetta par ci, Violetta par là

Pierre Géraudie – Olyrix.com – 17 juin 2025

source: https://www.olyrix.com/articles/production/8356/la-traviata-opera-verdi-geneve-…

 

Le Grand théâtre de Genève termine sa saison avec une Traviata pour le moins déroutante, mise en scène par Karin Henkel, une femme de théâtre qui assume clairement de proposer une lecture brouillée de l’œuvre, entre onirisme et décadence.

Un incontournable du répertoire de Verdi pour terminer la saison. Tel est le choix fait par Aviel Cahn, à l’approche de son ultime exercice à la tête de la maison genevoise, avec la programmation d’un opéra qui n’avait plus été entendue ici depuis douze ans : La Traviata. Son romantisme, la passion amoureuse qui unit ses personnages, la force poétique de son propos... qu'il est difficile de retrouver ici, à vrai dire, dans cette mise en scène de l’Allemande Karin Henkel. Cette dernière annonce d’ailleurs clairement la couleur dans sa note d’intention : pour elle, dans l’œuvre de Dumas, tout n’est que surréalisme, et l’histoire prend davantage de sens « lorsqu’il devient difficile de savoir si l’on se trouve dans un rêve, un cauchemar ou dans la réalité ». Et tant pis s’il faut, pour jouer sur ces différents tableaux, « égarer » le spectateur.

Un parti pris qui a le mérite de la clarté, et qui se trouve pleinement concrétisé sur scène, avec d’abord le dédoublement du personnage de Violetta. Et même plus encore : il n’y a pas une, mais bien quatre Traviata sur une scène qui plonge l’audience dans une époque résolument moderne, dans un genre d’hôpital aux airs de bunker, aux lumières blafardes et au mobilier en plastique. C’est là, donc, qu’une première Violetta apparaît mourante, avec son respirateur artificiel et son appareil à perfusion, avant qu’une autre jeune femme n’arrive, pour camper la Violetta d’avant la maladie. Mieux : apparaît aussi une Violetta enfant, et une Violetta morte, sortie d’un cercueil disposé sur une scène très riche en éléments de décors (signés Aleksandar Denić). D’ailleurs, entre tables d’opération, rideaux chirurgicaux, tas de terre (pour y enterrer les corps) et vestiaire de l’ancienne vie de Violetta où « tout est à vendre », trône aussi un portait façon Harcourt de la courtisane... qui trouve donc là une cinquième incarnation, fut-elle figée.

Voilà qui fait bien du monde sur scène. Karin Henkel pousse cette multi-incarnation jusqu’à faire chanter la « Traviata n°2 », celle des ors anciens,  et même danser la « Traviata n°3 », cadavérique, exécutant des gestes de contorsionniste visant à figurer jusqu’à la caricature les dégâts de la phtisie (la performance d’athlète de la danseuse Sabine Molenaar, véritable femme araignée, étant d’ailleurs à saluer). La « petite » Violetta, jouée par une enfant touchante et appliquée, se remarque également. Même si l’idée des interventions au micro entre quelques scènes, en français, afin de contextualiser le propos est sans doute dispensable.

Des Violetta aux multiples temporalités, donc, les unes assistant à leur future déchéance, les autres revivant leur bonheur passé, pour une production finalement dépourvue de toute émotion, de tout esthétisme aussi, l’histoire d’amour finissant même par totalement s’effacer devant l’agonie du personnage principal, décrite à renfort de souffle manquant et de sang qui coule à flots. Une production où la profusion de personnages induit aussi beaucoup de mouvement (dont un combat de boxe à la place de la partie de cartes).

Bien souvent, le spectateur ne sait plus vraiment qui et où regarder, se demandant par exemple ce que vient faire, durant le « Di Provenza il mare », cette chorégraphie de croque-morts à côté de Germont. Les projections lumineuses de Stefan Bolliger se contentent d’éclairer cette clinique souterraine avec des lumières de circonstance : froides et mortuaires. L’œil est toutefois attiré par les costumes de Teresa Vergho avec leurs couleurs criantes, leurs formes allongées et leurs épaulettes pointues, renvoyant à quelque série de fiction des années 1970, autre manière de bousculer les codes.

Dans cet univers souffreteux et mortuaire, le chamboulement vaut aussi pour la musique (qui émane à l’occasion d’un magnétophone), avec un authentique détricotage de la partition : le spectacle commence par le prélude de l’acte III, puis suit le deuxième couplet de « Addio del passato », le prélude de l’acte I arrivant lui en milieu de spectacle. Le Brindisi revient lui juste avant la mort de Violetta, laquelle ne donne pas lieu à un ultime et tendre duo avec Alfredo sur fond de timbales effervescentes, mais survient sèchement avant un bref retour...du prélude. Perturbant, définitivement.

Le plateau vocal suscite moins de questionnements. À commencer par la performance convaincante de l’Arménienne Ruzan Mantashyan dans le rôle de la « Violetta n°1 », avec un soprano épanoui et joliment timbré, aux intonations chatoyantes et à la ligne ductile, même si cette courtisane peine à totalement émouvoir dans cet univers hospitalier qui, précisément, semble plutôt inhospitalier. En seconde Traviata, qui en vient à chanter presque aussi souvent que la première, quitte à se partager les airs, l’Italienne Martina Russomanno s’en sort avec les honneurs, se montrant parfaitement à ses aises en « double » d’un rôle-titre qu’elle s’accapare pleinement, déployant un soprano coloré à l’émission distinguée.

Enea Scala, en Alfredo, campe un amant fringuant, dont il est difficile de savoir s’il s’agit pour Violetta d’un amoureux ou d’un visiteur d’un soir, mais dont la voix est claire, sonore, à la projection sans doute parfois un peu étroite, mais ne rechignant jamais à aller vers l’aigu.

En ce soir de première, le reste du casting ne donne lieu qu’à des prises de rôles. Ce qui ne saute guère aux yeux pour le Germont père porté par le charismatique Luca Micheletti, avec son baryton robuste et chaud, assis sur un médium de bronze, et cette manière d’habiter pleinement son rôle de patriarche avec ce qu’il faut d’autorité sur le fils et de persuasion sur l’amante.

L’Annina d’Elise Bédènes et la Flora de Yulia Zasimova passent davantage au second plan, avec leurs voix certes dépourvues de toute fioriture mais aux intonations un peu nasales pour la première, et une projection limitée pour la seconde. Le Croate Emanuel Tomljenović est un honnête Gaston, au ténor vaillant et charpenté, quand David Ireland campe un baron Douphol tout en bonhomie, avec une présence vocale certaine, ce qui vaut aussi pour le Docteur Grenvil façon sorcier maléfique de la basse serbe Mark Kurmanbayev. Raphaël Hardmeyer est un discret mais appliqué Marquis d’Obigny.

Sous la baguette très énergique de Paolo Carignani, qui s’efforce ici et là de régler quelques décalages entre fosse et plateau, l’Orchestre de la Suisse Romande impulse la juste dynamique à la partition, des cordes emballantes côtoyant des vents à l’allant constant, même si quelques couleurs ou quelques élans plus passionnés font défaut ici et là (mais une telle vision scénique les appelle-t-elle vraiment ?). Quant au Chœur du Grand Théâtre de Genève, appliqué et discipliné dans sa manière d’évoluer sur scène, il produit une matière sonore de bel effet.

Après 2h30 d’un spectacle désarçonnant, donc, le public réserve un accueil mitigé à cette Traviata, les huées côtoyant des applaudissements plus chaleureux. 

Violetta et ses doubles

David Verdier – AltaMusica.com – 17 juin 2025

source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=7519…

 

La metteuse en scène Karin Henkel crée la sensation avec une vision décapante et brechtienne de La Traviata au Grand Théâtre de Genève. Rien de véritablement subversif pour autant, avec comme idée principale un rôle distribué à rien moins que deux chanteuses et une danseuse. Le plateau répond à l'enjeu, la fosse un peu moins…

Aviel Cahn souhaitait une Traviata aux antipodes de la version Zeffirelli et, le moins que l'on puisse dire, c'est que cette mise en scène signée Karin Henkel a poussé le projet au-delà de ce à quoi on aurait pu s'attendre. Le pari qu'elle fait est certes osé, frustrant, maladroit parfois, mais prend au moins le risque d'aller à l'encontre de l'une des œuvres les plus adulées et les moins remises en question du répertoire.

Prenant comme fil rouge l'idée que la mort sous-tend l'intégralité de l'opéra, la mise en scène invite à diffracter la personnalité de Violetta en plusieurs personnages : l'enfant, la courtisane, l'agonisante. Pour chacun, elle crée une présence et une histoire individuelle, comme ce récit-pantomime relatant comment l'enfant a été vendue et abusée. L'option implique une Violetta 1 dialoguant parfois avec une Violetta 2, double vocal lui-même doublé par un double dansé et une jeune figurante pour l'enfant.

La complexité dramaturgique conduit à une mise à l'écart du couple impossible que forme Violetta avec Alfredo – ce dernier réduit toute la soirée à la portion congrue. A contrario, Germont père coche toutes les cases du patriarcat et de la toxicité, depuis le proxénète jusqu'au chef mafieux dont les hommes de main ligotent Alfredo pour un interrogatoire musclé. En concentrant l'intérêt sur une Violetta multifacettes, les autres lignes sont forcément déformées : c'est le prix à payer pour une approche qui ne manque pas d'atouts sur le papier mais dont la réalisation manque parfois de tenue.

L'impressionnant décor déplace l'action dans les sous-sols interlopes d'un bâtiment officiel qui sert de chambre funéraire et de salle de boxe pour des combats illégaux qui viennent pimenter la fête chez Flora. Dommage que les costumes fassent obstacle aux idées, la faute à un style et des couleurs hors d'âge qui soulignent une direction d'acteurs souvent monolithique et distanciée.

Les portraits en grand format rappellent les obsèques de personnalités officielles, tandis que la scène à la campagne est illustrée par des posters géants d'animaux de la forêt, saisis en noir et blanc et pellicule infrarouge pour en souligner le caractère inquiétant, comme des alter ego de la société environnant Violetta. Ruzan Mantashyan livre une Violetta très volontaire avec des aigus énergiques et un engagement qui fait passer un manque relatif de souplesse au second plan. Martina Russomanno lui donne la réplique avec un timbre très doux et très coloré dans des airs qui passent de l'une à l'autre.

Le Giorgio Germont de Luca Micheletti gagne progressivement en présence mais peine à ouvrir son Pura siccome un angelo avec naturel, concurrencé par un Enea Scala phrasant Alfredo parfois aux limites de la justesse mais avec un brio qu'il tente de tenir à flot, peu sollicité scéniquement. En fosse, le geste ample et pas toujours calibré de Paolo Carignani maintient l'Orchestre de la Suisse Romande dans une expressivité en demi-teinte, sans l'abattage dans les moments de tension et confondant souvent émouvant avec émollient.

Une TRAVIATA sous perfusion

Julian Sykes – Le Temps - 15 juin 2025

source: https://www.letemps.ch/culture/musiques/au-grand-theatre-de-geneve-une-traviata…

 

A force de déshumaniser le personnage de la dévoyée, comme lobotomisée par un patriarcat toxique, la metteuse en scène Karin Henkel induit une mise à distance de l’émotion fatale à «La Traviata». La partition de Verdi a été remaniée pour ce dernier spectacle de la saison du Grand Théâtre

Par où commencer? Par le concert de huées – mêlées à de rares bravos – à l’égard de la metteuse en scène allemande Karin Henkel et de son équipe à l’issue de la première de La Traviata au Grand Théâtre de Genève (GTG)? Il y a de quoi être décontenancé par la nouvelle production du chef-d’œuvre de Verdi, tant aimé pour ses mélodies et pour son portrait d’une femme soi-disant dévoyée, pourtant sincère dans ses sentiments. Evidemment, c’est voulu, dans le droit fil du projet dramaturgique du directeur Aviel Cahn et dans l’esprit d’une «théâtreuse» tombée dans le monde de l’opéra. Qui tombe plus violemment? Violetta ou Karin Henkel?

On peut se poser la question à la lumière d’une mise en scène «concept», censée dénoncer la lobotomisation d’une courtisane et demi-mondaine sous le joug d’un patriarcat toxique. Rappelons que l’opéra, créé à une époque contemporaine de son intrigue en 1853, est adapté de La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils. On y voit une femme douce et passionnée, une femme entretenue atteinte par une maladie mortelle dès le premier acte (la phtisie), qui tombe dans les filets d’un ténor qui l’adore, mais dont le père refuse que celui-ci l’épouse au nom des conventions sociales. Ce mariage entacherait la réputation de la famille d’extraction bourgeoise, alors que Violetta Valéry est peu fortunée et cherche à se hisser socialement.

Quatre Violetta différentes

Plutôt que de reproduire le contexte bourgeois de Paris sous le Second Empire, Karin Henkel opte pour une scénographie plus récente, difficile à dater, qui part des dernières heures de Violetta pour revenir sur son parcours et sa déchéance – le tout dans un décor unique un peu glauque qui pourrait servir à des dizaines d’ouvrages lyriques, disons « Lady Macbeth de Mzensk ». Elle remanie le séquençage de certains morceaux, distribue le rôle de Violetta à deux cantatrices différentes et deux figurantes, de sorte qu’il y a quatre Violetta, dans une tentative de relecture avec un côté intello et psychologisant. Bref, du «Regietheater» pur et dur.

Voici donc Violetta Valéry, sous perfusion, perdue dans une grande salle désaffectée aux éclairages blafards. Elle respire difficilement. Elle vend ses derniers biens, et on la verra sous les traits d’une petite fille vendue dans un marché aux hommes. Elle chante la deuxième strophe du sublime air « Addio del passato » – la voix longue et plutôt ample de Martina Russomanno nous touche. S’ensuivront des actions parallèles, dont une mise en bière de son corps (elle est incarnée par une figurante) comme si Violetta se voyait mourir et disparaître. Puis la musique raccroche avec le premier acte – sans le « Prélude ». On entre dans les mondanités chez Violetta, avec des convives vêtus de costumes vulgaires qui les ridiculisent.

Passé le côté intriguant des premières vingt minutes, on devient bien vite étranger à ce concept. Rien n’est naturel, tout est artificiel, avec des symboles à foison. Alors oui, Violetta est une victime sacrifiée sur l’autel des conventions sociales et du patriarcat ; elle est un être fabriqué de toutes pièces par la société qui l’entoure et ce pantin désarticulé (la Violetta danseuse) qui joue un rôle social qu’on lui assigne ; mais la rendre pareillement déshumanisée ne permet pas de s’identifier à son destin. Surtout, le personnage n’évolue guère au fil de la dramaturgie scénique.

Des seconds rôles guère exceptionnels

On sent d’ailleurs que les chanteurs sont contraints dans ce dispositif à la gestuelle très codifiée. La rencontre entre Violetta et Alfredo n’a pas vraiment lieu, tellement les personnages sont tenus à distance sur le plateau ; cette mise à distance de l’émotion, dans une critique volontairement féroce des conventions de l’époque, induit une froideur sinistre. Il faut l’étoffe d’un Luca Micheletti – à l’aplomb viril et au timbre noble – pour donner corps au Père Germont, ici dépeint comme un être vil, oppresseur, qui parvient à faire plier Violetta malgré elle.

Ruzan Mantashyan (la Violetta principale) a beau suivre à la lettre les instructions de la metteuse en scène, l’émotion affleure par intermittence. La voix est belle et juvénile, bien conduite, quoique parfois stridente dans l’aigu et sans cette extase lyrique qui vous emporte. On aurait aimé entendre davantage Violetta 2, Martina Russomanno, à la voix plus voluptueuse. Les seconds rôles ne sont pas exceptionnels. En ce soir de première, l’accompagnement orchestral sous la direction de Paolo Carignani manque un peu de tension dramatique pour privilégier les couleurs lyriques et les dégradés de nuances, violons délicats, bois expressifs. La mort de Violetta est laissée en suspens à la fin de la représentation, comme si la musique restait en l’air, non résolue, et pas sur les derniers accords qui scellent sa disparition poignante.

Traitement de choc

Charles Sigel – ForumOpera.com – 16 juin 2025

source: https://www.forumopera.com/spectacle/verdi-la-traviata-cast-a-geneve/

 

Il y a bien longtemps qu’une mise en scène n’avait été à ce point huée par le public souvent si mansuet du Grand Théâtre de Genève.

Rançon du rude traitement subi par La traviata dans la relecture de la metteuse en scène Karin Henkel, venue du théâtre, et qui, s’essayant pour la première fois à l’opéra, surcharge la barque au point de la faire tanguer.

C’est un opéra qui ne parle que de mort, dit-elle. On est saisi par cette révélation. Forte de cette trouvaille, et avec le soutien de l’inévitable dramaturge, Karen Henkel fait subir à ce chef-d’œuvre d’italianità (et d’émotion) une chirurgie intrusive, dont la première victime est l’esprit-même de cette pièce (elle s’en remettra).

Flash back et doubles en tous genres

On considérera comme broutilles (d’ailleurs ce n’en est pas) le tripatouillage de la partition, et par exemple l’idée de commencer par l’Addio del passato (son deuxième couplet, « Le gioie, i dolori… », qu’on ne chante jamais) introduit par le prélude de l’acte III. Il s’agit de faire de toute la représentation un grand flash back : à l’article de la mort, Violetta revoit toutes celles qu’elle a été, l’enfant « à vendre », la courtisane (et son double la regardant courtiser), et celle qu’elle sera (« M’as-tu-vu en cadavre ? », si on ose citer ici Léo Malet).

Elles sont donc quatre : Ruzan Mantashyan (Violetta du cast A, impressionnante d’engagement), son double chantant (Martina Russomanno), son double dansant, ou pour mieux dire sa mort dansant (Sabine Molenaar, malmenée, désarticulée, par une chorégraphie sans aménité) et une petite fille toute mignonne (et condamnée par une masculinité toxique, forcément toxique – et dès les premières images, on la voit être « achetée » par un bonhomme qui semble bien être le père Germont).

Autopsie

Le décor, assez beau d’ailleurs dans sa rudesse (et qui pourra resservir pour toutes sortes d’opéras relus), tient à la fois de l’entrepôt désaffecté, du souterrain, de la salle d’autopsie et du hall de gare : verrières, colonnes, tuyauterie de climatisation, carreaux de faïence jaunâtres, soupirail par où on a déversé un tas de cailloux (sur lequel quatre croque-morts viendront jeter le cercueil en fer-blanc de Violetta).

Sur la droite, une sorte de podium recouvert chichement de frisette, qui chemin faisant deviendra ring de boxe puis scène éphémère (pour mise en abîme). En guise d’accessoires au premier acte, une vaste inscription taguée sur le mur du fond (« Mon cadavre préféré »), une perfusion sur roulettes, des chaises de plastique, des tables métalliques où étaler le corps des doubles de la patiente, une table d’opération, des scialytiques. Entouré de ses assistants, le docteur Grenvil pourra chirurger à loisir derrière des rideaux de plastique, aidé d’Annina, gouvernante devenue infirmière (uniforme de latex blanc à épaulettes modèle Cardin 1965).

Au deuxième acte, de grandes photos viendront se poser dans le décor, représentant un cerf au brame, un ciel d’éclairs, une chouette et un loup aux yeux étincelants. Nous avouons n’avoir pas trouvé d’explication à cette iconographie.

Une entreprise de glaciation

Pour le dire d’un mot, l’œuvre si touchante de Verdi est victime ici d’une entreprise de glaciation, ou de déshumanisation, certes cohérente et réfléchie, dont on s’interroge sur les raisons. Ce ne peut être que par choix que toute communication semble coupée entre les personnages, et d’abord entre Violetta et Alfredo. Lequel paraît épris du grand portrait d’elle posé côté cour davantage que de la personne réelle (ou de ses doubles). D’où l’impression que tout ce petit monde joue aux quatre coins et se parle à distance. Et la présence d’une foule de comparses, de figurants, et de petites actions parallèles, comme si la solitude des protagonistes se renforçait de ces présences agitées (syndrome sans doute du metteur en scène débutant à l’opéra et surchargeant d’images plus ou moins parasites des moments que la musique suffirait à porter).

Casser l’émotion

Karen Henkel, comme se souvenant de la vieille théorie de la distanciation, semble tout faire pour fuir l’émotion, la compassion ou l’empathie à l’égard (notamment) de Violetta. Et d’abord en faisant chanter le rôle par deux chanteuses. Ainsi une phrase commencée par Violetta n° 1 pourra être continuée par Violetta n° 2, pendant que Violetta n°3 (la danseuse) se démantibulera sur le sol. Par exemple dans la grande scène finale du premier acte c’est Martina Russomanno (beau timbre chaud) qui donne le « É strano, é strano…. » avant que Ruzan Mantashyan, n’enchaîne le « Ah fors’é lui », un peu vert, puis les coloratures du « Follie, follie », parfois un peu serrées d’ailleurs.

Esthétique allemande

De même, peu auparavant dans le duo « Un di felice… Croce e delizia », on aura vu les deux sopranos se partager la partie de Violetta, répondant (ou pas) au pauvre Alfredo.

Le rôle d’Alfredo est dévolu dans le premier cast à Enea Scala, dont on aimerait que la voix soit mieux projetée et plus lyrique, plus séduisante, et qui semble traité en quantité négligeable par la metteuse en scène et par Violetta. Qui littéralement ne semble pas le voir – et les dédoublements n’arrangent rien, ni l’option de la faire souvent chanter de profil sur sa chaise de malade, comme pour refuser tout contact visuel avec quiconque.

On glissera gentiment sur les costumes affublant les malheureux choristes, sortes de chasubles asymétriques qui semblent sortir d’un remake trop coloré de Star Trek (ah ! ces turquoise et ces orange qui claquent ! ) et sont parmi les plus laids et les moins flatteurs qu’on ait vus. Malheureux choristes de surcroît voués à rester alignés en rangs d’oignon par une metteuse en scène qui a l’évidence ne sait pas quoi en faire. À propos de costumes, mention particulière pour celui de Flora, robe trop courte, paillettes et épaulettes Cardin surdimensionnées, faisant en somme pendant au costume de madrépore de music-hall, évidemment too much, dont ses protecteurs viennent empaqueter Violetta.

Une voix suffit

Pour se consoler, on prendra beaucoup de plaisir au Giorgio Germont de Luca Micheletti : belle prestance, beau timbre de baryton, beaux phrasés (et même beau costume…) et surtout cette manière d’imposer simplement son personnage, en ne se servant que de la musique… Lui aussi fait face à deux Violetta en « petites robes noires », auxquelles s’ajoute la mort-de-Violetta qui se contorsionne sur le sol. Il n’empêche, son « Pura siccome un angelo », de même que le « Dite alla giovine » de Ruzan Mantashyan (qui le chante sur les genoux de Micheletti) sont d’un beau lyrisme. C’est elle qui lancera « Morrò ! » et Martina Russomanno le « Conosca il sagrifizio »…

Notons que Micheletti (qui, chose à noter, donnera la cabalette « Copriam d’obbio il passato » qu’on n’entend jamais) assumera impavidement une des trouvailles les plus bizarres de Mme Henkel : le saucissonage d’Alfredo sur son siège à l’aide de PVC par les quatre sbires-croque-morts à tout faire et la pose d’un morceau du même adhésif sur sa bouche (ce n’est plus Star Trek, c’est Homeland) pendant « Di Provenza il mar, il sol »…

Quelques incongruités

Autre bizarrerie, assez choquante, on va voir ce père Germont renverser un plein bol de sang sur sa fille, « pura siccome un angelo », allusion sans doute à cette virginité dont il est venu expliquer à Violetta qu’elle est un capital à ne pas démonétiser…

Nouvelle incongruité de fort calibre, l’apparition un peu grotesque de deux boxeurs lors de la fête chez Flora. Dont un ami fin dialecticien nous expliquera y voir une figuration de la rivalité de mâles entre Alfredo et Douphol. Admettons. L’ambiance chez Flora est moins chic que chez Violetta, c’est une chose établie…

Les choristes, toujours groupés et polychromes, y chantent le chœur des « zingarelle », puis celui des « mattadori di Madrid », sans bouger d’un pouce, avant que commence le gran concertato, dont on aimerait que Paolo Carignani le dirige avec plus de nerf, de façon que les grandes supplications de Violetta « Ah ! Pietà, gran Dio, pietà » puissent s’envoler avec davantage de pathétique. Mais il est juste de dire que les cordes de l’Orchestre de la Suisse Romande font de fort belles choses, notamment dans les passages très exposés de l’ouverture, et que, si on aimerait parfois que la musique respire un peu davantage, on conçoit bien que le chef, face aux partis pris de la mise en scène, est amené à faire des concessions.

Un seul double vous manque…

Le troisième acte verra défiler une suite de décisions étranges.

D’abord, comme pour casser un effet, c’est par Violetta-enfant que l’on aura choisi de faire lire (en français et devant un micro) la lettre si belle de Germont père, « Teneste la promessa…. Meritate un avvenir migliore… »

Puis, l’« Addio del passato », sera fort bien chanté par Ruzan Mantashyan, comme la belle page qu’il est, avec un très beau messa di voce sur la dernière note, mais privé de la respiration qu’on vient d’évoquer, il se privera aussi de l’émotion qu’il dégage parfois (souvent).

Curieusement d’ailleurs, dans cette dernière partie, le double vocal de Violetta qui l’avait interprété si bien tout au début du spectacle n’apparaît plus. En revanche au cours de la scène finale, c’est Violetta-la-morte qui reviendra, pour se verser elle aussi un bol de de sang sur la tête, effet de miroir en somme.

Incertitude troublante

Surtout, d’intrigante manière, on va voir l’ultime duo, celui qui arrache des larmes au cœur le plus froid, être traité comme un spectacle dans le spectacle, ce que nous avons appelé mise en abîme un peu plus haut : les deux protagonistes vont se rejoindre sur la petite scène côté jardin et chanter ce duo « comme à l’opéra », c’est-à-dire « à l’épaule », comme si par le recours soudain au conventionnel on désirait dissiper toute émotion. Des chaises auront été apportées et tous les comparses contempleront ce spectacle, derrière le baron Douphol (David Ireland) qui se sera assis au plus près de l’action.

Les belles pages de la fin, « Parigi, o cara », « Morir si giovine », « Prendi : quest’é l’immagine », seront très bien servies, notamment par une Ruzan Mantashyan allant jusqu’au bout d’elle-même, bouleversante dans l’expression de sa solitude. Ce qui fait d’autant regretter que ces ultimes moments soient estompés émotionnellement par la mise à distance qu’on a dite. Mais comment résister à l’effet de réminiscence donné par le retour du thème d’amour d’Alfredo avant l’ultime cri de Violetta ?

Tout de suite après sa chute, on entendra à l’orchestre, jolie idée, les premières notes du prélude du 3e acte, avec lequel tout avait commencé. Quelques notes, demeurant suspendues, sans retour à la tonique.

Un bel effet d’incertitude, purement musical, et transcendant toute « relecture »…

Le dévoiement macabre de LA TRAVIATA

Matthieu Chenal – Tribune de Genève – 16 juin 2025

source: https://www.tdg.ch/traviata-de-verdi-deferlante-de-violettas-au-grand-theatre-9…

 

Faut-il mettre l’opéra de Verdi en miettes pour montrer toutes les facettes de son héroïne? La mise en scène de Karin Henkel anesthésie les émotions malgré l’investissement de ses interprètes.

Le Grand Théâtre de Genève n’a pas pour habitude de caresser son public dans le sens du poil, quitte à le hérisser. Il multiplie les relectures des monuments de l’opéra, avec parfois d’incontestables réussites, dont le formidable «Stabat Mater» de Castellucci. «La Traviata», à l’affiche jusqu’au 27 juin, réussit juste à «dévoyer» l’œuvre de Giuseppe Verdi et l’affection qu’on a pour elle.

Alors certes, on peut mettre des moustaches à «La Joconde» et se réjouir de voir ce détournement entrer lui aussi au musée. Non seulement la provocation dadaïste de Marcel Duchamp était inédite, mais c’était surtout une bonne blague. Espérons au contraire que «La Traviata» désarticulée, dépecée, désossée que présente le Grand Théâtre passera, elle, aux oubliettes de l’art lyrique.

Car la triste farce que Karin Henkel inflige à ce chef-d’œuvre tombe à pic dans le piège qu’elle était censée dénoncer. À trop vouloir bousculer les codes d’un art bourgeois perçu comme injuste et sclérosé, la metteuse allemande caricature un «Regie Theater» répétant ad nauseam ses propres tics : décor postindustriel décati, costumes hideux, contre-pied systématique du livret…

Nous sommes Violetta

Évidemment, on comprend le propos engagé de Karin Henkel, déterminée à montrer la violence abjecte de la société qui a broyé Violetta de son enfance à sa mort. Tous les avatars de l’héroïne sont ainsi convoqués sur le plateau : l’enfant trahie par son père avec le panneau «vendu» autour du cou, la jeune femme volage, admirée pour sa beauté, l’amoureuse sacrifiée et minée par la maladie, et même son fantôme livide, animé de soubresauts morbides.

Comme la production genevoise propose en plus une double distribution, quatre Violetta adultes composent et nourrissent de leur vécu cette «Traviata» violemment diffractée: Ruzan Mantashyan – incandescente à la première le 14 juin – et Jeanine De Bique, en alternance dans le rôle-titre, flanquées de leur double chantant, Martina Russomanno (qu’on entend trop peu), et de leur double dansant, Sabine Molenaar, sidérant macchabée. Toutes ont accepté de répondre à nos questions sur l’héroïne verdienne, à découvrir ci-dessous.

Charcutage funeste

Passons sur la laideur du dispositif et la difficulté de suivre l’intrigue, car il y a plus grave. Sous prétexte de revenir à la structure originale du roman de Dumas fils qui a inspiré Verdi, Karin Henkel fait revivre «La Traviata» en flash-back à partir de l’instant de sa mort. Plutôt que d’être allusif, le procédé implique un bidouillage de l’ordre des scènes. Le spectacle commence donc par un extrait du 3e acte. L’ouverture est catapultée au milieu du 1ᵉʳ acte, le Brindisi est repris à la fin, à la place des échos du carnaval, juste après la reprise de l’«Addio del passato» poignant de Ruzan Mantashyan.

Ce charcutage sans vergogne de la partition, au mépris de toute cohérence dramaturgique et harmonique, confère finalement une injustice nouvelle aux musiciens, jouant les notes en automates désarticulés. En contraste cruel avec les propos éclairants et passionnés des interprètes

LA TRAVIATA in einer vielschichtigen, modernen Lesart

onlinemerker.com - 16 juin 2025

source: https://onlinemerker.com/genf-geneve-la-traviata-an-der-opera-de-geneve-oper-in…

 

Die Neuproduktion von Giuseppe Verdis La Traviata an der Opéra de Genève – unter der musikalischen Leitung von Paolo Carignani und in der Regie von Karin Henkel – präsentiert sich als vielschichtige Auseinandersetzung mit Fragen nach Identität, Erinnerung und Vergänglichkeit. Die Inszenierung wählt bewusst einen unkonventionellen Zugang, der sich von traditionellen Lesarten deutlich abhebt, ganz nach dem Wunsch des Intendanten Aviel Cahn.

Verschiedene Facetten einer Figur; Eine vielschichtige „Traviata“ jenseits des Gewohnten. In dieser Neuinterpretation von Verdis La Traviata begegnen wir nicht nur einer Violetta, sondern gleich mehreren: Die sterbende Violetta, die das Geschehen rückblickend betrachtet, steht einer kindlichen Version ihrer selbst gegenüber – eine Violetta, die noch voller Unschuld ist. Parallel dazu erleben wir die „klassische“ Violetta, die durch die eigentliche Handlung der Oper führt. Ergänzt wird dieses Ensemble von einer vierten Figur: einer Tänzerin, die den Tod verkörpert und als Schatten oder Spiegelbild der sterbenden Violetta fungiert. Aus dieser Konzeption ergibt sich ein raffiniertes Spiel mit verschiedenen Zeitebenen, Erinnerungsfragmenten und inneren Realitäten. Die Grenzen zwischen Gegenwart, Vergangenheit und Vorstellung verschwimmen. Die Inszenierung bricht bewusst mit traditionellen Darstellungsmustern und eröffnet neue Perspektiven auf Violettas inneres Erleben. Diese Traviata ist deutlich düsterer als viele gängige Inszenierungen. Sie zeigt weniger Glamour und mehr existenzielle Tiefe – Violetta nicht nur als tragische Heldin, sondern als komplexe Figur mit vielen Facetten, gefangen zwischen Hoffnung, Erinnerung und unausweichlichem Ende.

Inszenierung und Kostüme – Räume zwischen Leben, Tod und Dekadenz; Die Regiearbeit von Henkel entfernt sich bewusst von einer konventionellen Lesart von Verdis La Traviata. Im Zentrum steht eine weibliche Perspektive, die Violetta nicht nur als Opfer einer Liebestragödie, sondern als Frau zeigt, die sich in einem von Männern dominierten System am Ende opfern muss. Die Männerfiguren erscheinen dabei als diejenigen, die sich von der Verantwortung für dieses Opfer – bewusst oder unbewusst – entlasten.

Der Bühnenraum, gestaltet von Aleksandar Denićs ist vieldeutig konzipiert. Er bleibt über weite Strecken ein öffentlicher Raum, der verschiedene Assoziationen zulässt: mal wirkt er wie eine Leichenhalle, mal wie ein Ballsaal, Café oder Krankenhaus. Diese Uneindeutigkeit verstärkt das Gefühl der Isolation und strukturellen Kälte, das die Inszenierung durchzieht.

Ein markantes Beispiel für diesen Regieansatz ist die zweite Szene des zweiten Akts – Floras Party. Anders als in vielen traditionellen Inszenierungen wird hier eine aggressive Grundstimmung betont. Der Spielabend wird nicht nur als dekadentes Vergnügen gezeigt, sondern als ein Ort emotional aufgeladener Spannungen. Symbolisch verdichtet wird dies durch einen Boxkampf auf der Bühne – mit schwitzenden, körperlich agierenden Kämpfern, einem Verlierer und einem Sieger. Diese Konstellation spiegelt die Situation von Violetta und Alfredo wider und unterstreicht die Macht- und Geschlechterdynamiken des Abends.

Auch die Kostüme von Teresa Vergho tragen wesentlich zur Erzählweise bei. Zu Beginn erscheinen die Figuren in dunkler Trauerkleidung – Anklänge an eine Beerdigungsszenerie sind deutlich. Im „Krankenhaus“-Abschnitt dominiert Weiss, das an klinische Reinheit, aber auch an Auslöschung erinnert. Die Gäste der Party in Floras Haus hingegen tragen farbenprächtige, auffällig dekadente Kleidung, die gesellschaftlichen Status und Exzess sichtbar macht. Wer über Geld verfügt, darf feiern – diese Aussage ist in Kostüm und Szene klar lesbar.

Jeanine De Bique, die Entdeckung des Abends, überzeugt mit stimmlicher Präsenz und technischer Sicherheit. Ihre Violetta wirkt nicht sentimental, sondern entschieden und innerlich gefestigt. Julien Behr gestaltet Alfredo mit lyrischer Wärme, wobei ihm stellenweise die dramatische Zuspitzung fehlt. Tassis Christoyannis verleiht Giorgio Germont stimmliche Autorität und darstellerische Differenzierung, insbesondere in seiner Szene im zweiten Akt. Das Ensemble wird hervorragend ergänzt durch Emanuel Tomljenović als Gaston de Létorieres, Yuliia Zasimova als Flora Bervoix, Élise Bédènes als Annina, Raphaël Hardmeyer als Le Marquis d’Obigny, Mark Kurmanbayev als Le Docteur Grenvil und David Ireland als Le baron Douphol.

Musikalische Umsetzung; Der Dirigent führt das Orchestre de la Suisse Romande präzise und ausbalanciert durch die Partitur. Seine Interpretation zeichnet sich durch Transparenz, kluge Tempowahl und einen insgesamt kontrollierten Spannungsbogen aus. Besonders im dritten Akt gelingt ihm eine zurückhaltende, doch emotionale Ausdeutung von Violettas Sterbeszene.

Fazit; Die Traviata-Inszenierung in Genf ist eine bewusst moderne und konzeptuelle Auseinandersetzung mit Verdis Werk. Sie verzichtet auf konventionelle Lesarten zugunsten einer multiperspektivischen Darstellung, die sowohl musikalisch als auch visuell konsequent aber sehr düster umgesetzt ist. Der Abend fordert Konzentration und Offenheit, bietet im Gegenzug aber eine stringente und zeitgemässe Deutung des Opernklassikers. Eine Interpretation der Traviata die man so nicht immer sieht.