Jenufa

Leoš Janáček
Jenůfa

Opéra en trois actes
du 3 au 13 mai 2022

Direction musicale Tomáš Hanus
Mise en scène Tatjana Gürbaca
Scénographie Henrik Ahr
Costumes Silke Willrett
Lumières Stefan Bolliger
Dramaturgie  Bettina Auer
Direction des choeurs Alan Woodbridge
   
Jenůfa Corinne Winters
Laca Klemeň Misha Didyk / Daniel Brenna
Števa Buryja Ladislav Elgr
Kostelnička Buryjovka Evelyn Herlitzius
Grand-mère Buryjovka Carole Wilson
Stárek Michael Kraus
Maire Michael Mofidian
Jano Borbála Szuromi
Karolka Eugénie Joneau

Choeurs du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

En coproduction avec le Deutsche Oper am Rhein

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

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Revue de presse

Jenufa: gritos y susurros

Barbara Röder – scherzo.esp – 13 mai 2022

source: https://scherzo.es/ginebra-jenufa-gritos-y-susurros/

 

No hay escapatoria para Jenufa. Desde los primeros compases de la ópera homónima de Leoš Janácek, que acaba de presentarse en Ginebra en una nueva producción de Tatjana Gürbaca, el desastre se anuncia de forma inmediata y directa. Se escucha un martilleante xilófono, que representa acústicamente el sonido de la rueda de un molino en un pueblo moravo. Es ahí donde se desarrolla la historia de Jenufa. De pronto, un violín alza la voz; se trata del alma solitaria de la protagonista. Nos encontraremos con esa voz de nuevo, más adelante, cuando su hijo haya sido asesinado, ella abandonada por el padre del niño y su mejilla, “lisa como una manzana”, haya sido marcada por un cuchillo.

Jenufa se basa en el drama naturalista Su hijastra, escrito por Gabriela Preissová, una oscura historia de celos, infanticidio, soledad y tardía toma de conciencia de lo que podría ser la felicidad, que Janácek musicalizó en una secuencia rapsódica de escenas, que combina el intimismo con el realismo más brutal para formar una amalgama musicalmente explosiva, de un potente expresionismo. Preissová y Janácek entrelazan dos hechos de un atroz realismo: la violencia que un amante celoso infringe a su objeto de deseo (desfigurando el rostro de la mujer) y el asesinato de un recién nacido.

La magnífica escenografía ideada por Henrik Ahr muestra una casa rural revestida completamente de caoba con una escalera que sube al tejado, cuya punta parece querer tocar el cielo. Las paredes de caoba se antojan una prolongación de las del propio auditorio de la recién diseñada Ópera de Ginebra, de modo que el público parece hallarse en medio de la predecible catástrofe que va a mostrar Gürbaca. La armonía que aparentemente reina en la pequeña comunidad rural es puramente engañosa: las borracheras, los celos, la culpa y el remordimiento a lo Hauptmann, Strindberg o Wozzeck están a la orden del día. “Cada pareja tiene sus problemas”, canta el coro en una especie de canon con ribetes folclóricos.

Marcadas por sus propias y terribles experiencias personales, las mujeres idean estrategias de supervivencia en este impactante estudio de la vida real. En primer lugar, la terrible Kostelnicka, cantada por Evelyn Herlitzius con poderoso y desbordante ímpetu wagneriano. “Le devolveré la vida a Jenufa” canta, mientras asfixia al recién nacido de su hijastra Jenufa y lo sumerge bajo el hielo. Por su parte, Corinne Winters interpreta con gran entrega y bravura vocal a una Jenufa atormentada por lacerantes emociones; tras perdonar a Laca, que ha desfigurado su rostro en un arrebato de celos, encuentra la felicidad con él. El tenor Daniel Brenna da vida al exaltado personaje con fuerza y convicción. El personaje de Steva, borracho y malcriado, recibe una ágil y certera  caracterización por parte de Ladislav Elg. Intensa, aunque ligeramente caricaturesca, es la vieja Burya de Carole Wilson, mientras que el capataz del molino, Stárek, adquiere una poderosa presencia en la voz y la figura del barítono Michael Kraus.

Desde el punto de vista musical, esta Jenufa supone un gran logro colectivo. Desde el foso, el gran especialista en Janácek Tomás Hanus dirige con seguridad y conocimiento a la estupenda Orchestre de la Suisse Romande. Sobre las tablas, Gürbaca presenta una producción coherente que plantea muchas preguntas acerca de la vida íntima e individual de cada persona, no de la que viene determinada por otros.

Jenufa au Grand-Théâtre de Genève : le public en état de choc

Emmanuel Andrieu - Opera-Online.com- 10 mai 202223

source: https://www.opera-online.com/fr/columns/manu34000/jenufa-au-grand-theatre-de-ge…

 

Tandis que le Théâtre du Capitole reprenait sa production signée par Nicolas Joël et que l'Opéra Rouen proposait la vision de Calixto Bieito, tout dernièrement, c’est au tour du Grand-Théâtre de Genève de mettre à son affiche Jenufa, dans une nouvelle mise en scène confiée à l’allemande Tatjana Gürbaca (qui partira ensuite à la Deutsche Oper am Rhein, maison coproductrice du spectacle). Son travail repose avant tout sur une admirable direction d’acteurs, tirée au cordeau, et sur l’utilisation d’une scénographie unique (conçue par Henrik Ahr) qui renoue avec l’espace fermé et claustrophobique de son Werther rhénan vu il y a quatre saisons. Tout en bois, un plafond à double pente recouvre un immense escalier qui part du plateau vers les cintres, pouvant renvoyer tout à la fois à une église ou à un chalet, voire au moulin du livret. Il permet accessoirement la projection des voix et l’amplification du Chœur du Grand-Théâtre de Genève, superbement préparé ici par Alan Woodbridge. Mais par sa configuration, il évoque surtout l’enfermement des âmes et le poids des convenances et des non-dits. C’est en gravissant l’escalier que Kostelnicka ira se débarrasser du corps de l’enfant qu’elle aura préalablement étouffé dans son couffin-baignoire, puis qu’elle disparaîtra après avoir révélé son crime atroce, tandis que l’enfant, ressuscité, arrivera d’en haut des marches, symbolisant le pardon et l’absolution par l’amour.

Pour sa prise du rôle-titre, la soprano américaine Corinne Winters renouvelle l’enthousiasme qu’elle avait suscité en nous avec sa Cio-Cio San romaine l’été passé, ses dons d’actrice et sa présence magnétique étant le premier de ses atouts. Mais la voix n’est pas en reste, et s’avère idéalement adaptée aux exigences de son personnage, avec son soprano de nature essentiellement lyrique, qui recèle des ressources inattendues dans un aigu percutant, à la fois flamboyant et opulent, charnu et flexible. Mais comme souvent dans Jenufa, c’est le personnage de Kostelnicka qui vole la vedette à l‘héroïne. La soprano allemande Evelyn Herlitzius se montre magistrale d’impact vocal et dramatique, avec sa voix pleine de raucité, d'une phénoménale puissance. Et comme nulle autre, elle sait composer une Sacristine labourée de contraintes psychologiques crucifiantes : l’on n’est pas près d’oublier ses regards désespérés et déchirants lors de la scène finale. Le ténor tchèque Ladislav Elgr brosse de son personnage un portrait convaincant, dont la pleutrerie est finement traduite par un chant solidement charpenté. Par contraste cependant, le Laca du ténor étasunien Daniel Brenna – déjà entendu dans le rôle à l’Opéra de Dijon en 2018 – possède des accents encore plus prenants, doublés d’un aigu conquérant, qui font forte impression sur l’auditoire. Enfin, à côté de solides seconds rôles, dont le vif Jano de Borbala Szuromi, la sémillante Karolka d’Eugénie Joneau ou le sonore maire de Michael Mofidian, on relèvera l’heureuse surprise d’une Carole Wilson dans une excellente forme vocale, parfaite dans son incarnation de l’aïeule.

En fosse, le chef tchèque Tomas Hanus n’est pas pour rien dans la grande réussite de la soirée. Son sens aigu de la narration n’oublie jamais l’une des composantes essentielles de la musique de Leos Janacek : son naturel. Sa direction, qui fuit tout excès, offre des plans sonores habilement étagés, un dosage parfait de la dynamique et un lyrisme éloquent.

C'est en état de choc que le public genevois sort du Grand-Théâtre !

Jenůfa entre crime et repentir au Grand Théâtre de Genève

Lara Othman – Olyrix.com – 4 mai 2022

source: https://www.olyrix.com/articles/production/5682/jenufa-janacek-opera-grand-thea…

 

Le Grand Théâtre de Genève présente l’opéra de Janáček dans la mise en scène de Tatjana Gürbaca, sous la direction de Tomáš Hanus, avec Corinne Winters dans le rôle-titre.

Un immense toit de bois triangulaire posé sur des marches qui n’en finissent pas et que les personnages, à bout de leurs souffrances, peinent à gravir : voilà la scène de cette Jenůfa au Grand Théâtre de Genève – une scène prosaïque où frappent, presque visibles à l’œil nu, les passions sauvages, le désespoir amoureux et surtout, l’infanticide de la Sacristine, laquelle se hisse sur ces marches infinies pour s’en aller, péniblement, jeter l’enfant de Jenůfa dans le lac.

Le public se retrouve emporté dans ce récit déchirant de crime, d’amour et de pardon, qu’il salue d’applaudissements enthousiastes à la fin. La musique de Janáček est transportée par l’Orchestre de la Suisse Romande et la baguette de Tomáš Hanus : elle vibre d’une énergie redoutable et poursuit le récit à un rythme effréné, notamment par la tension qui l’anime – tension présente même dans les passages plus mélancoliques, transmis au public avec une grande délicatesse. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève, préparé par Alan Woodbridge, est caractérisé de la même façon par sa vivacité, dans le premier acte en particulier où il éclate joyeusement dans l’harmonie de couleurs chaleureuses, envahissant l’espace scénique de ses notes festives.

Le rôle de Laca Klemeň revient à Daniel Brenna, qui touche d’abord par l’aisance avec laquelle il projette sa voix d'une puissance inaltérable, sans faillir du premier au dernier acte. Le timbre, clair, permet de percevoir aisément les variations de la langue tchèque et l’amplitude du chant permet de transmettre de façon frappante la rage et la jalousie du personnage dans le premier acte. Tout est dit dans la voix, dotée par ailleurs d’une belle tenue, et faisant regretter un jeu plus fade que celui des autres personnages, dans les actes suivants. 

À l’inverse, Ladislav Elgr, dans le rôle de Števa Buryja, présente un chant plus resserré, parfois ponctué de graves rugueux, mais perçant par à-coups, porté avec vigueur et tendu par un jeu particulièrement tonique, interprétant sans vergogne la négligence et la lâcheté du personnage, dans son ivrognerie et sa débauche comme face aux conséquences de ses actes.

Carole Wilson campe Grand-mère Buryjovka se pliant en quatre pour son petit-fils, Števa, à la fois plaisante envers ceux qu’elle aime, mais acerbe, piquante, méchante envers les autres. Elle projette une voix profonde de mezzo-soprano truffé de nuances variées, riches et appuyée de beaux graves qui viennent souligner la profondeur du timbre.

Michael Kraus, le Contremaître du moulin, emprunte un jeu similaire à celui de la Grand-mère, plongeant à la fois dans le rire et l’amertume, tout cela porté par un baryton profond, aisé et doté d’une tenue souple et maîtrisée (d’autant plus que, comme la Grand-mère Buryja et la Sacristine, il fume sur scène).

Michael Mofidian est un Maire plutôt aimable et insouciant. Le chant est doux, le grave est doté d’une belle clarté. Quant à l’épouse du maire, elle est interprétée par Céline Kot qui présente un mezzo appliqué et efficace.

Karolka devait être interprétée par Eugénie Joneau mais, celle-ci étant malade, le rôle revient à Séraphine Cotrez. Sa Karolka est joyeuse et bondissante, piquante avec Števa et pleine d’attentions pour Jenůfa. La voix suit le jeu, elle-même pétillante, pour un timbre solaire et un chant porté avec précision.

De même que pour Eugénie Joneau, Clara Guillon ne peut chanter le rôle de Jano, néanmoins, elle le mime sur scène tandis que Borbala Szuromi assure, par une voix nuancée au timbre chaleureux, le chant. Varduhi Khachatryan, également souffrante, est remplacée par Mi-Young Kim, précise et prévenante dans l’interprétation de ses deux personnages (Tetka et une servante). Enfin, Barena, la servante du moulin, revient à Mayako Ito, qui joue d’un soprano vibrant et stellaire.

Evelyn Herlitzius impressionne dans le rôle de la Sacristine Kostelnička Buryjovka, par son chant comme par son engagement théâtral. La voix est puissante, chargée d’une violence lui arrachant des graves parfois trop essoufflés, mais déchirants. Son soprano dramatique envahit toute la scène et étreint le public par ses exclamations tragiques, dans une énergie qui n’en démord pas, énergie qu’elle déploie dans un jeu quasi-possédé, alternant entre la fierté, l’épuisement et le chagrin, démontrant avec un acharnement presque dostoïevskien la palette des tourments du personnage avant et après son crime.

Enfin, Jenůfa est interprétée par Corinne Winters, ici dans sa prise de rôle. Le premier acte la fait paraître comme une jeune fille simple et naïve, quoique déjà solitaire, isolée des autres par la mise en scène, bien que tentant sans succès de s’intégrer au chœur festif – une solitude soulignée plus encore dans les deux autres actes, jusqu’à son union avec Laca. Elle est dépeinte par un soprano ample, au timbre plutôt sombre et paré de teintes hivernales, de nuances qui dépeignent avec émotion les souffrances de Jenůfa. La souplesse est également de mise et le chant se déploie, appliqué, sans accroc, armé d’une prononciation claire et nette de la langue tchèque. Une belle douceur est également à noter, touchant d’autant plus le public, qui l’acclame avec enthousiasme à la fin du spectacle.

Plus que le couple de Števa et Jenůfa, plus que le couple de Laca et Jenůfa, c’est bien le duo de Jenůfa et de sa belle-mère, la Sacristine, qui est mis en avant dans cette mise en scène, par l’évidence de la confiance que lui porte Jenůfa et l’amour que lui porte la Sacristine, alors même que par peur de sa propre honte, la vieille femme sacrifie l’enfant : une force de relation soulignée par Jenůfa déposant symboliquement la terre sur le corps du nourrisson et la tendant à sa belle-mère pour qu’ensemble, elles enterrent le petit, démontrant ainsi son pardon, sa compassion et son affection intacte.

Et c’est sur la découverte du véritable amour, celui qui a grandi à travers les épreuves et les souffrances, que s’unissent Laca et Jenůfa, quoique dira le monde, et que s’achève enfin l’opéra alors qu’apparait sur les marches, dans un linceul blanc, un petit enfant qui vient rejoindre sa mère, image du bonheur à venir.

À Genève, Jenufa magnifiée

Emmanuel Dupuy – Diapason - 4 mai 2022

source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/a-geneve-jenufa-magnifiee-26281.html#item=1

 

Quelques jours après l’Opéra de Rouen, le Grand Théâtre de Genève présente une nouvelle production du chef-d’œuvre de Janacek. Et remporte le match, grâce à la mise en scène impeccable de Tatjana Gürbaca et un plateau plus convaincant.

Contrairement à Calixto Bieito, signataire de la production rouennaise, Tatjana Gürbaca ne coupe pas Jenufa de ses racines vernaculaires, osant même, à l’acte III, vêtir les personnages de chatoyantes tenues traditionnelles. Auparavant, les costumes dessinés par Silke Willrett sont plus actuels, mais sans jamais verser dans le réalisme trivial qui sévit sur maintes scènes lyriques.
De même, le décor unique conçu par Henrik Ahr, tout en bois, avec son plafond à double pente qui peut être autant celui d’une grange que d’une église, joue la carte de l’épure. Au fond, un immense gradin s’élève vers les cintres, permettant un étagement des plans visuels, en particulier dans les scènes de foule traitées comme des tableaux aux éclairages changeants et soignés. C’est en empruntant cet escalier géant que la Kostelnicka s’enfuira pour commettre son crime atroce ; c’est par là aussi qu’elle disparaîtra à la fin en une forme d’assomption ; et c’est par là que descendra l’enfant de Jenufa ressuscité, comme pour personnifier la rédemption par l’amour et le pardon auquel aboutit l’opéra.

Justesse et pertinence

Outre ces images qui impriment l’esprit et la rétine, la force du spectacle repose sur une direction d’acteurs qui va à l’essentiel, mais dont la justesse et la pertinence éclairent les antagonismes entre les personnages, autant que leurs propres conflits intérieurs.
À ce jeu-là, Evelyn Herlitzius est imbattable, Kostelnicka déchirée entre sa foi et son amour maternel, libérant les flots torrentiels de sa voix sale alla Mödl, où se lisent comme dans un livre ouvert toutes les variations du sentiment, de la tendresse éperdue à l’angoisse la plus effrayante. Et ces regards de folle, entre effroi et désespoir – sublime, forcément sublime !
Quelques semaines après un double triomphe dans le Triptyque de Puccini à Bruxelles, Corinne Winters confirme sa place parmi les grands sopranos lyriques d’aujourd’hui : une des toutes premières. Malgré un physique presque adolescent, cette Jenufa ne manque ni de chair dans le timbre, ni de puissance, ni de personnalité, pour, elle aussi, pavoiser son incarnation d’une palette d’affects bouleversants de vérité.

Atouts différents

Les deux ténors s’affrontent sur la plus haute marche, avec des atouts différents. Davantage de lyrisme et une projection sidérante pour le Laca de Daniel Brenna ; une couleur un rien plus nasillarde, mais une insolence bluffante dans le chant et les manières pour le Steva de Ladislav Elgr. Parmi les petits rôles, outre la grand-mère Buryja aux rondeurs généreuses de Carole Wilson, mention pour les Contremaître et Maire très en voix de Michael Kraus et Michael Mofidian.
On entend au Grand Théâtre de Genève, un orchestre (celui de la Suisse romande) mieux uni dans l’excellence que celui de l’Opéra de Rouen. Au geste tout en tension nerveuse d’Antony Hermus (en Normandie) répond celui plus retenu, mais aussi plus souple, de Tomas Hanus (sur les rives du Léman). Ce qui n’altère en rien – au contraire ! – le soin porté au détail instrumental, encore moins la force dramatique d’une lecture où s’entend par instants une forme de pesanteur, telle la chape de plomb du tragique destin qui s’abat sur le village.

Ces voix qui font frémir- Jenufa - Genève

Charles Sigel – ForumOpera.com - 5 mai 2022

source: https://www.forumopera.com/jenufa-geneve-ces-voix-qui-font-fremir

 

L’essentiel pour monter l’opéra de Janáček, c’est d’avoir deux grandes interprètes, une grande Jenůfa et une grande Kostelnička. Si de surcroît le troisième protagoniste, le chef, est excellent, alors c’est gagné d’avance.
Pour Corinne Winters c’est une prise de rôle. Dès ses premières mesures, on est surpris de son timbre, très chaleureux, très mûr, très femme-femme, un peu étonnant pour incarner cette jeune fille qu’est Jenůfa, mais la ligne de chant est si musicale et le chant, vibrant et aérien à la fois, est si beau (aucune note n’est esquivée) et l’incarnation physique est si immédiatement convaincante que l’on adhère sans réserve à son personnage. Une jeune femme forte et fragile en même temps. Jenůfa sera, c’est sûr, un de ses grands rôles, à côté de Violetta, Liu, Tatiana, Desdémone, Mimi ou Mélisande, toutes ces sœurs de Jenůfa, qu’elle incarne aussi.

La vérité nue

On se souviendra longtemps du deuxième acte de cette représentation et de l’impressionnante confrontation entre les deux femmes. Evelyn Herlitzius donne de Kostelnička, la Sacristine, une interprétation toute de douleur et de désespoir. Certes le personnage est étouffé par le poids des convenances, par l’étroitesse de ce milieu villageois, mais ici la chanteuse lui confère de la sincérité et une grandeur tragique. Son chant suit les inflexions du personnage. Grand soprano dramatique, sa voix possède le legato, la souplesse désirables (nous pensons aux premières mesures de l’acte 2), mais le plus souvent elle sacrifie la pure beauté vocale à l’expression, à l’incarnation, à la sincérité profonde d’un personnage de femme blessée et puissante à la fois.
Ce sont deux personnages d’une grande vérité qu’on voit là, aux prises avec la fatalité, l’inéluctable.

Bel orchestre, grand chef

Troisième personnage : l’orchestre. Dès les premiers tintements du xylophone et les premières vagues des cordes (thème de l’eau récurrent), on est emporté par la vigueur des accents en même temps que par la souple respiration, le naturel des inflexions que Tomáš Hanus imprime à l’Orchestre de la Suisse Romande. Comme leur chef, on a le sentiment que les musiciens parlent le tchèque de Janáček, cette langue musicale créée de toutes pièces en 1904. Des bois sapides, des vents impérieux, une prestesse (les ambiances sonores changent sans cesse), des cordes tour à tour frémissantes ou caressantes, une alacrité, des angles coupants parfois, et à d’autres moments, des ondoiements liquides, de grandes vagues lyriques (vite interrompues, le vif-argent Janáček ne s’attarde jamais).

Les accents de la langue

Tomáš Hanus dit joliment « qu’on ne peut pas vraiment s’appuyer sur les tempi métronomiques de Janáček […] donc je trouve un tempo qui convienne aux chanteurs pour que ça semble naturel… » Et en effet c’est bien cette impression d’évidence, d’entrelacement entre les voix et l’orchestre, d’homogénéité musicale, qui empoigne l’auditeur. Peut-être parce que le chef est tchèque et que la musique de Janáček naît de l’accentuation de la langue tchèque. On sait que l’une des passions du compositeur était de noter musicalement des phrases saisies dans la rue et que même il nota de la sorte les derniers mots de sa fille sur son lit de mort.
Ajoutons un quatrième personnage essentiel à la réussite musicale de ce spectacle : le formidable Chœur du Grand Théâtre de Genève, d’une puissance, d’une fermeté, d’une richesse de son magnifiques. C’est à lui qu’échoient les deux séquences folklorisantes de l’œuvre, la scène des conscrits du premier acte et le chœur nuptial du troisième - qui semble presque un pastiche -, moments où Janáček s’inscrit dans la continuité de Smetana et Dvořák.
Qui plus est, la forme particulière du décor offre au chœur et aux solistes une manière de caisse de résonance et, même si l’orchestre donne parfois beaucoup de son, l’équilibre scène-fosse est à tout moment idéal : les inflexions les plus sensibles de Corinne Winters (grâce aussi à la projection de sa voix) et les imprécations d’Evelyn Herlitzius s’inscrivent idéalement dans le tissu orchestral.

Comme un Golgotha

Ce décor, venons-y. C’est une manière de cabane de bois clair (comme l’intérieur d’un cercueil, nous disait quelqu’un). Structure unique suggérant tout ce qui pèse sur ces êtres : les convenances, la religion, la dépendance économique bien sûr, mais aussi les passions, tout ce qui se ligue pour emprisonner les âmes.
A l’intérieur de cette boîte (crânienne ?), un escalier énorme, aux marches très hautes, marches qui ne seront mises à profit que deux fois : lorsque Kostelnička les gravira difficultueusement, portant l’enfant de Jenůfa pour aller le noyer - et ce sera comme un Golgotha -, puis quand elle le redescendra tout aussi laborieusement, portant le poids de son crime.
Le reste du temps, nous aurons eu le sentiment que ce décor encombrait plutôt le plateau, notamment pour les scènes de groupe des premier et troisième actes, et que la metteuse en scène Tatjana Gürbaca, se trouvait bien en peine d’y déployer des choristes qui se retrouvaient un peu « plantés là » et gesticulant à qui mieux mieux. En revanche toutes les scènes à deux, notamment de l’acte 2, qui plongent si profond dans l’intime des consciences, s’accommodaient très bien de cet espace abstrait.

Une grandeur tragique

Car tout le paradoxe de cet opéra est bien là : opéra réaliste, pour ne pas dire vériste, il s’élève jusqu’aux hauteurs du mythe. Ces deux femmes en noir au dernier acte ne semblent-elles pas issues de quelque tragédie grecque. Sans cesse l’ombre de la mort pèse sur Jenůfa et l’on est bouleversé par Corinne Winters chantant avec quelle délicatesse « Nevim, nevim, co bych udélala, - Je ne sais pas ce que je ferais si tu ne m'épouses pas à temps » à Števa, dont elle est enceinte. Comme on sera bouleversé par sa prière « Zdrávras královno, matko milosrdenstvi, - Salut, reine, mère de miséricorde » accompagné par un sublime solo de violon, ou par sa plainte désespérée « Tož umřel, muj chlapčok radovstný, - Il est mort, mon enfant de joie ».
Quant à la noire souffrance de Kostelnička, bientôt criminelle, elle n’est pas moins profondément humaine : grandeur d’ Evelyn Herlitzius, clamant sur de sonores appels des cordes, des cuivres et des timbales « Aj já nemám pokoje ! […] i mne to musi do hrobu sprovodit. - Dès l’instant où je t’ai ramenée, j’ai deviné ta faute et j’ai cru moi aussi être conduite à la tombe ».

Un combat inégal

Face à ces deux femmes, les deux hommes nous apparurent un cran en-dessous : Laca, personnage d’amoureux transi (Daniel Brenna), surjouant un tantinet sa balourdise, et dont le chant, passablement hirsute quand il monte dans le haut de la tessiture, sonnait à nos oreilles un peu rustique lui aussi et Števa, le suborneur, viveur et homme à bonnes fortunes (Ladislav Elgr) dont la ligne vocale nous semblait plutôt à l’emporte-pièce.
Il semble que Tatjana Gürbaca se soit assez peu souciée de nuancer les personnages masculins et c’est une déconcertante image que celle d’un accouplement avec Jenůfa qu’elle fait mimer à Števa devant les villageois assemblés…
Mentionnons des seconds-rôles solidement tenus, notamment la grand-mère Buryjovka (Carole Wilson), silhouette très humaine, les voix belles et timbrées de Michael Kraus (le contremaître) et Michael Mofidian (le maire) et soulignons la fantaisie de Séraphine Cotrez, dans une invraisemblable robe de poupée tchèque, incarnant au pied levé Karolka (rôle qu’elle avait tenu la veille à Rouen).

Une émotion qui prend à la gorge

On l’aura compris, nous sommes restés assez fermé à une mise en scène qui nous a paru hésiter entre différentes options : le réalisme (avec de jolis détails, comme la lessiveuse de zinc qui sert de berceau à l’enfant), l’anachronisme (la machine à écrire, imageant les leçons que Jenůfa, plus lettrée que son milieu, donne aux enfants), le symbolisme (voir ce que nous avons dit du décor)… Et fûmes surpris des costumes pimpants, multicolores, folkloriques de l’acte des noces, en rupture incongrue avec le climat austère établi jusque là.
Néanmoins c’est peut-être à la direction d’acteurs (à moins que ce ne soit tout simplement à l'instinct des deux chanteuses, et surtout au génie de Janáček) que nous devrons l’essentiel et le plus précieux : l’émotion poignante, saisissante, presque douloureuse, que dégage ce drame, le hurlement glaçant de Kostelnička à la découverte du cadavre de l’enfant et l’ultime image de Jenůfa, incandescente et désespérée.

Mal et amour

Guy Cherqui — wanderersite.com - 7 mai 2022

source: https://wanderersite.com/2022/05/mal-et-amour/

 

Jenůfa est considéré comme l’opéra le plus célèbre de Leoš Janáček, c’est le seul titre dont le jeune mélomane que j’étais entendait parler dans les années 1970. Depuis la « Janáček renaissance » qu’on peut dater des années 1980, la découverte de ses autres œuvres lyriques en a un peu éclipsé la gloire : on représente beaucoup dans les théâtres désormais la ronde des quatre derniers titres de Janáček, de Katia Kabanova à De la maison des morts, composés entre 1920 et 1928, date de la mort du compositeur.
Le Grand Théâtre de Genève fort opportunément s’est mis à programmer les grandes œuvres de Janáček, on y a vu L’affaire Makropoulos (Věc Makropulos) pendant l’automne 2020, en pleine pandémie et sans orchestre en salle, dans la très belle production de Kornél Mundruczo venue de l’Opéra des Flandres, on y verra l’an prochain Katia Kabanova et cette année, c’est au tour de Jenůfa dans une mise en scène de Tatjana Gürbaca et sous la direction de Tomáš Hanus qui triomphe de manière éclatante.

Genèse et difficultés

Aujourd’hui, plus que Dvořák dont on ne représente plus que Rusalka et que Smetana fondateur de l’opéra tchèque dont on voit ça et là La Fiancée vendue, mais rarement Dalibor et encore moins Libuša, c’est Janáček qui porte la bannière de l’opéra tchèque, à la fois par les thématiques variées qu’il traite et l’appui permanent de ses œuvres lyriques sur la littérature, d’où des livrets puissants et de qualité qu’il a souvent lui-même adaptés. C’est le cas de Jenůfa adapté de Její pastorkyňa (sa belle-mère) une pièce de Gabriela Preissovà (créée à Prague en 1890 et à Brno en 1892). Le travail en a été long, d’abord parce que l’autrice s’opposa à l’adaptation, ensuite par l’originalité de l’approche de Janáček pour un sujet au parfum naturaliste, voire vériste qu’on pourrait assimiler à ces mouvements de la fin du XIXe, mais qui pour l’opéra représentent une innovation importante dans le sens où Janáček, accorde au livret, au texte théâtral et à sa qualité, au tissage musique/texte une attention qu’on ne retrouve que chez les très grands de son époque, sans qu’apparemment il n’ait aucune source d’inspiration. Debussy, Strauss, Berg sont ses contemporains, mais Janáček va mener son chemin, étrangement parallèle d’ailleurs à celui de Giacomo Puccini, dont il va connaître l’œuvre et avec lequel il a des parentés : la pièce de Preissová est de 1890, et Janáček s’y intéresse dès 1894–95, alors qu’en 1893, Puccini crée Manon Lescaut, son premier chef d’œuvre. Les deux compositeurs sont d’ailleurs contemporains ou quasiment (Puccini naît en 1858 et meurt en 1924, Janáček naît en 1854 et meurt en 1928) et leur production lyrique est sensiblement égale (9 opéras pour Janáček, 10 pour Puccini si l’on considère Il trittico comme « une » œuvre). Pour tous les deux, une science de l’orchestre exceptionnelle, une musique innovative et pleine de relief, un sens dramatique aigu. La différence, l’un est considéré comme populaire, l’autre moins. Ah si Janáček avait écrit ses livrets en italien…
Tout cela pour souligner les hoquets de l’histoire musicale.
Certains rangent Janáček dans la « slavitude », c’est à dire une musique qui serait grosso-modo russe, par son utilisation de thèmes populaires qui font écho à certaines pièces russes, mais Janáček notamment à partir de Jenůfa s’éloigne du post-romantisme à la Dvořák dont il est pourtant proche, notamment à cause de la perte de sa fille Olga âgée de 17 ans qui sonne très dramatiquement à l’aune de l’histoire de Jenůfa.

L’opéra est en effet né de toute manière après une longue gestation accidentée, puisque la composition en commença en mars 1894 pour se clore en 1903. Durant la période, Janáček disposait de peu de temps pour composer à cause de ses activités d’enseignant, importantes, intenses, qui le contraignaient à composer seulement le soir, et par ailleurs, son travail de compositeur consistait à chercher, comme on l’a évoqué plus haut en une permanente recherche d’innovations, de recherche d’un langage nouveau, de modifications, de révisions, de doutes, dans une solitude qui faisait que ses idées ne trouvaient pas auprès d’autres ou de maîtres des confirmations qui auraient appuyé ses recherches. Il faut ajouter à cela la réalité de trois versions, celle de 1903, celle de 1908 qui aboutit à la publication de la partition, et celle de 1916, avec la correction de l’orchestration avec la collaboration de Karel Kovarovic. Au total, la gestation de Jenůfa, si l’on compte les révisions, dure 22 ans…

Et un deuxième accident, et nous l’avons évoqué, est la mort non seulement de sa fille Olga en 1903, à la fin de la composition, mais aussi de son fils Vladimir en 1890. Janáček a donc perdu ses deux enfants, et ces deux morts encadrent en quelque sorte la période de la composition de cet opéra, qui traite de mort d’enfant… D’ailleurs, Janáček lui-même disait vouloir lier l’opéra avec « le ruban noir des souffrances » de sa fille et du petit Vladimir.  D’ailleurs, il déposa sur le cercueil de sa fille les pages de la prière de Jenůfa du deuxième acte.

Dernier obstacle : Janáček ne réussit pas à faire jouer son opéra à Prague et se contenta de reprises à Brno (où la première avait eu lieu dans un théâtre qui était une vieille salle de bal, et l’orchestre avait un effectif réduit, sans harpe, ni clarinette basse, ni cor anglais). Il fallut attendre 12 ans avant la première pragoise, le 26 mai 1916, tant Janáček était alors considéré comme un provincial un peu original (en un sens méprisant), tant ses théories, notamment sur la relation entre la prosodie et la musique, et sur le langage adéquat et la déclamation paraissaient aller à contrecourant des goûts de l’époque.

Il y a dans Jenůfa un incontestable parfum idiomatique, un parfum de campagne morave qui pouvait agacer certains spectateurs de Prague, mais à l’inverse, à cause de la guerre (on est en 1916) d’autres y virent aussi un opéra au parfum plus nationaliste : l’Empire Habsbourg était vacillant et l’histoire allait le dépecer deux ou trois ans après. Enfin, la première représentation enthousiasma Max Brod, qui en fit une traduction allemande et le fit représenter à Vienne où la création locale eut lieu le 16 février 1918.

L’innovation musicale

Jenůfa est un opéra né de la parole, le premier dans la production de Janáček, qui marque un basculement dans sa production. C’est un opéra qui célèbre en quelque sorte la beauté du langage parlé dans toutes ses déclinaisons, puisque chaque personnage selon son extraction sociale use d’un langage spécifique. La musique exalte l’ensemble des couleurs du langage parlé et ses variations. Tout cela provoqua un débat énorme dans le monde intellectuel tchèque parce que tous n’avaient pas la même idée de la prosodie et l’on sait bien que la langue d’opéra n’a pas forcément grand-chose à voir avec la langue parlée au quotidien.
Par ailleurs, à l’instar d’un Bartók ou d’autres compositeurs de cette ère géographique, Janáček puise dans la musique folklorique et populaire des thèmes spécifiques  qu’il se garde bien de livrer tels quels, il les cisèle, les polit, les transforme : il ne s’agit pas de transcrire des notes de thèmes populaires, il s’agit de les tordre, de les transformer par des rythmes nouveaux, des accents différents, des harmonies différentes, une instrumentation diverse, mais aussi les registres et le travail sur les volumes sonores. Instinctivement, ce travail de ciselure qui allie texte, thèmes populaires et transformation savante renvoyait sans le savoir au travail qui sera effectué par le modernisme viennois.
Ainsi l’opéra est éminemment contrasté, entre les rutilances caractéristiques de la musique de Janáček, mais aussi son âpreté et sa rudesse et d’incroyables douceurs, des moments d’enchantement lyrique dans une écriture particulièrement complexe et raffinée, qui n’est pas sans rappeler quelquefois l’écriture wagnérienne.
Et cela se retrouve dans une distribution vocale aux exigences particulières, les deux voix féminines principales de Jenůfa et Kostelnička nécessitent de vraies voix wagnériennes (une Senta et une Isolde en quelque sorte), de même Laca doit être une voix de ténor plutôt puissant, c’est à dire des voix à effort, où se mêlent effort physique pour chanter et effort interprétatif, pour traduire les psychologies contrastées, la violence des sentiments. Il ne faut jamais oublier que Janáček était passionné de psychologie et qu’il s’était plongé assez tôt dans des traités des grands analystes de la psyché de cette époque pré-freudienne, et parole, musique, effort pour projeter, prononcer, colorer doivent contribuer, ensemble à traduire la complexité psychologique des personnages.
Mais pas seulement : la musique doit aussi traduire des effets réalistes, comme le xylophone du premier acte qui rythme le temps et en même temps mime musicalement les pales d’un moulin (réel et symbolique) qui tourne inexorablement. Le compositeur voulait que le son du xylophone vînt de la scène et non de la fosse, comme un son émergeant du concret, et non un son « musical ». Et en même temps, l’idée du temps inexorable est aussi une inexorable menace. D’ailleurs, le xylophone accompagne aussi le couteau de Laca qui blessera par jalousie Jenůfa.
À la différence de l’opéra italien où ténor et soprano s’aiment et où un baryton essaie de les en empêcher, ici, les deux frères ennemis (à l’instar du Trovatore) sont deux ténors, mais justement, la couleur des deux voix n’est pas la même, encore une fois marque de la subtile recherche sur la couleur de Janáček : deux frères, donc deux voix de ténor, mais un frère et un demi-frère, donc deux couleurs vocales différentes dans la même tessiture. Celui de Števa est plus monocorde : le personnage de bouge pas et son chant ne varie pas vraiment, il faut un timbre peut-être plus mat, moins coloré. Laca au contraire a un chant qui sans cesse bouge, de la violence à la douceur, de la passion à la douleur, impulsif, sanguin, mais pacifié à la fin. C’est un chant qui doit traduire tous ces états psychologiques qui exige autant l’héroïsme et la violence que le lyrisme.
Jenůfa est une jeune fille qui de la faute initiale arrive à un état de maturité dans la douleur : d’une certaine manière, c’est un opéra d’éducation. Et vocalement on doit entendre l’insouciance, la sensualité, et peu à peu le poids de la douleur qui s’installe, la mélancolie et la religiosité. Un chant évolutif là aussi, qui n’est pas donné à toutes les chanteuses. Kostelnička est plus monolithique, plus hiératique parce que le personnage est réprimé et il explose donc d’autant plus quand la douleur déborde. C’est un authentique personnage tragique, à la fois écrasé par le destin mais qui va jusqu’au bout de son exigence, jusqu’au crime. Est-elle la méchante ? Difficile à dire, toute sa vie a été souffrance (avec son mari), et répression, tout est intériorisé, et rien ne doit apparaître de ce qu’elle ressent. D’où ces explosions vocales au deuxième acte quand elle est seule, d’où sa confession finale, déchirante et qui effectivement déchire la carapace. Cette héroïne tragique est ici tout sauf vériste, elle n’est pas une Santuzza, elle est racinienne et excite, comme toute héroïne tragique, la pitié à la fin.

Enfin, dernier signe de la complexité de la construction de l’œuvre, sa symétrie entre le premier et le dernier acte, qui sont publics, choraux voire folkloriques (et la mise en scène de Tatjana Gürbaca le souligne fortement, notamment au troisième acte) et le deuxième acte, qui est confrontation à quatre personnages, les deux femmes, les deux frères, qui se déchirent, le cœur privé du drame.

 La production genevoise : la direction de Tomáš Hanus

Ce que nous venons d’essayer d’expliquer, nous le retrouvons dans la direction fouillée, élégante et expressive de Tomáš Hanus qui est l’un des grands spécialistes aujourd’hui de la musique de Janáček. D’abord, il fait entendre toute la subtilité de l’orchestration de Janáček par une interprétation d’une rare limpidité. Il met en valeur les pupitres de l’Orchestre de la Suisse Romande qu’on a rarement entendu aussi convaincant, aussi présent et surtout aussi varié dans les couleurs, dans les volumes, dans la subtilité des enchaînements et des contrastes que nous évoquions ci-dessus. Cet orchestre nous est souvent apparu à d’autres occasions moins engagé, moins inventif, plus massif et plus plat. Ici tout au contraire, il montre une aptitude à produire ce kaléidoscope sonore, qui va de l’extrême légèreté et douceur lyrique jusqu’à la violence et à la tragédie. Ces variations de volume, de tension, cette palette de couleurs, on l’avait rarement entendue et c’est tout à l’honneur du chef que d’avoir su faire surgir la musique de Janáček de cette fosse, qui apparaît être une musique d’un raffinement extrême, d’une vraie modernité quelquefois, heurtée mais aussi fluide, toujours logique, y compris dans ses contrastes, jamais ennuyeuse, toujours en mouvement et toujours inventive. Rarement Janáček n’a sonné aussi juste, rarement le spectateur n’a été plongé au cœur de la vérité de l’œuvre, rien qu’à entendre cette somptueuse approche : un exemple d’intelligence musicale, qui nous plonge en même temps dans les méandres d’une orchestration qui sont à la fois méandres de la psychè, et tableaux d’une sorte d’exposition idiomatique, excavations des profondeurs d’une âme à la fois nationale et musicalement originale. Une fois encore, on pense à Bartók. Un des grands moments orchestraux de cette saison.

 La production genevoise : la distribution

La réussite musicale d’un opéra repose, je le répète souvent, sur deux pieds du trépied lyrique : à direction musicale exceptionnelle doit correspondre distribution adéquate, voire exceptionnelle, le trois pied étant la mise en scène. Et la distribution genevoise réussit cette subtile équation car elle réunit des voix exceptionnelles et des rôles de complément sans failles, malgré les difficultés du moment.

Comme ailleurs, là où le covid passe, la voix trépasse. Genève n’a pas fait exception à la règle puisque le Covid a frappé un certain nombre de rôles de complément. Mais comme – et ce site s’en est fait l’écho- plusieurs Jenůfa ont été présentées ce printemps, à Toulouse et Rouen, Genève a pu en puisant chez le voisin, sauver sa représentation. Ainsi, Eugénie Joneau qui devait chanter Karolka a été remplacée par Séraphine Cotrez qui le chantait à Rouen (la veille), de même Clara Guillon chante le rôle de Jano (à l’avant-scène) tandis que Borbála Szuromi joue la mise en scène, enfin Mi-Young Kim remplace Varduhi Khachatryan dans le rôle de Tetka. Ces changements notamment en ce qui concerne Jano, le plus visible, n’affectent pas trop l’ensemble et chacun défend sa partie avec soin et vaillance, notamment Séraphine Cotrez dans le rôle de Karolka, la fiancée de Števa qui renonce à son mariage quand elle apprend à qui elle a vraiment affaire.

Michael Mofidian est le maire, rôle très épisodique, mais suffisant pour confirmer tout le bien qu’on pense de cette jeune basse écossaise sans doute promise à une belle carrière, avec un soin tout particulier pour l’articulation et phrasé

Michael Kraus est le contremaître du moulin. Nous venons de rendre compte de son Ibn Hakia dans Iolanta à Baden-Baden en insistant sur l’intelligence du chanteur autrichien. Voilà quelqu’un qui a compris l’importance de la parole dans l’opéra en général, mais chez Janáček en particulier. On reconnaît son timbre chaud, la clarté de l’émission, la juste projection et surtout à chaque intervention, un soin donné à l’expression et à la couleur.

La vieille Buryja est Carole Wilson, traitée dans la mise en scène comme un rôle de caractère. C’est la propriétaire du moulin, la mère de Števa et Laca, mais Laca venant d’un premier mariage est moins considéré que Števa, fils du propriétaire du moulin et donc héritier. On se perd un peu dans cet entrelacs de famille presque recomposées, de filles adoptées, de tantes tutrices : les liens familiaux ne sont pas directs, ne sont pas des liens de sang mais de sang mêlé : dans une petite société villageoise, c’est lourd de sens. La vieille Buryja est donc un peu caricaturale, notamment avec son costume tout blanc à la fin, comme si elle avait ressorti sa robe de mariée d’un coffre aux souvenirs, mais le personnage est bien campé, la voix profonde et bien conduite, et le profil énergique et vivant.

Le Števa de Ladislav Elgr, se présente avec à la fois la duplicité, la totale absence de scrupule dans une interprétation directe, sans grande subtilité, telle que  Janáček voulait la voir, tout d’une pièce et jamais traversé par des subtilités psychologiques, mais parfaitement conscient du mal qu’il sème. La voix est forte, le timbre pas forcément séduisant mais conforme au personnage, tout comme la linéarité du chant qui indique que le personnage ne changera pas vraiment, il n’évolue pas, et la « réconciliation » finale sur le fil du rasoir est faite de telle sorte par la mise en scène qu’on n’y croit pas.

Au contraire le rôle de Laca doit être non linéaire, mais varié contrasté, entre colère, jalousie et déchirements, mais aussi moments de lyrisme et de douceur. Daniel Brenna est tout cela avec sa voix juvénile et claire, particulièrement puissante (il chante Siegfried) qui réussit aussi à la maîtriser en des moments d'une grande douceur. La variété des états psychologiques du personnage, ses explosions, ses reniements, ses regrets, sa violence et son amour exacerbé sont bien incarnés par cette voix variée, solide, présente. Une véritable incarnation.

Corinne Winters (Jenůfa)

Corinne Winters est Jenůfa et c’est un peu la surprise de la soirée.  La chanteuse américaine qu’on commence à voir sur bien des scènes a un physique d’adolescente attardée, une jeune Lucia di Lammermoor, une héroïne tendre et fragile, d’ailleurs habillée par Silke Willrett avec une simplicité emblématique dans les deux premiers actes. Mais elle est douée d’une voix puissante, expressive, aux graves bien timbrés et aux aigus incroyables qui rendent le deuxième acte exceptionnel entre les deux héroïnes. Et cette voix lui permet peu à peu de changer les couleurs du chant, d’apparaître chaque fois, plus mûre, plus enfoncée dans le drame. Elle sait traduire de manière exceptionnelle l’évolution du personnage et sa robe noire du dernier acte (« la mariée était en noir ») accentue le changement de statut avec une couleur vocale changée. C’est une magnifique Jenůfa, vibrante, aimante et victime, immature et distante avec Laca, puis enfin au dernier acte prête à assumer sa vie brisée. Très grande interprétation, très riche, très profonde.

Evelyn Herlitzius (Kostelnička)

Enfin, last but not least, la Kostelnička d’Evelyn Herlitzius, évidemment très attendue, et évidemment au rendez-vous d’un des personnages les plus fort de l’opéra du XXe siècle. La force d’Herlitzius, c’est d’abord sa présence, muette, dans son costume de sévère gouvernante, observatrice des vices des autres qui ne transige jamais. Elle porte cette raideur et attire évidemment l’attention dès qu’elle apparaît en scène, où dans sa raideur et sa dignité, elle regarde les autres se mouvoir et se prendre dans les filets du drame.

Au deuxième acte, autre facette de cet art de l’interprétation : évidemment il y a une voix, avec des aigus impressionnants, jamais criés, qui écrasent l’auditeur, car ce sont des aigus où l’on entend le désespoir. Mais il y a surtout une technique, consciente des défauts de cette voix incroyable qui peut bouger, qui peut quelquefois dérailler. Alors, elle aussi, elle suit les leçons de mots de Janáček. A l’instar des plus grandes et notamment d’une Waltraud Meier des dernières années, elle joue de ces défauts et elle en fait d’incroyables atouts et du coup tout devient miraculeux : la puissance, l’expression, le phrasé, les vibrations vocales, mais aussi les sons râpeux ou rugueux, les fragilités du personnage, ce fil du rasoir où la voix est entre chien et loup, entre justesse et dissonance. Cette Kostelnička est un miracle de vérité. Cette vérité, elle est aussi lisible dans ce corps d’abord raide, rigide, sans mouvement, qui se plie, se casse en grimpant, en rampant sur les gradins ou les marches impossibles de cette échelle céleste ou infernale qui barre le décor, alors elle se tord , elle se plie, elle se dresse, elle s’assied, et elle continue à faire entendre les déchirures d’un personnage pour lequel elle accomplit le miracle d’émouvoir : cette Kostelnička que d’aucuns disent méchante, cette criminelle devient presque notre sœur, qu’on comprend, dont on partage la douleur et qui n’a vécu que pour sauver Jenůfa du désastre et de la honte. Simplement miraculeux.

La production genevoise : la mise en scène

La mise en scène de Tatjana Gürbaca est d’abord inscrite dans le surprenant décor de Henrik Ahr, décor fermé tout en bois qui a l’immense avantage de faire réverbérer les voix dans un théâtre à l’acoustique quelquefois ingrate. Un décor qui par son toit fait penser à une grange, un grand entrepôt agricole ou – pourquoi pas ? – un moulin évidemment.

La deuxième idée est celle d’une église, de ces églises de bois vaguement scandinaves où les gradins qui barrent l’espace pourraient figurer des bancs vus d’en haut. C’est en tout cas un espace qui excite l’imaginaire et qui en même temps reste ambigu et c'ets surtout un espace de clôture, symbole des mentalités fermées de ce petit village.

En effet, l’espace est difficile. C’est un espace unique : qui dit espace unique pense immédiatement à un espace tragique, dépouillé, où les rares objets acquièrent immédiatement une valeur symbolique, justement parce qu’ils sont rares, c’est un espace qui n’indique rien de « précis », au contraire des costumes notamment au dernier acte. Sa difficulté vient d’un espace de jeu réduit, barré par un immense escalier (gradins ?) qui monte vers le ciel, d’où s’échappe Kostelnička pour aller tuer l’enfant, et d’où descend l’enfant-ange à l’image finale, un espace de communication avec le Ciel, difficile à gravir (la route est droite mais la pente est raide) qui m’a fait penser à un tableau de Tintoretto, L ‘Échelle de Jacob (1578) non par sa profusion baroque, mais par le mouvement vers le haut que le tableau imprime et sa signification.

C’est une liaison entre la terre – le chœur s’y installe et y fait « tableau vivant » pittoresque à la fin – mais en même temps ces gradins sont une montée vers le Ciel, la vérité, le drame, la mémoire, vers tout ce non-dit qui traverse l’œuvre, un non-dit caché dans le toit, comme si il y avait aussi une ouverture possible qu’on ne voit pas mais qu’on devine (le futur ?  le Ciel ?).

Enfin, les personnages circulent aussi derrière cet espace, qui finit pas être évidemment métaphorique de tout ce que cache cet univers, les vérités et les mensonges .

D’ailleurs, contrairement à d’autres mises en scène, Kostelnička au deuxième acte est seule en scène, Jenůfa dort hors scène, comme pour l’abstraire de ce qui se trame.

La mise en scène de Tatjana Gürbaca est très attentive aux personnages, à leurs mouvements quelquefois emblématiques (quand Jenůfa marche attachée à Kostelnička par exemple), dans un travail sur les relations entre les personnages et les caractères à la fois d’une grande précision, qui évoque d’autres temps, des mises en scène à la Chéreau ou à la Vitez, et en même temps des symboles très lisibles, comme ce romarin qui symbolise l’amour et le mariage mais qui est aussi emblématique de la mort de l’enfant ou cette bassine de métal, berceau, et tombe, objet à la fois symbolique et vulgaire, celui où l’on lave le linge sale.

Autre symbole très lisible et même (trop), la noces en costumes folkloriques avec ses jeux de contrastes : les guirlandes noires, le noir de la robe de Jenůfa (ça ce sont de bonnes idées) et la noce au contraire presque caricaturale qui affiche la tradition, la bien-pensance paysanne, le bel ordonnancement social, avec pour symbole le cadeau malvenu de Karolka à  Jenůfa  (un biberon) .

Tout ce gentil rituel va être détruit par l’aveu de Kostelnička : bien évidemment, il y a le « trop » de costumes, de couleurs et de fleurs qui va faire pendant au drame final, mais cette caricature de noce d’opérette me semble un peu trop polie pour être honnête, autrement dit, manquer d’un minimum de subtilité.

Tout cela est propre, lisible, quelquefois même assez fort, notamment à cause des chanteurs qui sont ici au minimum de bons acteurs et quelquefois totalement incandescents. C’est eux qui remplissent cet espace. Mais au-delà du lisible, au-delà de beaux mouvements, la mise en scène reste assez sage, et ne traduit pas vraiment visuellement la violence de la trame, qui est sans cesse cachée : on ne voit pas par exemple le meurtre de l’enfant que d’autres mises en scène montrent. C’est à dire qu’on cache ce qui pourrait détruire quelque part la figure tragique de Kostelnička pour la faire apparaître un monstre. Cette manière de cacher le sang, et même la violence, est presque contradictoire avec la musique. Quant à la fin, avec la descente du Ciel de l’enfant-ange, sorte de Gottfried de Lohengrin (difficile que la metteuse en scène n’y ait pas pensé), il fait partie de ce trop c’est trop, même si il marque évidemment le vide qu’éprouvera à jamais Jenůfa, comme le vide qu’éprouve Janáček face à la perte de ses enfants.

Un peu lourd quand même cet enfant léger et angélique…

Bien plus frappante musicalement que scéniquement, avec une mise en scène digne, mais quelque peu elliptique, et quelquefois superficielle. Un travail moins fort en tous cas que le travail de Mundruczo sur l'Affaire Makropoulos dans ce même théâtre, mais l'ensemble reste un vrai moment d’opéra ; à voir absolument .

Une Jenůfa à marquer d’une pierre blanche

Claudio Poloni – ConcertoNet.com – 5 maggio 2022

source: http://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=15058

 

Les accents poignants de Jenůfa n’avaient plus été entendus à Genève depuis 2001, c’est dire si la nouvelle production du chef-d’œuvre de Janácek proposée par le Grand Théâtre était attendue avec impatience. D’autant que le spectacle est à marquer d’une pierre blanche. D’abord pour ses deux interprètes féminines principales, tout simplement exceptionnelles, puis pour sa direction musicale inspirée et enfin pour sa mise en scène symbolique et poétique. Si l’opéra s’intitule Jenůfa, le premier rôle est en fait celui de Kostelnicka, qui est sur scène de bout en bout. Et quel personnage ! Une matrone mère-la-rigueur détestée de tous ou presque, obnubilée par les convenances et le qu’en-dira-t-on, qui va jusqu’à commettre le plus horrible de tous les crimes – tuer de sang-froid l’enfant de sa fille adoptive – pour permettre à cette dernière de renaître à la vie. Et qui va être rongée par les remords, avant d’être soulagée par son aveu et pardonnée par la mère du bébé. Un tel rôle requiert une interprète hors pair. Le Grand Théâtre l’a trouvée en la personne d’Evelyn Herlitzius. Immense tragédienne à la voix large et corsée, la soprano allemande en oublie parfois la beauté du chant (des aigus à la limite du cri) pour s’investir totalement dans son personnage de femme tout à tour autoritaire et blessée, avec une sincérité et une humanité bouleversantes. Sa confession donne la chair de poule. En Jenůfa, Corinne Winters est tout aussi stupéfiante, quand bien même il s’agit d’une prise de rôle pour la chanteuse américaine. Voix puissante et ample, parfaitement projetée, homogène et malléable sur toute la tessiture, elle sait rendre à merveille toutes les nuances de son personnage de jeune femme touchante, triste et résignée à la fois. S’il n’atteint pas les mêmes sommets, le reste de la distribution est tout à fait honorable, à commencer par le Laca rustre et maladroit mais profondément bon de Daniel Brenna, au chant vigoureux malgré des aigus forcés. Ladislav Elgr prête son timbre élégant à un Steva beau gosse narcissique et désinvolte, lâche vis-à-vis de Jenůfa. Et on ne saurait oublier la superbe prestation du Chœur du Grand Théâtre, qui séduit par son engagement, sa précision et sa cohésion.

A la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande des grands soirs, aux sonorités splendides, Tomás Hanus offre une lecture raffinée de la partition de Janácek, en en faisant ressortir tout à la fois le caractère incisif et mordant et le lyrisme tour à tour ardent ou mélancolique, sans jamais perdre de vue la tension dramatique. La metteur en scène Tatjana Gürbaca a opté pour une vision symbolique et poétique de l’opéra, bien loin du réalisme cru du livret. Le drame se joue dans un décor unique composé d’une sorte de cabane de bois au toit triangulaire et au fond de laquelle trône un immense escalier menant jusqu’aux cintres. Un lieu clos dans lequel se réunit, bien à l’étroit, tout le petit village moldave du livret. Un univers étriqué où chacun a une place bien définie et dans lequel le moindre geste est épié et jugé. Un univers étouffant et austère, malgré les couleurs chatoyantes des costumes folkloriques des choristes. Après avoir commis l’irréparable, le bébé mort sous le bras, la Kostelnicka gravit l’escalier avec peine, presque avec douleur, pour sortir et cacher son crime. Elle redescendra les marches avant autant de difficulté. Et à la fin de l’opéra, un enfant les descendra aussi, symbole d’espoir et de lumière dans ce monde petit et gris.

Una Jenůfa al femminile a Ginevra

Renato Verga– Opera in Casa.com – 5 maggio 2022

source: https://operaincasa.com/2022/05/05/jenufa-8/

 

Sono quasi tutti mascalzoni o dei poco di buono gli uomini del dramma di Gabriela Preissová Její pastorkyňa (La sua figliastra, 1890, diventato poi un romanzo quarant’anni dopo). Indebitati dal gioco e dal bere, i maschi del villaggio moravo avrebbero disperso il patrimonio del mulino se non fosse finito nelle mani della vecchia Buryjovka, che ancora tiene saldamente la cassa. E sono ancora le donne a tramandare il saper leggere e scrivere da una generazione all’altra: dalla Buryjovka alla Kostelnička a Jenůfa a Jano: la sola possibilità offerta loro per essere indipendenti dagli uomini.

Ed è una donna, Tatjana Gürbaca, alla sua sesta presenza al Grand Théâtre, a mettere in scena l’opera che consacra tardivamente la fama di Leoš Janáček. Jenůfa è la terza incursione della regista berlinese nel mondo del compositore moravo dopo La piccola volpe astuta dello scorso autunno a Brema e Kát’a Kabanová di un mese fa alla Deutsche Oper am Rhein. Assieme allo scenografo Henrik Ahr, che costruisce uno spazio tutto in legno dominato da una scalinata che sembra non finire mai e da un soffitto spiovente che rende l’ambiente simile all’interno di una cappella, la Gürbaca più che i fatti mette in scena le psicologie dei personaggi e l’ambiente chiuso, oltre a esaltare le voci, fa entrare in risonanza i sentimenti dei Buryja.

In mancanza di una messa in scena “teatrale”, sono i dettagli dei rapporti personali a dominare in palcoscenico, le piccole cose, i vasi di rosmarino, l’inopportuno regalo di nozze di Karolka (un biberon!), la tinozza di zinco cha da culla del neonato riprende il suo ruolo per il bucato e infine diventa la cassa da morto per il suo funerale! In scena infatti compare proprio il cadaverino del piccolo Števa, particolare fin troppo realistico, anche se qui giustifica appunto le esequie del piccolo, sotterrato con la terra del vaso di rosmarino… La scala su cui si arrampicano faticosamente i personaggi rappresenta la difficoltà della fuga dalla loro condizione, ma visivamente è troppo ingombrante nella scena, unica per tutti e tre gli atti. Solo il gioco luci di Stefan Bolliger e i costumi di Silke Wilrett apportano un po’ di varietà nella visione statica e claustrofobica scelta dalla regista. Dati i limiti fisici della scena questa sembra sempre anche troppo affollata, spesso con molti bambini. Uno, vestito di bianco, scenderà dall’alto della scala nel finale: è il figlio di Jenůfa “risorto” a consolare la madre. Con la sua lettura la Gürbaca esalta l’aspetto intimo, borghese della vicenda, là dove invece altri – Lehnhoff, Michieletto, Guth – avevano dato alla storia un respiro più ampio.

Più convincente è la rappresentazione dei personaggi, a cominciare dalla Buryjovka che non è la patetica e mite vecchina vista in molte rappresentazione: qui è quella che gira con la cassa, gestisce i soldi, fuma, beve e al matrimonio dove tutti sono vestiti di nero, anche la sposa, sfoggia un vaporoso abito bianco! La estroversa personalità di Carole Wilson delinea con grande efficacia il taglio del personaggio nella sua cecità nei confronti dello scapestrato nipote e nella sua punta di malignità nei confronti degli altri parenti. Rôle fétiche per le grandi voci della scena è quello della Kostelnička (la Sagrestana) ripreso qui da Evelyn Herlitzius con una potenza sonora che riempie la sala di suoni violenti per incarnare uno dei maggiori personaggi del teatro del Novecento, una donna dotata di uno «spirito da uomo», rispettata e temuta nel villaggio, autoritaria ma tenera matrigna. Tutta la gamma della sofferenza è presente nella straordinaria performance del temperamentoso soprano tedesco: la tenerezza, l’angoscia, la follia sono espresse con vigore, ma senza esagerazione. Debutta invece nella parte del titolo Corinne Winters e piega le sue doti drammatiche alla parabola espressiva della ragazza che perdona l’uomo che l’ha messa incinta, poi quello che l’ha sfregiata, infine la matrigna che le ha ucciso il figlio, tutte azioni fatte per amore! Il soprano americano si dimostra attrice straordinaria quando da timida adolescente si trasforma nel secondo atto in madre amorevole, per cui ancora più tragica sarà poi la scoperta nel terzo atto con la confessione della matrigna. La dolcezza e la precisione dell’emissione connotano la sua interpretazione e la sua fresca presenza scenica della Winters. Anche il personaggio secondario di Karolka è trattato con insolita importanza dalla regista che aggiunge così una quarta personalità femminile al suo affresco. Come per Jano, la sera della prima per motivi di saluti le interpreti titolari sono state rimpiazzate all’ultimo momento, ma né Séraphine Cotrez né Clara Guillon hanno fatto rimpiangere la sostituzione.

Nel reparto maschile si confrontano per stili opposti i due tenori Daniel Brenna e Ladislav Elgr. Il primo è un Laca dal timbro luminoso e dalla grande proiezione – Brenna è stato di recente un apprezzato Siegfried – ma estremamente espressivo sia a livello vocale che scenico. La sua goffa presenza dell’inizio, quando si trastulla col coltello per rovinare il rosmarino e poi, quasi per incidente, sfregiare la guancia dell’amata, si trasforma in trepidante sposo nel finale e lascia la certezza che sarà un compagno fedele e consolatore per la sfortunata Jenůfa. Tutt’altro tono per lo Števa di Elgr, l’unico ceco della compagnia – e si sente nell’esattezza dei suoni consonantici così tipici in quella lingua e che difetta invece negli altri interpreti. Parte spesso frequentata, ogni volta esprime lati diversi del personaggio a seconda delle richieste registiche. Da vero attore camaleontico ne accentua il lato irresponsabile, la codardia di fronte alle sue azioni e la giovanile superficialità espresse con un canto aspro, tagliente, perfettamente intonato al personaggio. Di ottimo livello gli altri interpreti secondari e il coro istruito da Allan Woolbridge.

Tutto quanto è concertato con grande sensibilità da Tomáš Hanus, riconosciuto interprete di questo repertorio. Il dettaglio strumentale della Orchestre de la Suisse Romande non fa perdere la concezione unitaria di questo dramma sviluppato con una forza drammatica accentuata dalle pause piene di tensione che il direttore ceco dissemina nella lettura di questa magnifica partitura. Il pubblico, non numerosissimo e inizialmente freddo, al momento dei saluti finali si è finalmente lasciato andare ad applausi calorosi soprattutto nei confronti delle due interpreti femminili principali.

 

A Genève, une Jenůfa à demi réussie

Paul-André Demierre – Crescendo-magazine.be – 6 mai 2022

source: https://www.crescendo-magazine.be/a-geneve-une-jenufa-a-demi-reussie/

 

Depuis mars 2001, lorsque les représentations avaient été dirigées par Jiří Kout , la Jenůfa de Leoš Janáček n’avait pas reparu à l’affiche du Grand-Théâtre de Genève. Vingt-et-un ans plus tard, une nouvelle production en est confiée à la Berlinoise Tatjana Gürbaca qui vient de mettre en scène La Petite Renarde rusée à Brême et Katja Kabanova à la Deutsche Oper am Rhein de Düsseldorf. A Genève, elle joue la carte de la simplicité en demandant au scénographe Henrik Ahr un décor unique pour les trois actes consistant en une structure de bois vernissée qui, observée de loin, donne l’impression d’être la maisonnette isolée de tout voisinage où les passions s’exacerbent. Un gigantesque escalier montant jusqu’aux cintres occupe le plateau. Mais le large espace qui sépare chaque marche oblige toute personne qui veut l’escalader à s’y jucher avec un stoïque courage.

En ce monde clos où chacun vaque à ses obligations sans se préoccuper de sa tenue dont la costumière Silke Willrett mêle communément les couleurs ternes, l’omniprésence de la vieille Buryja, personnage d’habitude sacrifié, révèle d’emblée qu’elle est la propriétaire du moulin et que c’est elle qui tient les cordons de la bourse. Si elle n’a aucun égard ni pour Kostelnicka, sa belle-fille, ni aucune tendresse pour Jenůfa, issue d’un premier mariage de l’un de ses fils mort à la guerre, elle n’a d’yeux que pour ses petits-fils, Laca Klemen et Steva Buryja, son préféré. Jenůfa a fauté avec lui et tente de cacher le fait qu’elle est enceinte. Et la mise en scène insiste sur cette culpabilité d’où découle implacablement l’enchaînement sordide des faits, la lâcheté de Steva, incapable d’assumer sa paternité et préférant épouser Karolka, la fille du maire, l’acceptation de Laca de s’unir à une Jenůfa dont il a mutilé le visage, l’horrible geste de la Kostelnicka qui a noyé le nouveau-né. Faut-il en arriver au dernier acte pour voir rutiler, sous les lumières de Stefan Bolliger, les costumes de fête que revêtent tant le futur marié que les habitants de ce village de Moravie, tandis que la future épouse et sa belle-mère conservent le noir, pressentiment du sinistre dénouement. Et la pauvre Jenůfa

bercera le cadavre dénudé de son enfant extirpé de l’étang glacé, tout en pardonnant à Kostelnicka qui, confrontée à une situation inextricable, a cru bien faire.

Dans la fosse du Grand-Théâtre œuvre le chef Tomáš Hanus, natif de Brno qui, dans un entretien avec Clara Pons, déclare : « Je pense que Leoš Janáček a écouté les gens dans les rues, lorsqu’il était en balade, alors qu’il était dans la nature… Il entendit alors comment les gens transfèrent leurs émotions et sentiments en mots… Vous n’avez jamais l’impression que le compositeur utilise une technique de composition… C’est comme si la musique sortait directement de la vie des gens, de leur chair, leurs corps et leurs âmes ». Et cela s’entend immédiatement dans sa direction du Chœur du Grand-Théâtre de Genève et de l’Orchestre de la Suisse Romande qui n’ont jamais paru aussi vrais dans la restitution d’une partition extrêmement délicate et d’une langue d’abord difficile.

Malheureusement, le plateau vocal est inégal, à commencer par les deux ténors Daniel Brenna et Ladislav Elgr incarnant les demi-frères Laca Klemen et Steva Buryja, qui, hélas, se sentent obligés de hurler leurs aigus. A la malheureuse Jenůfa, la soprano américaine Corinne Winters prête un grain sombre qui accentue sa maturité au détriment de sa jeunesse. Mais son incarnation, figée dans une sobriété retenue, la rend bouleversante. Pour qui a vu en scène une Silja, une Rysanek sur la scène du Met, la Kostelnicka d’Evelyn Herlitzius ne met l’accent  que sur la sordide manipulatrice qui pousse ses aigus jusqu’à l’extrême, tout en reléguant à l’arrière-plan la démence qui s’empare d’elle après le meurtre du nouveau-né. Par son omniprésence, la vieille Buryja de Carole Wilson donne une réelle consistance théâtrale à chacune de ses interventions, ce que l’on dira aussi du Contremaître du baryton Michael Kraus. Remplaçant Eugénie Joneau malade, Séraphine Cotrez confère à Karolka, la future épouse de Steva, une grandeur compatissante que l’on ne voit jamais dans ce petit rôle. Michael Mofidian et Céline Kot personnifient dignement le maire du village et sa femme.

D’emblée, il faut relever que ce spectacle inaugure un cycle Leoš Janáček développé en plusieurs saisons qui présentera l’an prochain une Katja Kabanova dans la production de Tatjana Gürbaca avec Corinne Winters dans le rôle-titre.

À Genève, la touchante Jenůfa de Corinne Winters

Jacques Schmitt – ResMusica.com – 8 mai 2022

source: https://www.resmusica.com/2022/05/08/a-geneve-la-touchante-jenufa-de-corinne-wi…

 

Depuis un an, ce ne sont pas moins de dix-huit productions de Jenůfa de Leoš Janáček qu’on a pu voir en Europe (Berne, Toulouse, Rouen…) . À cette bienvenue « redécouverte » de Janáček, comme Londres, Rouen ou Prague, Genève présente sa Jenůfa en coproduction avec le Deutsche Oper am Rhein, dans un spectacle de bonne facture quoique pas très enthousiasmant.

 

Imaginez. Une famille de femmes. Microcosme féminin dans un petit village où tous se connaissent et où tout se sait. Malgré quelques possessions, la misère n’est pas loin. Et puis, on va marier l’une des petites-filles de la propriétaire du moulin. Sauf que la jeune femme est enceinte de son futur mari, qui soudainement renonce aux épousailles. Le scandale est là. Pour sauver la réputation de la famille, la demi-sœur de la promise s’empare de l’enfant né dans la clandestinité et le fait disparaître en le noyant dans la rivière. Quel qu’en soit l’issue (dans cet opéra, heureuse), peut-on imaginer pire drame ? Peut-on imaginer les angoisses, les non-dits, les mensonges qu’une telle situation peut provoquer ?

Si la metteure en scène Tatiana Gürbaca raconte assez fidèlement ce qu’il y a d’écrit dans le livret, elle minimise les aspects psychologiques et les enjeux entre les protagonistes. Ses personnages manquent d’épaisseur. Si les principaux chanteurs s’en sortent grâce à leur talent propre, les autres personnages gravitant autour de ce drame ne reflètent leurs sentiments guère autrement que dans la convention. Malheureusement, en voulant donner au décor (Henrik Ahr) une intention plus symbolique que réelle, celui-ci s’avère à la fois trop pesant en même temps qu’étriqué. Compliquée à occuper, cette maison flanquée de hauts gradins qu’on monte ou qu’on descend malhabilement au gré de l’action, apparait trop neuve pour une famille qui n’a d’autres ressources qu’une seille métallique pour tout berceau du nouveau-né.

Parmi les protagonistes principaux, on retrouve une familière du rôle de la sacristaine avec Evelyn Herlitzius (Kostelnička) que nous avions entendue dans La Nourrice de Die Frau ohne Schatten de Richard Strauss en 2019 à Verbier. Elle continue d’impressionner avec sa puissante voix. Mais si alors, son instrument constamment projeté collait au personnage, ici, sa véhémence vocale nous apparaît moins propice. En effet, Kostelnička est une sacristaine, une personne investie de l’entretien et de la bonne marche de l’église. Elle est donc un être de précision, de bonne mœurs, soucieuse de la bonne marche des choses, certainement habitée par un esprit ecclésiastique et donc, plus pondérée que la marâtre que la soprano allemande propose. Reste qu’elle a conquis le public quand bien même sa ligne de chant souvent cassante fait montre d’une infime usure dans un registre aigu parfois serré.

A contrario, et quoique ayant récolté un moindre succès auprès du public, la jeune soprano Corinne Winters (Jenůfa) enchante par son approche du personnage. Imprégnée de mélancolie, de douceur naturelle sans mièvrerie aucune, sa Jenůfa est un modèle de jeune femme attentionnée, aimante, sensible rattrapée par la peur du qu’en-dira-t-on des villageois prompts à la montrer du doigt comme une fille facile. Corinne Winters s’insère dans son personnage avec une voix d’une rare beauté. Lorsque le drame s’apaise, que l’amour de la jeune femme reprend ses droits, on peut assister à des pages de chant d’une facture lyrique exceptionnelle. L’œuvre de Janáček est grandiose et l’on se prend à saisir pourquoi une Magda Olivero (de 64 ans !) a créé ce rôle sur la scène de La Scala de Milan en avril 1974 ! Avec Corinne Winters, on est dans le même registre vocal : respect de la ligne de chant, lyrisme exacerbé, tout pour la beauté de la musique. Mentionnons encore la mezzo Carole Wilson (La vieille Buryja) s’affairant avec excitation pour cacher une voix marquée par les années.

Du côté des messieurs, on reste moins enthousiaste. En effet, si Daniel Brenna (Laca) envoie ses aigus sans coup férir, il manque de la musicalité nécessaire dans la maîtrise de son instrument pour donner plus de relief et de sensibilité à son personnage. Avec Ladislav Elgr (Števa), pourtant de langue tchèque, sa diction est telle qu’on a peine à reconnaître la même langue que celle chantée par ses collègues ! On notera les prestations remarquées même si de courtes durées du baryton Michael Kraus (le vieux meunier) et de celle de la basse Michael Modifian (le maire du village) dont le charme vocal ne cesse de nous plaire.

Dans la fosse, Tomáš Hanus, en chef admirable, réussit à transcender le soyeux des cordes de l’Orchestre de la Suisse Romande et à le conduire dans des moments d’une grande intensité, des moments tels qu’on ne lui connaissait plus depuis des lustres. Enfin, scéniquement peu traité, statique, le chœur du Grand Théâtre de Genève reste cependant d’une précision et d’une vitalité musicale remarquable.

Jenůfa - Grand Théâtre, Genève

GC - Anaclase.com - 7 mai 2022

source: http://www.anaclase.com/chroniques/jen%C5%AFfa-9

 

Troisième production de Jenůfa à l’affiche d’une scène francophone en moins d’un mois, après Toulouse et Rouen, la mise en scène se distingue, confiée à Tatjana Gürbaca par le Grand Théâtre de Genève – conjointement avec la Deustche Oper am Rhein, à Düsseldorf et Duisburg –, que le directeur de la maison suisse avait sollicitée, quand il était à Anvers, pour un Parsifal qui avait fait date.

Dessinée par Henrik Ahr, la scénographie unique de toit en bois sombre sur des gradins façonnant une représentation de l’espace domestique comme celui d’un auditoire, résume une conception théâtrale unissant épure littérale et symbolique, sous les lumières calibrées par Stefan Bolliger qui intensifient, avec un savoir-faire éprouvé, la clarté métallique de l’éclairage en synchronie avec le resserrement du drame. Sur cette pente d’escalier, la metteure en scène allemande ne cherche pas la facilité de quelque transposition hors du cadre initial, résumé à l’essentiel de ses interactions interpersonnelles au cœur desquelles le spectateur est immergé, sans voyeurisme. Si les costumes de Silke Willrett empruntent à une image de folklore pour les préparatifs du mariage, l’intention ne verse point dans le pittoresque et ne sert qu’à faire contraster la bienséance de l’apprêt des traditions, auquel la femme du maire, la future belle-mère de Števa, ne renoncerait pour rien au monde, avec le dépouillement du cérémonial de Jenůfa. Les vagues de la rumeur collective et de la foule, relayées par un chœur préparé avec une précision admirable par Alan Woodbridge, s’opposent avec une véhémence croissante et parfaitement maîtrisée aux turpitudes intimes. La rudesse, parfois même la simplicité, des sentiments est traitée avec un authentique sérieux, et gagne une force et une vérité qui n’a pas besoin d’être karcherisée par la contemporanéité dans une direction d’acteurs à la hauteur de la pièce – un signe sans équivoque d’intelligence.

Dans ce spectacle où la lisibilité et la puissance expressive ne cessent de s’émuler, Corinne Winters incarne une première Jenůfa contenant ses tourments dans une sensibilité qui n’oublie jamais l’intégrité vocale, qualité que l’on retrouve dans la Sacristine d’Evelyn Herlitzius, bien connue des wagnériens, et qui dévoile progressivement, sous son apparence de dureté, une humanité blessée, jalouse de sa dignité – jusqu’à commettre l’irréparable et être dévorée par le remords. La vieille Buryja campée par Carole Wilson apparaît moins complexe, mais n’en affirme pas moins une présence reconnaissable dans une coloration émérite ma non troppo du timbre matriarche. Daniel Brenna fait affleurer l’amour éperdu et ses fragilités, éprouvés par Laca pour la belle Jenůfa, avec une vigueur un peu bourrue, et pourtant riche d’affects. L’élan du Števa de Ladislav Elgr ne dissimule pas la veulerie du personnage et conjugue l’éclat aux qualités d’un ténor de caractère.

L’ensemble des apparitions secondaires sont des prises de rôle. Borbála Szuromi fait jaillir la fraîcheur juvénile de Jano, tandis que Mayako Ito et Mi-Young Kim endossent l’uniforme des servantes, la première étant au moulin, dont le frustre Contremaître revient à Michael Kraus. Membre du Jeune Ensemble du Grand-Théâtre, Michael Mofidian ne néglige pas l’autorité du Maire, aux côtés du conformisme joufflu de sa femme par le mezzo de Céline Kot, quand Eugénie Joneau réserve une Karolka jubilante. L’irruption de la Villageoise, annonçant la découverte du cadavre du bébé, est portée avec efficacité par Varduhi Khachatryan.

En fosse, Tomáš Hanuš module avec une remarquable intelligence la pâte orchestrale, soulignant la souplesse et l’acuité des articulations dramaturgiques, magnifiées avec un naturel rare. L’Orchestre de la Suisse Romande, dont se détache une jolie trompette claironnante sur le plateau au retour de la conscription, n’a alors nul besoin de pousser les décibels pour saisir le spectateur dans une des meilleures lectures que l’on ait entendues d’un opéra de Janáček que l’Opéra de Paris n’a jamais mis à l’affiche dans sa version originale...

Jenůfa ou l’art des alliages

Hélène Pierrakos – WebThéâtre.com – 6 mai 2022

source: https://www.webtheatre.fr/Jenufa-ou-l-art-des-alliages

 

Entre réalité crue et folklorisme, le Grand-Théâtre de Genève présente une Jenůfa puisssante et ciselée.

Œuvre d’un compositeur au sommet de son art, âgé de cinquante ans lorsqu’il présente au public en 1904 son troisième opéra, Jenůfa est aussi l’œuvre qui inaugure véritablement la carrière publique de Leoš Janáček, dont la gloire ira désormais grandissant. Pour l’auditeur, le trait le plus saillant de ce chef-d’œuvre est peut-être l’alliage de cruauté et du tendresse du livret, mais aussi la rencontre fascinante entre la psychologie musicale la plus aiguë et une certaine acceptation des codes de la musique populaire, suscitant chez le compositeur une très riche écriture. On passe ainsi, tout au long de l’opéra, par des séquences de grande tension dramatique, liés à des paroxysmes sentimentaux ou des actes d’une violence extrême (le meurtre d’un nouveau-né par sa grand-mère en étant le moment le plus éprouvant) à des plages musicales d’une profonde plénitude. Tout cela entrecoupé de séquences ancrées dans le monde populaire, dans le livret comme dans la musique, un discours dont Leoš Janáček est un grand maître – lui qui a travaillé tout au long de sa vie, non seulement sur les folklores musicaux de son pays, mais aussi, encore plus essentiellement, sur les sonorités et les rythmes de la langue tchèque, c’est-à-dire sur leurs pouvoirs proprement musicaux…

Un drame villageois

Inspiré d’un drame de Gabriela Preissová, Její pastorkyňa (« Sa belle-fille »), l’opéra déroule en effet une tragédie aux ressorts très puissants : amour non partagé, jalousie et trahison, enfantement dans la solitude et meurtre de l’enfant, culpabilité et châtiment, honte de l’individu pris dans un réseau de conflits entre la force de ses sentiments et l’attente des autres, innocence et culpabilité, société villageoise lourde de ses conventions qui emprisonne chacun dans un destin obligé, etc. Comme si le compositeur s’attachait avant tout à faire apparaître, et ce dès les premières mesures, la tension entre la vérité des êtres et le destin qui dévie le cours de leurs existences. Les sonorités de xylophone du prélude de Jenůfa, peut-être destinées à évoquer le cliquetis du moulin, sont aussi composées en un bruit continu, comme la représentation du temps qui passe et qui broie. Ce motif très caractérisé ponctue ainsi tout le premier acte.

Un chemin ouvert

La qualité première de la mise en scène de Tatjana Gürbaca, s’appuyant de façon très efficace et forte sur la scénographie de Henrik Ahr, est la clarté de sa vision, dans l’acceptation pleine et entière de toutes les subtilités psychologiques et sonores de la musique de Janáček, elles-mêmes mises en valeur par une direction musicale remarquable et sensible. Avec un décor figurant tout à la fois la charpente du moulin et un escalier aux marches très élevées sur lequel évoluent tous les personnages, les différents épisodes du drame se déroulent dans ce cadre unique, ce qui donne encore plus de force à tous les événements qui surviennent. La forme géométrique que dessine cette charpente-escalier est une sorte d’immense triangle, favorable également à la suggestion d’un monde de type spirituel, idéaliste – comme le serait la vision d’une nef d’église ou de la perspective aux lignes fuyantes d’un chemin ouvert devant le spectateur…

Remarquable prise de rôle pour Corinne Winters

La très belle réalisation scénique de cette production est favorisée par l’interprétation merveilleuse du rôle-titre, tenu par une jeune chanteuse plus que prometteuse, Corinne Winters, déjà acclamée dans le monde entier en particulier dans le rôle-titre de La Traviata, mais aussi celui de la Desdémone d’Otello de Verdi. Ici, elle propose une Jenůfa profondément émouvante et subtile, dessinant avec un art accompli toutes les nuances du personnage – entre force et vulnérabilité, candeur et maturité, alliance en elle de deux positions familiales et temporelles : celle de la fille d’une mère puissante et terrifiante, malgré son amour, et celle de la mère d’un enfant qui ne vivra que quelques jours, et dont le deuil la marquera pour toujours, d’autant que cet enfant sera assassiné par sa propre mère adoptive…

Une Kostelnička de légende…

Evelyn Herlitzius, grande interprète des opéras de Wagner et de Richard Strauss, mais aussi du rôle-titre de Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, est une Sacristine exceptionnelle, passant de la tendresse à l’autorité puis à une folie meurtrière grandissante, avec un art théâtral et vocal consommé. On reste pétrifié par ce rôle imaginé par Gabriela Preissova et repris par Janáček et qui englobe d’une certaine manière tous les possibles d’un être humain, de la plus profonde douceur à la plus grande dureté, et surtout par la façon dont Evelyn Herlitzius parvient à déployer, par la richesse de sa voix et par son imagination dramatique, tous les détours d’un personnage aussi complexe – sans même parler du déferlement de moyens musicaux que le rôle exige, jusqu’au cri le plus terrifiant… Son interprétation a conquis le public genevois, qui l’a acclamée, à raison.

Du côté des hommes

Les deux principaux rôles masculins sont excellement tenus par deux chanteurs très convaincants, chacun dans leur genre : Števa Buryja, qu’aime Jenůfa,, homme volage qui ne l’épousera pas, bien qu’il soit le père de son enfant, est campé de façon très convaincante par Ladislav Elgr – une belle prestance vocale et théâtrale, versant peut-être de façon un peu excessive vers l’ébriété permanente, dans une mise en scène qui en fait l’homme peu fiable et le montre par des gestes indécis, une inquiétante mobilité, un manque de solidité… Daniel Brenna qui interprète son demi-frère, amoureux éperdu de Jenůfa, est un Laca émouvant dans son apparente balourdise, qui n’est au fond qu’absence de sens du mensonge et de la manipulation de l’autre. Tatjana Gürbaca en fait un être profondément fragile, malgré sa brutalité passagère, et c’est bienvenu.

On est aussi très convaincu et touché par le rôle de la vieille Burya, la grand-mère et propriétaire du moulin, tenu par Carole Wilson, voix prenante et forte personnalité, évoluant sur scène avec un mélange d’autorité et de distance observatrice, comme un personnage-témoin qui ouvrirait l’histoire mais n’aurait pas le pouvoir d’en détourner le cours…

Pour la musique !

Hors même la grande qualité des solistes (et d’ailleurs des chœurs,, ceux du Grand Théâtre de Genève, qui sont également remarquables dans leur travail sur la langue tchèque et les sonorités d’inspiration folklorique qu’a imaginées pour eux le compositeur), c’est véritablement la direction très inspirée du chef tchèque Tomáš Hanus qui tient tout le spectacle : l’alliage de vitalité nerveuse et de profonde poésie, de tension dramatique et d’humanité qui caractérise sa direction nous a entièrement conquis.

L'insoutenable huis clos de Jenůfa au Grand Théâtre de Genève

Irma Foletti – Bachtrack - 10 mai 2022

source: https://bachtrack.com/fr_FR/critique-jenufa-gurbaca-hanus-winters-brenna-herlit…

 

En coproduction avec le Deutsche Oper am Rhein, le spectacle proposé à Genève et réglé par Tatjana Gürbaca est d’abord un grand moment de théâtre. Le décor unique conçu par Henrik Ahr est un vaste espace aux parements de bois sous une toiture, dont la forme évoque une église et rappelle le poids de la religion et des convenances qui mènera au drame du livret. Comme des poutres de charpente, des planches horizontales partent en fuite en s’élevant vers le fond du plateau. On y pose des plantes, on vient s’y asseoir, les chœurs s’y répartissent comme sur un escalier monumental. Les contrastes entre scènes extérieures et intérieures sont moins marqués ce soir, sans former toutefois un handicap dans ce grand volume à mi-chemin. Le dispositif constitue en tout cas une formidable boîte acoustique pour les voix, magnifiquement mises en valeur, et qui paraissent même amplifiées lors des diverses interventions des chœurs, fort bien préparés par Alan Woodbridge.

La soprano Corinne Winters dans le rôle-titre chante avec une impeccable musicalité et une voix homogène au timbre séduisant et expressif, un tout léger voile sur la partie la plus grave renforçant la fragilité de Jenůfa et la tristesse de son destin soumis aux volontés des autres personnages. Le deuxième acte tire les larmes lorsqu’elle cherche son bébé disparu et qu’elle montre le baquet métallique vide au public. Dans l’autre rôle principal de Kostelnička, Evelyn Herlitzius compose une immense sacristine qui fait frissonner à de nombreuses reprises par ses aigus dardés et puissants. Apparaissant d’abord en veste beige et non pas dans son habituelle tenue noire, son humanité est palpable, renforcée au deuxième acte lorsqu’elle implore à genoux Števa de se marier avec Jenůfa et qu’elle lui met dans les mains une peluche de leur enfant illégitime. C’est ensuite un vrai désespoir qui la pousse à étouffer le bébé dans le baquet à linge, avant de l’emporter à l’extérieur.

Parmi les deux ténors, c’est justement celui qui défend le rôle le plus développé de Laca qui possède les plus grands moyens, Daniel Brenna projetant avec force ses notes, depuis un grave barytonnal jusqu’aux aigus vaillants. Ladislav Elgr en Števa n’émet pas le même volume ni ne possède le même éclat, ce qui colle de près à ce mauvais rôle de l’histoire, celui qui se détourne lâchement de Jenůfa et son bébé, lui préférant Karolka, la fille du maire. Les autres rôles sont tout à fait en situation, entre les voix graves agréablement timbrées du baryton Michael Kraus (Stárek) et de la basse Michael Mofidian (le maire) et celles des mezzos Carole Wilson (la grand-mère Buryjovka) et Eugénie Joneau, cette dernière réalisant une belle prestation dans le rôle secondaire de Karolka.

Familier de Janáček, le chef Tomáš Hanus dirige avec conviction et dévoile les beautés de la partition, particulièrement aidé par un somptueux tapis de cordes et un violon solo enchanteur. Certains tempos sont singulièrement lents, comme l’entame du deuxième acte, ce qui donne un caractère solennel au drame qui va advenir. Le chef marque aussi une très longue pause avant la toute fin de l’ouvrage : tout le monde sort le plus silencieusement possible de scène avant le dernier face-à-face entre Jenůfa et Laca qui décident de faire leur chemin de vie ensemble, alors qu’un enfant, vêtu de blanc comme un ange, descend de l’extrémité de l’escalier géant… Emotion garantie.

Grand Théâtre di Ginevra - Jenufa

Gabriele Bucchi – Operaclick.com – 8 maggio 2022

source: https://operaclick.com/recensioni/teatrale/ginevra-grand-th%C3%A9%C3%A2tre-jen%…

 

Jenůfa torna a più di vent'anni dall'ultima rappresentazione (nel 2001) sulla scena ginevrina, inaugurando un nuovo ciclo di tutte le opere di Janáček che continuerà l'anno prossimo riannodando il filo interrotto sotto la precedente direzione. Dall'ascolto di questo capolavoro del compositore ceco si esce con un sentimento misto di ammirazione e di malessere profondo, come se il senso di colpa e il masochismo religioso di Kostelnička continuasse a pulsare dentro di noi, cessata la musica, ben più del perdono e della bontà di cui Jenůfa dà prova alla fine del dramma verso chi l'ha offesa. Forse perché Kostelnička è un'anima sola dostoievskianamente impegnata in una lotta pericolosa col mondo che la circonda, con la propria coscienza e con Dio, mentre la sua figliastra vive di fatto, anche nella disperazione e nel disonore, in una sorta di pace interiore la cui forza inattaccabile è data dalla capacità nonostante tutto di continuare ad amare anche l'avversario? Sono domande che restano in sospeso, come davanti a ogni capolavoro, certo è che nella coppia Jenůfa e Kostelnička la musica di Janáček ha saputo esprimere, come poche altre nella storia del teatro musicale, i risvolti tragici di un amore apparentemente diretto al bene, capovolgendo la famosa sentenza di Mefistofele nel Faust goethiano. Qui infatti è l'ossessione per il bene della figliastra (rimasta incinta e abbandonata dal primo fidanzato Števa) a portare Kostelnička all'infanticidio e a al male da cui non la libererà nemmeno il perdono generoso e autenticamente cristiano di Jenůfa.

La nuova produzione del Grand Théâtre è indubbiamente riuscita a tutti i livelli,  a cominciare dalla bellissima lettura che dà della difficile partitura il direttore d'orchestra, Tomáš Hanus. L'atmosfera di claustrofobia e di serpeggiante sofferenza che regna nel villaggio moravo  è resa con palpabile padronanza del linguaggio armonico e timbrico del compositore ceco. Il maestro asseconda perfettamente e senza manierismi ora i momenti di parossismo sonoro che traducono la violenza delle passioni, ora impasti  orchestrali più intimi e rasserenanti, ora i colori sgargianti del folklore moravo nelle feste del I e III atto. Il risultato eccellente è anche dovuto all'intesa perfetta col soprano americano Corinne Winters e con gli altri interpreti. Dotata di una voce sicura nel registro acuto quanto nel grave, particolarmente vibrante e corposo, la Winters è una Jenůfa soggiogante sia per avvenenza fisica sia per tenuta scenica. Nell'Ave Maria del secondo atto la voce si sposa perfettamente al ritmo e ai colori dell'allucinata e toccante berceuse (una delle musiche più sorprendenti che siano mai state scritte per questa preghiera nel teatro musicale), creando così un momento di profonda e dolce intensità (non tanto assecondata, però, dalla regia). Accanto a lei, come prevedibile per chi la conosce, Evelyn Herlitzius è una stupefacente Kostelnička. Tutte le sfaccettature di questo personaggio sono toccate con finezza e maestria dal soprano tedesco, ora nel far risaltare la donna che riveste l'autorità morale nel villaggio, ora la madre "mancata" , ora le pulsioni autodistruttive di una coscienza che si sostituisce a Dio. Ma quella tratteggiata qui da Herlitzius è anche una donna libera e diversa da tutti gli altri nel villaggio, una figura solitaria e tormentata non solo dalla sua colpa, ma anche dall'anelito a una condizione di libertà e indipendenza femminili che- al di là dell'argomento religioso che la porta all'infanticidio- sembra essere a tratti, forse inconsciamente, il suo vero motore. Daniel Brenna è un ottimo Laca, che mette al servizio del personaggio impulsivo e passionale disegnato dal dramma un registro acuto squillante e sicuro di tutto rispetto, ma dà prova anche di saper evocare in modo convincente il versante affettuoso e tenero con smorzature apprezzabili. Ben riuscito, anche se forse vocalmente meno dotato nel settore acuto, è anche lo Števa di Ladislav Elgr, che rende perfettamente il carattere irresponsabile e imbelle del primo fidanzato della protagonista attraverso un fraseggio esaltato e scattante. Ottima la caratterizzazione di Carole Wilson nei panni della nonna Buryjovka, di cui esprime come meglio non si potrebbe l'autorevolezza matriarcale e la cieca parzialità nell'affetto per Števa. Di alto livello il resto della compagnia, con una menzione speciale per Eugénie Joneau nella breve ma squisitamente cesellata apparizione di Carolka nell'atto terzo.

La regia di Tatjana Gürbaca colloca l'opera in una Moravia moderna, ma non contemporanea (anni sessanta?), senza distrarre lo spettatore con ammiccamenti a temperie ideologiche ben precise: il dramma di Jenůfa è insomma per la regista tedesca soprattutto un dramma psicologico. Il mondo del villaggio è ritratto nel suo contrasto tra la coesione omologata della collettività e i personaggi "diversi" (Jenůfa, ma soprattutto Kostelnička) che costruiscono (o ci provano) la propria strada, un contrasto tradotto visualmente attraverso costumi sgargianti e tradizionali per i primi, dimessi e neri per i secondi. La fine della festa di matrimonio del terzo atto (abbandono generale di Jenůfa creduta infanticida) è sintomatica, a questo proposito, di un rapporto doloroso tra individuo e collettività, che fa svettare ancor più la solitudine della protagonista sullo sfondo di un mondo dominato da un istinto gregario che non conosce pietà. Il perdono di Jenůfa è per la regista tedesca la sua indiscutibile vittoria sul gruppo, coronata infatti nelle ultime battute dell'opera dall'apparizione finale di un bambino che sembra essere la promessa di una nuova vita. La scenografia limita forse un po' troppo i movimenti, essendo composta da una scena fissa dominata da una struttura lignea a gradini molto spaziati che costringe i cantanti a muoversi soprattutto orizzontalmente nonché a fare salti da valchirie per salire e scendere. La presenza della natura, certo non centrale nell'opera, ma pur presente (Jenůfa che guarda la luna dalla finestra nel secondo atto), viene anch'essa un po' sacrificata a un dispositivo scenico massiccio e opprimente. Non so se però se ne debba imputare la responsabilità allo scenografo (Henrik Ahr) o alla visione della regista, che già nel Werther a Zurigo (di cui si è dato conto su questo sito nel 2017) puntava su una scena fissa di questo tipo, forse per rappresentare per entrambe le opere un ambiente calustrofobico che schiaccia le aspirazioni individuali dei protagonisti. Inspiegabilmente un po' troppo avare le luci (Stefan Bolliger), che pure contribuirebbero non poco a tradurre (specie nel II atto) le atmosfere e gli stati d'animo del mondo di questi Malavoglia moravi. Nell'insieme la regia di Tatjana Gürbaca è da apprezzare, perché permette al dramma di dispiegarsi pienamente mettendo in valore le ammirevoli capacità sceniche dei cantanti e in particolare della coppia Jenůfa-Kostelnička.

Successo per tutti e grandi applausi per Tomáš Hanus, Corinne Winters ed Evelyn Herlitzius.

Ardente chapelle

David Verdier – AltaMusica.com – 3 mai 2022

source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=6928…

 

Tatjana Gürbaca livre à Genève une Jenůfa de grande tenue, axée sur une dramaturgie et des décors qui font la part belle aux symboles, aux coutumes et aux interdits d'une société fermée sur elle-même. La direction de Tomáš Hanus soutient de belle manière un plateau dominé par l’affrontement entre Corinne Winters dans le rôle-titre et Evelyn Herlitzius en Kostelnička.

Tatjana Gürbaca signe une Jenůfa articulée sur un décor aux volumes contraints et signifiants, qui souligne le rapport de cette petite société rurale de Moravie avec la spiritualité et les rites, en présentant un espace où les personnages sont prisonniers de cloisons de bois, avec comme point de fuite un immense et symbolique escalier qui s'élève vers les cintres, à la fois comme une échelle céleste ou des rangées de bancs d'église vues en perspective, avec un sommet en double pente tel une chapelle ou le moulin des Buryja.

Évoluant sur cette structure idéale pour la projection du chœur et la lisibilité du drame, les personnages s'affrontent avec une économie de gestes qui souligne la portée des symboles – le meurtre de l'enfant, emporté hors champ par Kostelnička fuyant par le haut du décor à la fois comme une élévation et une descente aux enfers. Ce seront aussi ces plants de romarin entretenus avec soin par Laca, symbole croisé des réjouissances du mariage et du deuil de l'enfant. Le rustique bac en zinc servant de berceau deviendra également la tombe qui accueillera le petit corps et la plante aromatique comme promesse du bonheur à venir au moment où un jeune enfant apparaît in extremis, tel un petit Lohengrin débarquant du ciel pour récompenser le couple Laca-Jenůfa.

Le plateau est dominé par la présence tellurique et habitée de Evelyn Herlitzius incarnant une Kostelnička dont la vocalité fauve et rauque rappelle inévitablement une Elektra sous tension. Jouant comme nulle autre sur les défauts de mobilité de sa ligne, elle parvient à concentrer l'attention et marque de sa présence la scène du Grand Théâtre. Face à elle, Corinne Winters réussit sa prise de rôle, capable en Jenůfa de laisser filtrer une large gamme de nuances et de sentiments, avec une projection puissante et assurée qui caractérise une psychologie qui passe de l'adolescence à l'âge adulte.

Les rôles masculins n'échappent pas à un livret qui sous-dimensionne leur présence et leur importance morale. Le Laca de Daniel Brenna l'emporte en lyrisme et en sensibilité sur le Števa au format plus modeste de Ladislav Elgr. La Grand-mère Buryja de Carole Wilson affirme une autorité qui joue sur la pétulance des interventions, bien entourée par Michael Kraus en Stárek et Michael Mofidian dans le rôle du Maire.

L'autre vraie surprise de cette soirée est à chercher du côté de la fosse, avec un Tomáš Hanus capable de sublimer l'Orchestre de Suisse Romande en lui donnant le relief et l'élan idéal pour que cette musique atteigne d'emblée le rang de chef-d'œuvre incontournable. Le brio et la cohérence de la petite harmonie répond à la palette expressive de cordes puissantes et affirmées. Ce travail très fin et très attentif ne pousse jamais trop haut le volume et soutient le plateau d'un bout à l'autre en ménageant des liaisons et des tensions à couper le souffle.

A Genève, Jenufa l’héroïne brisée révélée par la soprano Corinne Winters

Juliette De Banes Gardonne – Le Temps – 5 mai 2022

source: https://www.letemps.ch/culture/geneve-jenufa-lheroine-brisee-revelee-soprano-co…

 

Présenté au Grand Théâtre, l’opéra de Leos Janacek est transcendé par un plateau vocal d’un niveau exceptionnel

 «J’ai voulu peindre en noir sur du noir», disait Leos Janacek à propos de Jenufa, opéra créé en 1904 et achevé au terme de dix années de composition dans des circonstances tragiques. Le compositeur a 50 ans lorsqu’il met le point final à sa partition, peu après avoir enterré sa fille Olga. Prenant pour livret la pièce de l’écrivaine morave Gabriela Preissova, la trame funeste de l’œuvre se met en place comme le mouvement rotatif des pales d’un moulin. Si l’infanticide est le nœud de ce drame, c’est bien la pitié pour la souffrance humaine que met en exergue Janacek, faisant de Jenufa une sorte d’œuvre du pardon.

Dans la claustrophobie d’une communauté soudée, la grand-mère Buryjovka (propriétaire du moulin) et sa belle-fille Kostelnicka (la sacristine du village) représentent les deux éléments étouffants de la vie quotidienne du village: le travail et la religion. Les deux femmes voient en Jenufa – petite-fille de l’une, belle-fille de l’autre – la personne qui rétablira l’équilibre. Lorsque Jenufa tombe enceinte de Steva, héritier du moulin jalousé par son demi-frère Laca, l’espoir se rompt. Par jalousie, Laca taillade le visage de Jenufa pour la défigurer, mais la cicatrice la plus vive sera la mort de son bébé de 8 jours, assassiné par Kostelnicka cherchant par son acte à préserver sa belle-fille.

Distribution stratosphérique

La grande réussite de la production tient d’abord au plateau vocal d’un niveau exceptionnel. En premier lieu la soprano Corinne Winters, pour qui Jenufa est une prise de rôle. Dès l’émission de sa première note et jusqu’à la dernière, la chanteuse demeure époustouflante. De sa voix puissante et moelleuse, l’Américaine ose des nuances avec une facilité et une décontraction exceptionnelle. Toujours juste dans son jeu, elle parvient à incarner avec une sincérité touchante le malheur qui accable le personnage. L’autre phénomène vocal de la soirée est la soprano wagnérienne Evelyn Herlitzius en Kostelnicka rugueuse.

De sa voix puissante et corsée, l’Allemande est bouleversante au moment de l’aveu final («c’est mon crime, mon châtiment de Dieu»), ébranlant dans l’esprit de l’auditeur les notions de bien et de mal. Face à ce duo d’exception, les deux ténors Daniel Brenna et Ladislav Elgr se défendent bien. Le second est un Steva beau gosse arrogant, le premier un Laca plein d’aigreurs. Le reste de la distribution mérite aussi des éloges, notamment Michael Krauss en contremaitre du moulin, Varduhi Khachatryan et sa voix de velours (malgré sa très courte intervention) et les trois mezzo-sopranos Eugénie Joneau, Mi-Young Kim et Céline Kot.

Partie orchestrale d’une expressivité permanente

Dans la fosse, l’Orchestre de la Suisse romande dirigé par Tomas Hanus s’empare de cette partition avec une sonorité splendide, restituant le côté râpeux tout autant que la mélancolie de l’œuvre. Il faut dire que la partie orchestrale est d’une expressivité permanente avec des couleurs et des harmonies singulières. Comme Stravinsky dans sa période des ballets de Diaghilev, Janacek opte plutôt pour les ostinatos et des formules rythmiques que pour une écriture basée sur des leitmotivs.

Sans chercher la transposition, la mise en scène de Tatjana Gürbaca tire parti d’un décor unique, une gigantesque maison de bois sombre dont les épais murs confinent progressivement les deux protagonistes dans le malheur. Tour à tour cette maison devient aussi bourdonnante qu’une ruche où s’affaire la reine mère meunière, avant d’évoquer le cercueil de Jenufa, mère meurtrie par la mort de son bébé. L’escalier central comme une échelle de meunier donne du relief et de la profondeur au décor et permet les ellipses inhérentes à la partition.

Tatjana Gürbaca respecte le mystère de l’œuvre en s’interdisant de représenter sur scène le meurtre de l’enfant – que le livret situe in absentia. Posée au premier plan sur l’escalier, la bassine d’étain dans laquelle pousse un pied de romarin vient nous rappeler que la plante était largement utilisée dans les cérémonies nuptiales, les rites funéraires et les célébrations profanes. Cette même bassine deviendra à l’acte suivant le berceau du bébé. C’est peut-être à l’optimisme de la pièce de Gabriela Preissova que fait allusion le tableau final de Gürbaca, où apparaît comme un ange un jeune enfant en haut de l’escalier avant de descendre pour réhabiliter Kostelnicka, dans une lumière ivoire tranchant avec l’«outrenoir» de cette œuvre.

«Jenufa», musique grandiose dans un espace confiné

Rocco Zacheo – Tribune de Genève – 5 mai 2022

source: https://www.tdg.ch/jenufa-une-musique-grandiose-dans-un-espace-confine-29198960…

 

L’œuvre de Janácek brille par un plateau vocal et une fosse aux mille nuances, dans une mise en scène ramassée et un décor immobile.

L’art lyrique a ceci de prodigieux qu’il peut réduire tout un monde dans un mouchoir de poche. Qu’il est à même de lyophiliser une fresque de dimensions bibliques et la faire tenir dans une chambre exiguë. Cette faculté, on la retrouve érigée en majesté ces jours-ci au Grand Théâtre, où se joue un des chefs-d’œuvre les plus retentissants du compositeur tchèque Leos Janácek: «Jenufa». Dans une approche qui aurait eu des teintes naturalistes et réalistes, l’horizon du drame dont il est ici question se serait sans doute ouvert vers des paysages amples, ceux de la ruralité simple, voire misérable, d’un village morave de la fin du XIXe siècle. On y aurait rencontré par là des figures aux rides profondes, écrasées par les préceptes de la morale chrétienne. Loin de ce biotope étendu et parlant, la metteuse en scène Tatjana Gürbaca apporte une lecture scénique extrêmement ramassée, en confinant les trois actes dans un espace étroit et immobile.

Une trame puissante

Au lever du rideau, nous voici donc face à une structure monochrome et boisée, toits à deux pentes sur la tête des protagonistes, vaste escalier au centre de tout, menant vers le ciel. Aucun mouvement de décor, aucun bruit de cintres ou de dessous de scène ne viendra perturber durant près de deux heures cet ordre conçu par le scénographe Henrik Ahr. Très vite, il apparaît alors évident que les enjeux et les poids de cette production reposeront sur la direction du jeu et sur sa qualité musicale, tant dans la fosse que sur le plateau. Et c’est précisément par ces deux biais que la trame acquiert toute sa puissance, dans un récit qui mène du crime jusqu’au repentir.

Car dans «Jenufa», c’est de cela qu’il est question. D’une paysanne tombée enceinte de Steva, séducteur invétéré et amoureux de la bouteille. Rival en amour de celui-ci, Laca ne peut supporter la découverte de l’état de Jenufa et dans un raptus de jalousie, il taillade son visage. Désormais mère d’un enfant illégitime et défigurée, la femme est rejetée de tous. Sa belle-mère, puissante Sacristine du village, ne parvenant pas à convaincre Steva d’épouser sa fille adoptive, décide alors de noyer le bébé dans un lac, croyant libérer l’infortunée de son fardeau. Le final, d’une grande intensité dramatique, mène à la réconciliation et au pardon, après les aveux de la meurtrière, et sera marqué par l’union entre Jenufa et Laca.

La parabole de Janácek ne trouve pas d’illustrations grandiloquentes dans le jeu ni dans les mouvements d’ensemble des villageois. L’excellent Chœur du Grand Théâtre – comme souvent d’une précision et d’une puissance redoutables – semble au contraire engoncé entre les étroites parois du décor. Tatiana Gürbaca procède avec une direction fine, qui suggère plus qu’elle ne souligne les éléments sous-jacents du drame. C’est alors par les voix que l’essentiel de la pièce doit surgir et frapper les esprits.

 

Orchestre stupéfiant

Celle de la soprano Corinne Winters s’avère renversante dès les premiers instants. Son timbre épais et profond, ses médiums et ses graves solidement charpentés campent certes une Jenufa moins juvénile et légère que ne l’impose son personnage. Mais quelle musicalité, quelle souplesse dans les phrasés et quelles nuances se dégagent de toute sa tessiture! L’Américaine domine ainsi la scène dans une prise de rôle d’une grande intensité. À ses côtés, on trouve une autre figure remarquable en Evelyn Herlitzius, qui brosse avec autorité, d’une voix impeccable – des aigus au scalpel – un bouleversant personnage tragique. Quant à la vieille Buryja, propriétaire du moulin du village, elle trouve en Carole Wilson une mezzo aguerrie et crédible. Les voix masculines, celle puissante de Daniel Brenna (Laca) et de Ladislav Elgr (Steva), ont certes de l’éclat, mais elles se fondent dans une distribution homogène.

Car dans «Jenufa», c’est de cela qu’il est question. D’une paysanne tombée enceinte de Steva, séducteur invétéré et amoureux de la bouteille. Rival en amour de celui-ci, Laca ne peut supporter la découverte de l’état de Jenufa et dans un raptus de jalousie, il taillade son visage. Désormais mère d’un enfant illégitime et défigurée, la femme est rejetée de tous. Sa belle-mère, puissante Sacristine du village, ne parvenant pas à convaincre Steva d’épouser sa fille adoptive, décide alors de noyer le bébé dans un lac, croyant libérer l’infortunée de son fardeau. Le final, d’une grande intensité dramatique, mène à la réconciliation et au pardon, après les aveux de la meurtrière, et sera marqué par l’union entre Jenufa et Laca.

Petit village, grand enfer

Gianluigi Bocelli – Le Courrier – 4 mai 2022

source: https://lecourrier.ch/2022/05/04/petit-village-grand-enfer/

 

Première mardi soir au Grand Théâtre de Genève, avec Jenufa, chef-d’œuvre de Leos Janacek évoquant l’amour et la maternité dans une société qui s’y oppose.

 Un proverbe dit «petit village, grand enfer»: pour une jeune femme attrayante et peu fortunée comme Jenufa, dans la violente société patriarcale campagnarde du XIXe siècle, cela ne pourrait être plus vrai. L’histoire est tirée de Její pastorkyna («Sa belle-fille»), pièce de théâtre de Gabriela Preissova, qui se déroule dans l’ambiance claustrophobique d’un village, de ses liens de parenté et d’amour.
Jenufa est enceinte de son cousin Steva, nanti, ivrogne impénitent, coureur de jupons, et propriétaire d’un moulin, dont le demi-frère Laca est jaloux, car moins fortuné et aussi amoureux de Jenufa. La rage amène Laca à la défigurer et Steva, en la trouvant ainsi devenue laide, refuse l’enfant et le mariage réparateur.
Pour remettre de l’ordre, Kostelnicka, sacristine et autorité morale du village, belle-mère de Jenufa, décide de noyer le nouveau-né et magouille un mariage entre elle et Laca. Lorsque le corps du petit est retrouvé au printemps, Kostelnicka avoue son délit et Jenufa la pardonne, en comprenant la volonté de la préserver d’un triste destin: elle peut commencer une nouvelle vie avec Laca.

Métaphore du moulin

Dans la scénographie de Henrik Ahr, pour cette production du Grand Théâtre de Genève (GTG), tout se passe dans un décor boisé, simple mais efficace, des murs qui enserrent un grand escalier, unique échappatoire vers le haut. La mise en scène de Tatjana Gürbaca met au centre les enjeux économiques et sociaux, exacerbés par les excès d’amour qui provoquent l’engrenage du désastre.
On relève de belles correspondances dans cette saison du Grand Théâtre, qui vient d’annoncer sa prochaine programmation (lire ci-dessous): Jenufa fait le lien avec l’opéra précédent, Sleepless de Eötvös, en abordant le thème de l’amour et de la maternité dans une société qui s’y oppose. Le résultat chez Janacek broie la vie: c’est la métaphore du moulin avec son rythme impitoyable qui ouvre la partition.
La musique de cet opéra s’écarte de l’hyperromantisme des véristes italiens. On y reconnaît déjà le style singulier de Janacek, versatile, riche en contrastes et envols lyriques. Surtout, on y trouve l’importance du langage oral, que le Morave considérait comme le miroir de l’âme et qu’il transcrivait en notation musicale pour répertorier les inflexions psychologiques humaines.
Dans Jenufa, son écriture suit de près cette étude, d’où l’importance d’avoir le Tchèque Tomas Hanus, grand spécialiste du compositeur, à la direction de l’OSR, qui guide magistralement tant l’orchestre que la distribution vocale dans cette recherche du naturel spontané.

Rigueur morale

Côté chant, les interprètes sont absolument remarquables. Evelyn Herlitzius interprète une Kostelnicka tout bonnement spectaculaire lors des deuxième et troisième actes. Elle excelle, en magnifiant la complexité des facettes de son personnage: de la rigueur morale au remord, aux enjeux sociaux et à la vengeance envers la famille de son défunt et violent mari.
Corinne Winters, dans le rôle titre, est parfaite tout au long du spectacle: naïve et victime, avec un jeu très juste, plus délicatement nuancé mais pas moins parlant. Très bon duo masculin, aussi: Steva (Ladislav Elgr) est particulièrement juste, de même que Laca (Daniel Brenna), dont le jeu ajoute une couche de critique envers son personnage.
Le choix d’une mise en scène puissamment réaliste se marie parfaitement avec le naturalisme du sujet, mais il est parfois lesté par un excès d’expressivité. Le finale tire-larmes sauve un peu de la sublimation christique du pardon de Jenufa. Il ramène au centre ce qui a été sacrifié sur l’autel de l’ordre établi, pour appuyer la choralité de la faute, la douleur et l’abus issus du système de la honte.