Guerre et Paix

Sergueï Prokofiev
Guerre et Paix

opéra en deux parties et treize scènes
du 13 au 24 septembre 2021

Direction musicale Alejo Pérez
Mise en scène Calixto Bieito
Scénographie Rebecca Ringst
Costumes Ingo Krügler
Lumières Michael Bauer
Dramaturgie  Beate Breidenbach
Direction des chœurs Alan Woodbridge
   
Prince Andreï Bolkonski Björn Bürger
Prince Nikolaï Bolkonski Alexey Tikhomirov
Princesse Maria Bolkonski Liene Kinca
Comte Ilia Rostov Ruzan Mantashyan
Natasha Rostova Ruzan Mantashyan
Sonia, sa cousine Lena Belkina
Comte Pierre Besoukhov Daniel Johansson
Comtesse Hélène Besoukhova Elena Maximova
Maria Akhrossimova Natascha Petrinsky
Anatole Kouragine Ales Briscein
Dolokhov Alexey Alexey Shishlyaev
Général Koutouzov Dmitry Ulyanov
Napoléon Bonaparte Alexey Lavrov
Colonel Denisov Alexander Roslavets
Platon Karataïev Alexander Kravets
Gavrila Alexei Botnarciuc

Orchestre de la Suisse Romande
Chœur du Grand Théâtre de Genève

En coproduction avec l'Opéra d'État hongrois

Grand Théâtre de Genève

Vos critiques

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Revue de presse

Genève s’enthousiasme pour Guerre et Paix

Paul-André Demierre – Crescendo-magazine – 21 septembre 2021

source: https://www.crescendo-magazine.be/geneve-senthousiasme-pour-guerre-et-paix/

 

Après plusieurs mois où le streaming a remplacé les représentations en public, Aviel Cahn prend le parti d’ouvrir la saison 2020-2021 du Grand-Théâtre de Genève avec l’une des œuvres majeures du XXe siècle qui n’a jamais été représentée sur une scène suisse, Guerre et Paix de Sergey Prokofiev.

L’on sait les vicissitudes que ce monumental ouvrage a connues depuis la composition qui s’est étagée d’avril 1941 à mars 1943, les exécutions partielles en concert, une version tronquée en huit scènes présentée au Théâtre Maly de Leningrad le 12 juin 1946 et finalement la création de la version complète en 13 tableaux donnée au Théâtre Bolchoi de Moscou le 15 décembre 1959 avec Galina Vishneskaya, Yevgeny Kibkalo, Irina Arkhipova, Alexei Maslennikov, Alexander Vedernikov et Pavel Lisitsian sous la direction d’Alexander Melik Pashayev. Depuis ce moment-là, Guerre et Paix s’est révélé au public international par la production de Graham Vick pour le Marinsky de Saint- Pétersbourg que Valery Gergiev a proposée un peu partout et celle de Francesca Zambello que l’Opéra Bastille a affichée en mars 2000.

Pour cette première suisse, la direction du Grand-Théâtre de Genève a frappé un grand coup en faisant appel à Calixto Bieto dont la réputation sulfureuse est liée à ses politiciens siégeant sur les toilettes au début d’Un Ballo in Maschera ou à son Don Giovanni, bête sexuelle hantant les bars louches. Donc avec une certaine appréhension, l’on attend le lever de rideau…et nous voilà dans un boudoir damassé rouge lambrissé or que la scénographe Rebecca Ringst a calqué sur l’appartement de Maria Alexandrovna au Palais de l’Ermitage. Sous de vastes surfaces plastifiées se profile une faune d’aristocrates dégingandés années soixante (costumés par Ingo Krügler) qui semble engluée dans un cauchemar. Selon les propos du metteur en scène, ces êtres luttent contre l’inconnu parce qu’ils ressentent en eux l’insécurité. Le monde qui les entoure n’est que négativisme et décadence. Ce parti pris fait table rase de tout ce qui pourrait édulcorer cette inexorable marche vers l’anéantissement. Ainsi Natacha Rostova perd sa candeur de provinciale pour devenir une adolescente délurée telle une Salomé de salon qui attise la convoitise des hommes. Le Prince Andrey Bolkonsky, désabusé à la suite de son veuvage, ose s’en approcher et s’en éprend. Mais la valse qui devrait les unir exprime leur névrose commune et se désarticule en soubresauts du dernier grotesque qui se répandent dans l’assemblée. Le rejet d’une union par le vieux Bolkonsky accélère la chute de la jeune fille humiliée qui finira par céder aux avances d’Anatole Kouraguine, fieffé coquin déjà marié, que chassera le compatissant Pierre Bezoukhov. Au lieu de nous transporter sur le champ de bataille de Borodino, la deuxième partie montre l’effondrement de cette société dégénérée dans le palais qui s’écroule sous les coups de canon. En un continuel va-et-vient, s’y succèdent les troupes russes ramenant le Prince Andrey qui se tresse la couronne d’épines du martyr et l’armée française commandée par un Napoléon qui perd pied devant une gigantesque maquette de la ville de Moscou et de son théâtre qu’une force supérieure détruira. Mais c’est au peuple russe que le Maréchal Koutouzov donnera la victoire.

Une telle lecture, aussi décapante que cohérente, ne prend sa dimension réelle que par la musique. A cet égard, Aviel Cahn a eu aussi la main heureuse en invitant le chef d’orchestre argentin Alejo Pérez qui, durant plus de trois heures, tient cette gigantesque partition à bout de bras en lui imprimant un rythme narratif qui ne s’essouffle jamais, nourri qu’il est par la grandeur épique des scènes d’ensemble et par la palette de coloris fascinants du tissu instrumental. Sous sa baguette, l’Orchestre de la Suisse Romande fait montre d’une précision extrême et d’une fusion des pupitres remarquable. L’on en dira autant du Chœur du Grand-Théâtre de Genève, préparé minutieusement par Alan Woodbridge, irréprochable dans chacune de ses interventions, aboutissant à un paroxysme expressif dans la grandiose péroraison.

Sur scène, la plupart des quatorze premiers plans abordent leur rôle pour la première fois. C’est notamment le cas de la soprano arménienne Ruzan Mantashyan campant une Natacha apparemment détachée des contingences sociales avec un aigu aigre qui se libère avec la prise de conscience de sa culpabilité la rendant instantanément émouvante. Tout aussi convaincant, le baryton Björn Bürger au métal solide donne du Prince Andrey l’image de l’aristocrate broyé par le destin, poursuivant la chimère d’un amour impossible. Magnifique, la mezzo Natascha Petrinsky incarnant Maria Akhrossimova, la tante de Natacha qu’elle sermonne dans une ligne de chant de haute tenue, tandis que le ténor Daniel Johansson lutte d’abord contre un aigu rebelle avant d’atteindre cette sérénité de jugement qui fait la grandeur de Pierre Bezoukhov. La mezzo Elena Maximova ne fait pas grand-chose du personnage de son épouse, Elena Bezouhova, alors qu’Ales Briscein crève la scène par les inflexions vipérines qu’il prête au séducteur Anatole Kouraguine. Par une sonorité tout aussi rêche, le baryton Alexey Lavrov dépeint un Napoléon totalement névrosé que bat en brèche l’imposant Koutouzov de Dmitry Ulyanov à l’autorité péremptoire. Alexander Kravets émeut avec cette figure d’Innocent qu’est le marginal Platon Karataiev, tandis que demeurent en second plan la Sonia Rostova de Lena Belkina, le Comte Rostov d’Eric Halfvarson, le vieux Prince Bolkonsky d’Alexey Tikhomirov, la Princesse Maria Bolkonskaya de Liene Kinca, le Denissov d’Alexander Roslavets.

Au rideau final, l’ensemble de la production est bruyamment acclamé par un public subjugué tenu en haleine par un tel chef-d’œuvre.

A l’ombre de Staline

Bertrand Tappolet – Le Courrier – 20 septembre 2021

source: https://lecourrier.ch/2021/09/20/a-lombre-de-staline/

A Genève, la mise en scène hallucinée de Guerre et Paix rappelle que l’opéra fut soviétisé de force en hommage à Staline, qui martyrisa peuple et artistes.

Guerre et Paix est la chronique intime et épique de familles de l’élite aristocratique russe entre 1805 et 1812 sur fond de guerres napoléoniennes. A sa manière somatique et surréaliste, le metteur en scène Calixto Bieito relaye jusque dans les mouvements de pantins de l’Ancien Régime, pièces de musées, l’esprit parfois grotesque de la danse théâtralisée façon Pina Bausch. Fidélité donc à l’art de Tolstoï de faire parler gestes, mimiques et attitudes. L’artiste espagnol insuffle au récit la profondeur de dialogue psychanalytique des protagonistes avec eux-mêmes, rejoignant le désir de Prokofiev: toucher, être moderne. Sans se montrer cérébral.

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Avec “Guerre et Paix” de Prokofiev, un opéra monumental au Grand Théâtre

Jean Reverdy – Le Dauphiné - 19 septembre 2021

source: https://www.ledauphine.com/culture-loisirs/2021/09/19/geneve-avec-guerre-et-pai…

Si vous aimez les sensations fortes, les décors flamboyants et le grand spectacle, alors courez voir “Guerre et Paix”, l’opéra de Prokofiev (1891-1953), actuellement à l’affiche du Grand Théâtre de Genève pour son ouverture de saison.

À partir de l’ouvrage monumental de Tolstoï, “Guerre et Paix”, Prokofiev se lance dans une composition qui durera une dizaine d’années et dont il ne verra jamais la représentation dans sa version diminutive. Pour une maison d’opéra, monter un tel ouvrage, réputé d’une complexité...

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Nouvelle production gâchée par le spectacle d'un Calixto Bieito qui semble s'être trompé d'ouvrage.

Emmanuel Dupuy – Diapason - 20 septembre 2021

source: https://www.diapasonmag.fr/critiques/a-geneve-guerre-et-paix-ou-debacle-34927

Jamais à court d'idées, Aviel Cahn, le patron du Grand Théâtre de Genève, aurait dû demander à Calixto Bieito de mettre et scène The Exterminating Angel (L'Ange exterminateur), le génial opéra écrit à partir du film éponyme de Luis Bunuel par Thomas Adès (créé à Salzbourg en 2016). Car c'est exactement cette histoire que conte Bieito, en lieu et place de Guerre et paix. Celle d'une assemblée d'aristocrates et de grands bourgeois qui se retrouvent sans raison enfermés pendant plusieurs jours dans une demeure cossue, avant de basculer dans une forme de folie collective. Quel rapport avec le roman de Tolstoi, avec la campagne de Russie, avec l'opéra de Prokofiev et le contexte soviétique de sa composition ? Aucun, strictement aucun rapport - hormis ceux qu'invente le metteur en scène.
S'obstinant à filer sa métaphore pendant près de quatre heures, celui-ci réussit le tour de force de présenter dans un décor unique un ouvrage qui comporte en théorie pas moins de treize tableaux différents : adieu changements de lieux et d'atmosphères. La seule concession au spectaculaire, qui entre alors en résonance avec le chaos de la guerre, arrive dans la seconde partie, lorsque le salon tout en stucs et dorures se désagrège à vue. Autre idée pertinente : cette maquette du Bolchoï que les protagonistes montent pièce par pièce avant de la pulvériser, pour figurer l'incendie de Moscou. Les vidéos finales, où paraissent notamment des insectes grouillants, feront en revanche passer le fond d'écran de votre ordinateur pour un chef-d'œuvre de fantaisie picturale.

Hystérie générale
A ce point distordue, la narration devient parfaitement incompréhensible, les profils psychologiques se dissolvent dans une hystérie générale qui tient lieu de direction d'acteurs. Appliquant jusqu'au bout sa politique de la terre brûlée, Bieito évacue bien entendu les figures historiques : un convive un peu plus siphonné que les autres se prend pour Napoléon, alors que le maréchal Koutouzov, dans sa combinaison toute blanche, a plutôt l'air d'un infirmier en chef.

Cette production a au moins une vertu : elle est entièrement recyclable. Demain, si le cœur vous en dit, on pourra présenter dans les mêmes décors et costumes, avec les mêmes principes dramaturgiques, Don Giovanni, Un Bal masqué, Le Chevalier à la rose... sans oublier, évidemment, The Exterminating Angel. Mais entre développement durable et théâtre lyrique, il faut choisir.

Pollutions sonores
Au pupitre, Alejo Pérez semble surtout soucieux d'amener ses troupes à bon port, en préservant leur cohésion malgré les pollutions sonores que dispensent certains accessoires scéniques (le ballet des voiles en plastique transparent au début : un supplice !). De fait, l'Orchestre de la Suisse romande se singularise tout au long par une tenue sans défaut, quand le chœur semble par instant un peu plus éprouvé par les exigences terribles de la partition. Surtout, on perçoit dans cette approche une forme de prudence peu compatible avec le souffle épique qu'appelle l'ouvrage. La fièvre ne monte guère dans les effusions de la première partie, alors que les cataclysmes guerriers de la seconde manquent de démesure, hormis dans les climax qui recèlent enfin l'énergie nécessaire.

Parmi la grosse quarantaine de rôles que compte le plateau, distinguons d'abord le tendre baryton de Björn Bürger (Andreï Bolkonski), qui compense une puissance parfois un peu courte par des délicatesses expressives proprement bouleversantes dans son délire morbide. Les deux premiers ténors sont à bon escient différenciés, Ales Briscein montrant une couleur nasillarde qui va bien avec la veulerie d'Anatole Kouraguine, quand Daniel Johansson fait briller un plus grand soleil pour chanter l'idéalisme de Pierre Bezoukhov. Si le Napoléon d'Alexey Lavrov porte beau, avantage au Koutouzov d'un Dmitry Ulyanov puisant son autorité dans une ampleur abyssale.

Ruzan Mantashyan au sommet
Chez les dames, le souriant mezzo de Lena Belkina tombe sans un pli sur les épaules de la douce Sonia, s'opposant à celui beaucoup plus corsé qu'Elena Maximova prête à l'intrigante Helena Bezoukhova. Mais triomphe surtout la Natacha de Ruzan Mantashyan, soprano à la fois pulpeux et vibratile, avec dans le chant et les manières une grâce naturelle, un mélange de légèreté et de tourments, qui hissent l'incarnation sur la plus haute marche.

Guerre et Paix à Mahagonny

Guy Cherqui — Wanderersite.com - 19 septembre 2021

source: https://wanderersite.com/2021/09/guerre-et-paix-a-mahagonny/

Après deux saisons tronquées par la pandémie, les théâtres ouvrent sur une période qu’on espère simplement plus ordinaire, retrouvant les habitudes et le public. Le Grand Théâtre de Genève a choisi l’exceptionnel en ouvrant sa saison par Guerre et Paix l’œuvre monumentale de Prokofiev, dans une production tout à fait exceptionnelle de Calixto Bieito, qui étonnamment n’a jamais travaillé au Grand Théâtre, alors qu’il vit à Bâle et qu’il a déjà produit non seulement pour Bâle mais aussi pour Zurich. Aviel Cahn qui l’a invité quand il était à l’Opéra des Flandres a réparé ce manque et lui confie, ainsi qu’à Alejo Perez, non seulement cette production, mais deux spectacles futurs du répertoire russe. Si l’on s’en réfère à la réussite de ce Guerre et Paix, c’est un bon investissement.

Le choix de la concentration
Deux options sont possibles pour Guerre et Paix, ou bien une superproduction qui correspond aux soixante-dix rôles, aux nombreux chœurs, aux changements d’ambiance incessants entre les salons pétersbourgeois, les batailles et l’incendie de Moscou, mais alors même la scène du Grand-Théâtre, pourtant conséquente, n’y suffirait peut-être pas (une Arène comme Bercy (pardon Accor Arena) ou Vérone sans doute, ou bien une option plus strictement théâtrale, qui puisse répondre à l’esprit de l’œuvre, sans forcément devoir se soumettre à une exigence hollywoodienne.
Calixto Bieito a choisi non l’intimisme, c’est un peu exagéré pour le spectacle genevois, mais la concentration, et ce choix par rapport à l’opéra correspond à celui de Prokofiev par rapport au roman, qui en réduit le foisonnement à des lignes de force. Bieito choisit donc de traiter de l’essentiel, en éliminant l’accessoire et le pittoresque et surtout en essayant de ne pas disperser l’attention : seuls sont effectivement reconnaissables les personnages essentiels, Natacha Rostova et Andrej Bolkonski d’une part, et Pierre Bezoukhov, Hélène son épouse et son frère Anatole Kouraguine le séducteur et Koutouzov le général vainqueur. Les autres – et même Napoléon, clin d’œil évident- sont réduit à une sorte d’anonymat interchangeable.

Le "vrai" boudoir de l'impératrice Maria-Alexandrovna
Concentration, c’est garder une unité de lieu, un salon bien identifié et non n’importe quel salon bourgeois, la reproduction (Décor de Rebecca Ringst) du boudoir de l’impératrice Maria-Alexandrovna, l’épouse d’Alexandre II, contemporains de Tolstoï puisque Guerre et Paix parut sous leur règne. C’est le décor d’un règne « réformateur » qui se termina par l’assassinat du Tsar en mars 1881, début de la lente décadence de l’Empire russe et d’une succession de crises que d’ailleurs Tolstoï observera et vivra jusqu’à sa mort en 1910.

La décadence de l'Empire russe
Il faut donc lire le spectacle comme une parabole : « la décadence de l’Empire russe » (au sens du fameux titre de film « La décadence de l’Empire américain » (de Denys Arcand en 1986). De la guerre et de ses destructions naît un nouvel ordre, où Koutouzov n’est plus le personnage historique, mais l’archange blanc, ou Dieu (qui joue aux échecs) qui vient sauver le monde et imposer un « ordre nouveau » (j’emploie à dessein ce terme qui fait référence à un mouvement français d’extrême-droite des années 1970). Un ordre nouveau marqué par un tableau final qui semblerait presque signé Castellucci où tout le monde est en blanc portant un néon, annonçant des temps futurs où grouillent dans un cocon les sauterelles qui s’apprêtent à envahir le monde… dans un cocon, comme les personnages initiaux enfermés dans un plastique qui figure un placenta d’où naissent d’abord les deux personnages principaux, puis ce monde délétère qui nous est proposé en première partie.
D’une naissance à une renaissance, voilà l’histoire qui nous est racontée. Et ce qui nous est dit, c’est que pour renaître il faut naître et puis mourir.

Une histoire simple en somme, qui s’appuie sur l’immense fresque de Tolstoï qui est faite de ces réceptions, de ces conversations mondaines entrecoupées de guerres lointaines, jusqu’à ce que la guerre touche et détruise Moscou pour reconstruire ensuite une société qui a été traversée par les drames, des morts, les amours, les erreurs, les idéaux déçus. La vie du monde.

En lisant ce travail comme une parabole, qui transcende en quelque sorte l’identité d’un pays, parce qu’elle se vérifie dans toutes les histoires nationales, on ne va pas encore tout à fait au cœur du sens de la mise en scène.
Il y a au départ ces deux naissances du couple, Natacha et Andrej, qui semblent nés dans une ambiance lyrique isolée du monde, dans une scène qui ressemble au début d’Eugène Onéguine, lyrisme, nature, paix. Ils naissent ensemble en se croisant par le regard, mais pas par la parole.

Naissance du monde social, on joue d'abord
Puis naît le monde social tout aussi enfermé dans son placenta, deuxième élément qui va être la première bataille perdue : la fête pétersbourgeoise, avec cette société qui vit entre ses quatre murs, isolée de la réalité, une fête où un tsar est ironiquement représenté par un ours sibérien arrive en rôle muet, là aussi Prokofiev comme Bieito n’épargnent pas l’ironie, chez Prokofiev, le tsar est icône muette, la clef de voûte d’un système qui ne va pas tarder à se fissurer, et chez Bieito, il est ours, symbole habituel de la Russie, à la fois tendre et terrible.
C’est l’ordre de départ, un ordre qui semble immuable et en même temps superficiel, où se rencontrent les deux amants, dans une société de plaisirs et de tourbillons.
La bascule se fait lorsque Natacha et son père vont se présenter chez le Prince Bolkonski, père d’Andrej parti à la guerre, qui refuse de les rencontrer et les fait recevoir par la Princesse Maria, second couteau humiliant (habillée de manière bien humble par Ingo Krüger). Le Prince finit par croiser Natacha, qui comprend que jamais il ne donnera son aval au mariage.
Tout bascule alors, Natacha jusque-là discrète débutante dans la société se laisse happer par cette superficialité qui va la détruire et détruire tout le milieu social.
C’est bien la crainte de la « mésalliance » qui est la marque de la bascule sociale, d’une société fossilisée, bloquée, qui court à sa perte et à partir de ce moment, la mécanique implacable du déclin, avec une société qui s’autodétruit de fête en fête, au mépris de tous les sentiments et des valeurs. Symbole de cette société et de ces contradictions, la princesse Hélène, épouse de Pierre Bezoukhov, le principal personnage du roman, très relativisé chez Prokofiev, à la fois franc-maçon et amoureux des lumières, mais désireux de rester au contact (ou de se noyer) de la société délétère représentée par sa femme, une reine du tout-Pétersbourg, qui va jeter son frère, un beau séducteur, dans les bras de la jeune Natacha en lui promettant un mariage qu’il ne peut tenir, puisqu’il est déjà marié. Ainsi, Natacha est victime à la fois de sa naïveté, de son désir, mais aussi de la décadence morale d’une société pour qui tout est jeu. Bieito n’hésite pas à aller jusqu’à la caricature, pour montrer l’idée même d’une société qui s’autodétruit en détruisant toutes les valeurs sur lesquelles elle s’est construite.

Natacha et Andrej traversent cette société comme deux fantômes, deux êtres à part, l’un qui s’y est immergé à s’y perdre (Natacha) l’autre qui s’en est abstrait à s’y perdre également (Andrej), sorte de héros romantique aux valeurs intactes, tel qu’il est d’ailleurs dans le roman, refusant les promotions faciles, voulant combattre au cœur de la bataille au milieu des soldats : Bieito traduit cette droiture en en faisant un fantôme observateur presque suicidaire de la ruine de l’être aimé et de tout ce qui l’entoure. Il réussit ce tour de force d’être fidèle à l’œuvre de Prokofiev et au sens du roman.
Car si Tolstoï écrit Guerre et Paix dans le courant des années 1860, en référence à la période 1805–1812, avec la relation orageuse à Napoléon haï et redouté, puis adoré, puis voué aux gémonies, avec les réactions sociales que cette relation détermine dans une société où l’on parle essentiellement français et peu russe, où Paris reste une sorte de pôle référentiel envié et où en 1812 il faut brûler ce qu’on adore, en se livrant aux mains de Koutouzov, le stratège qui joue un énorme coup de poker qui lui réussit en coupant Napoléon de ses arrières et en l’attirant à Moscou, mais une Moscou vidée de sa vie et de son sang.

L’idée de Guerre et Paix chez Prokofiev est de montrer, en adaptant l’un des romans emblèmes de la littérature russe, la permanence des situations, la nécessité à un certain moment de ruine sociale et nationale pour se donner à un sauveur, Koutouzov en 1812, et Staline aux temps de Prokofiev. Les autorités staliniennes ont bien compris tout l’intérêt à tirer de l’œuvre de Prokofiev pour la propagande officielle, l’éternelle résistance d’un grand peuple russe, entraîné par un personnage qui est le sauveur.
A ces deux paraboles, nettes aussi bien chez Tolstoï (encore que le roman soit plus ambigu) que chez Prokofiev, Bieito en rajoute une troisième, historique, en accomplissant ce tour de force de dire sans dire, de ne rien souligner d‘historique, mais de se placer dans une sorte de cycle de grandeur décadence et renaissance : cette vision de la société pétersbourgeoise de la première partie, c’est un peu Mahagonny où les purs ne survivent pas. Mais en même temps la référence en est explicitement l’Ange Exterminateur de Luis Buñuel (1952) où une société se retrouve enfermée dans un salon dont elle ne peut sortir, révélant peu à peu ses tares, ses tensions, les violences psychiques, jusqu’à l’arrivée du jugement dernier. Le salon devient d’abord espace de protection de l’extérieur, puis d’autodestruction, puis champ de bataille, avec les fauteuils érigés en barricades.
Alors quand une société est délitée, il faut un joker, un sauveur et c’est Koutouzov dans l’histoire du roman, et Staline chez Prokofiev. Ne faisons pas l’erreur de croire que Prokofiev veut écrire à la gloire de Staline, mais il a une réaction patriotique dans la Russie de la guerre, où l’envahisseur allemand menace Moscou comme Napoléon en 1812. Évidemment une telle œuvre ne pouvait être que détournée au profit du régime pour être représentée. Rappelons pour mémoire les déboires d’un Chostakovitch pris entre le marteau et la faucille.

Ainsi la deuxième partie est-elle le résultat d’une destruction extérieure et d’une autodestruction. À ce jeu de massacre, même Napoléon n’y survit pas devenu une sorte de personnage isolé et perdu, qui traîne cette guerre comme un boulet (en l’occurrence figuré par le corps d’Andrej blessé) et qui est méconnaissable, alors que les mises en scène narratives en font un élément clef du début de la deuxième partie.
A l’autodestruction par les plaisirs et la décadence (un topos, voir la chute de l’Empire Romain) succède l’autodestruction par patriotisme, celle que Koutouzov propose, entraînant les armées napoléoniennes si loin de leurs bases qu’elles vont se perdre, notamment dans les marais de Borodino.

 L’autodestruction par la guerre
Cette autodestruction volontaire, cette destruction patriotique de soi, elle est figurée par deux symboles forts, d’une part le salon du Palais d’hiver qui éclate, un salon en morceaux symbole d’une société disloquée, qui n’est plus protégée par ses murs qui étaient autant de remparts sociaux, et une maquette du Bolchoï : un théâtre d’opéra est souvent un symbole national, voir la Scala, ou même la Wiener Staatsoper et notamment le Bolchoï, situé à deux pas du Kremlin.

Et sur la maquette, un quadrige, que le Napoléon de Bieito emporte, allusion au quadrige de Saint Marc (venu de Constantinople) qui ornait la façade de la basilique et qui se retrouva sur l’arc de Triomphe du Carrousel à Paris. Mais le Bolchoï est détruit par les russes eux-mêmes, symbole de la destruction volontaire des symboles identitaires, symbole du fameux incendie de Moscou. Voilà comment Bieito traite ironiquement les symboles historiques, et sur ces pierres détruites va être étendu Andrej, mourant dans les bras de Natacha, le couple né pour s’aimer, connaît sa fin sur les ruines de la ville, de la nation, des idéaux et dans un cadre éclaté.

 Alors face à ces ruines universelles, ruines des guerres mais aussi de nos guerres intérieures, une société qui ne se conduit plus a besoin d’un conducteur. On appelle cela un Duce en Italie, un Führer en Allemagne, un conducator en Roumanie. Et, assis sur une table à l’extérieur du cadre scénique, devant un jeu d’échecs, Koutouzov, tout de blanc vêtu (la plupart des autres personnages sont en noir) joue : la politique comme la guerre sont des coups de Poker mais qui doivent s’appuyer sur les forces militaires mais aussi populaires : c’est le coup de génie de Koutouzov. On pense évidemment à Clausewitz, qui justement quitte les prussiens et passe chez les russes en 1812 et que Lénine étudiera en annotant attentivement « De la Guerre » pendant la Première Guerre mondiale Ce jeu d’échec, c’est la traduction d’un art de la guerre, mais en même temps l’idée d’un Dieu, ou d’un Ange, « politique » où Bieito marque visuellement la différence entre Napoléon, perdu parmi les siens et perdu dans la bataille, une sorte de malade isolé, et Koutouzov, toujours regardant les choses de l’extérieur, de côté, hors cadre. Cet Ange (Dieu ?) ‑Koutouzov conduit alors dans les dernières images cette société déjà anonymée depuis le début à s’uniformiser, vêtue de blanc, sans costumes qui soient distinctions sociales ou politiques, pendant que des images de sauterelles ou criquets dans leur cocon s’apprêtent à sortir, comme une future naissance, ce qui n’est pas forcément positif, vu la nature destructrice des criquets. Tout est prêt pour un futur qui serait un nouvel Éden à détruire. Dans ce cycle infernal de Guerre et de Paix, coup de Poker vers l’inconnu. Bieito foncièrement pessimiste n’annonce rien de trop sympathique. Les ordres nouveaux ne le sont jamais .

 L’œuvre de Tolstoï racontait l’éternelle histoire des sociétés, celle de Prokofiev celle d’un sauvetage du peuple russe au prix d’une soumission à Staline-sauveur, Bieito n’est pas plus souriant qui essaie de raconter à travers l’exemple russe, comment les peuples se soumettent à des hommes supposés providentiels, et comment l’histoire vient de loin : des années 1860 aux années 1940, voilà 80 ans de crises, de chutes, de révolutions et de guerre vues d’un salon étouffant qui mène d’un tsarisme à l’autre. L’histoire du monde n’est que grandeurs, décadences, destructions, renaissances. Voilà pourquoi Bieito part d’une vision de naissances éclatant un placenta de plastique, pour terminer vers une renaissance de crickets dans leur cocon. Qui aime suive…

On l’a dit, le pari était grand de refuser la narration pour ne porter en scène que les significations, ne porter en scène qu’un sens parabolique qui est une vision assez terrible de nos destins.
Calixto Bieito et le chef Alejo Pérez ont réduit le nombre de personnages à 47, un certain nombre de chanteurs (28 quand même), quand la version originale en porte plus de 70. Mais certains rôles sont réduits à une réplique ou une apparition fugace. Cela reste une production énorme, pour laquelle il faut saluer l’immense effort du Grand Théâtre de Genève, et aussi le pari de proposer au public une œuvre inconnue ou presque dont la référence est un roman monumental de plus de 1500 pages.
Alors des 28 rôles, forcément émergent les personnages principaux de l’opéra, qui ne sont pas forcément d’ailleurs traités comme dans le roman : on n’est pas forcément obligé de lire le roman avant, mais voir ce spectacle peut, et on le souhaite, donner envie de lire Tolstoï après, on n’en comprendra que mieux d’ailleurs et les choix de Prokofiev, et les choix de mise en scène.

 La mise en valeur de personnages singuliers
La mise en scène a choisi d’isoler dans ce monde qui semble embarqué sur le Titanic les deux personnages que sont le couple initial d’Andrej et de Natacha, ils s’aiment, ils se projettent dans l’avenir, mais la société les bloque. Alors ils parcourent cette société, Natacha toujours vêtue en petite fille s’y noie, et Andrej vêtu en Werther suicidaire, en héros romantique presque christique, en meurt, chacun à leur manière des fantômes perdus. Les deux sont vraiment magnifiques, Ruzan Mantashyan a cette fraîcheur vocale, et cette puissance qui en fait une Tatiana un peu écervelée à qui on pardonne tout. Elle noie son amour pour Andrej dans la tourbe sociale qui l’entraîne aux excès presque suicidaires, et elle traverse cette société avec une sorte de naïveté presque criminelle, elle se laisse engloutir. La personnalité scénique de la chanteuse est éblouissante, à la fois consciente de se perdre, et victime des lois de la société, la voix est forte, bien posée, le soin donné aux couleurs vraiment exceptionnel ce qui la rend éminemment émouvante. On ne peut séparer la manière dont elle irradie la scène par sa présence, et le chant d’un naturel confondant, jamais apprêté ou affecté, qui traduit une extraordinaire force naïve.

Björn Bürger est vu comme une sorte d’archétype de héros romantique suicidaire, présent et absent, présent toujours sur scène comme un fantôme, comme le fantôme des rêves de Natacha, et en réalité le plus souvent éloigné, par la famille d’abord qui ne veut pas de mésalliance, mais ensuite de son propre chef, se jetant dans la guerre comme un choix lui aussi suicidaire, comme Natacha se jette dans la société. L’un se jette dans la guerre et l’autre dans la paix, qui est aussi une guerre comme on l’a vu. Voilà ce que nous susurre Bieito en une vision d’une justesse et d’une émotion indicibles. La voix est jeune, saine, le chant est très attentif avec un beau phrasé, le timbre chaud, l’émotion affleure, c’est le chanteur idéal pour le personnage voulu par Bieito, loin du prince raidi par l’uniforme qu’on voit quelquefois.
Le tour de force de cette mise en scène, c’est de nous rendre ce couple en permanence émouvant, disant par sa présence et sa manière de traverser les scènes, ce que sont les illusions perdues.

Et la mort d’Andrej allongé sur les ruines et dans les bras de Natacha est un moment bouleversant.
Autour d’eux des personnages  tous bien campés et caractérisés, la jolie Sonia, sœur de Natacha de Lena Belkina, la très expressive Natacha Petrinsky en Maria Dmiytrievna, l’Hélène Bezoukhova de Elena Maximova, reine des salons, et inspiratrice de l’aventure malheureuse de Natacha avec Anatole Kouraguine, son frère, qui fait de Natacha qui tombe dans le panneau et le piège du désir un misérable objet de conquête, Anatole Kouraguine, magnifiquement chanté par le ténor clair au phrasé si précis de Aleš Briscein, l’un des ténors les plus recherchés pour Janáček et le répertoire slave, dont Bieito ne fait pas un séducteur invétéré, mais d’abord un médiocre, comme si c’était la société qui vous habillait d’un rôle, et comme si alors les autres (Natacha) vous regardaient comme vous n’êtes pas.

Face à lui Pierre Bezoukhov, chanté par Daniel Johansson, un autre type de ténor que le très lyrique Briscein. Le rôle de Bezoukhov est plutôt difficile, parce que le personnage est insaisissable, à la fois un des plus riches de cette société, qui épouse la reine des salons, qui tient à s’y faire reconnaître, car c’est un fils illégitime qui a hérité d’une fortune immense ; Tout cela l’opéra ne le dit pas, mais Bieito nous l’indique, à la fois noble cherchant à sauver Natacha des griffes de Kouraguine, mais en même temps noyé dans l’alcool et la vie dissolu, mais aussi un peu perdu avec son bouquet de fleurs au milieu de la ruine . Toute l’ambiguïté du personnage est là, et le spectateur ne peut choisir entre le noble cœur et le membre anonyme d’une société en perdition. Bezoukhov, sans doute le personnage principal du roman (mais pas de l’opéra) se tient lui aussi à un moment, écroulé, avec une bouteille à la main, mais à l’écart, à jardin, alors que Koutouzov se tient aussi extérieur, mais à cour, à l’opposé. Deux mondes, celui du froid calcul (Koutouzov) et celui des idéaux (la révolution, les lumières, et même dans le roman Napoléon qu’il cherchera à tuer plus tard). Daniel Johansson n’est pas toujours convaincant en Bezoukhov parce qu’il n’arrive pas à rendre toute la complexité du personnage, le chant manque un peu de couleur et d’expression, la technique et la voix ne sont pas tout.
Le Napoléon de Alexey Lavrov affiche presque une gêne : habituellement les fous se prennent pour Napoléon, du moins c’est un lieu commun des représentations de la démence et ici, ce serait Napoléon qui se prend pour un fou  « anonyme », comme un membre de cette société détruite où tout serait possible, qui n’aurait même pas besoin de Napoléon pour être à terre, et tout le décorum autour de Napoléon, les maréchaux etc… tout cela n’a plus d’importance, dans un monde perdu, même les mythes sont détruits. Et Lavrov, pourtant correct, n’arrive pas à avoir ce chant puissant et désespéré qui est la marque du rôle. L’habit du rôle voulu par Bieito n’a pas fait le moine, mais peut-être aussi est-ce voulu, il faut un Napoléon-le-Petit dans cette vision de noyade universelle.
Beau personnage aussi que celui de Maria, la princesse Bolkonskaia de Liene Kinča, vêtue en vieille gouvernante envoyée accueillir les Rostov venus se présenter, belle voix chaude et surtout figure marquante, qui par son costume marque l’humiliation subie par les visiteurs : elle est une vraie apparition scénique.
Les vieillards, aussi bien Rostov de Eric Halfvarson, une basse profonde presque légendaire qui fut et reste un Grand Inquisiteur de choix, que le Prince Nikolai Bolkonski d’Alexey Tikhomirov, basse d’une autre génération, mais très puissante et expressive, sont des rôles brefs mais particulièrement marquants. Moins marquant peut-être le Denisov du baryton Alexander Roslavets.
Enfin, last but not least, le démiurge de l’œuvre, le moteur de la deuxième partie qui apparaît face à son jeu d’échec, Koutouzov l’Ange Blanc, le Dieu vivant, le joueur d’échec, chanté par le toujours extraordinaire Dmitry Ulyanov, sa basse claire, expressive, qui a fait merveille encore récemment dans le Tsar Dodon du Coq d’Or à Lyon puis Aix retrouve les rôles de puissant, mais point déchu comme Dodon. Comme toujours le chant est impeccable, le phrasé, la couleur, la respiration sont exemplaires et surtout il émerge de ce chant une autorité incontestable, une singularité voulue qui le coupe de tous les autres, qui l’identifie et fait de ses interventions un très grand moment de musique et de théâtre. Exceptionnel.
En somme une distribution très équilibrée, d’autant plus difficile pour les chanteurs qu’au spectateur ils paraîtraient tous interchangeables, issus d’une masse anonyme et qui émergent de la masse les uns après les autres n’ayant pour se caractériser que la voix et l’expression. Mais l’idée de la mise en scène l’exige et n’empêche pas, on le voit, aux caractères singuliers d’apparaître.

 Des forces musicales qui se sont surpassées
D’un autre côté le chœur renforcé du Grand Théâtre de Genève, dirigé et magnifiquement préparé par Alan Woodbridge est vraiment exceptionnel. Rejeté dans l’ombre et de chaque côté du salon dans la première partie, il s’affirme de manière exceptionnelle dans la deuxième partie, plus épique, dont le héros est le peuple russe et dont certains moments rappellent la Cantate Alexandre Nevski quelques années antérieures pour le film d’Eisenstein. Même si le style un peu grandiloquent peut agacer certains, c’est de la grande et belle musique et le chœur du Grand Théâtre s’affirme un très grand chœur de théâtre.
Enfin le tout est conduit par Alejo Pérez, chef argentin parmi les plus intéressants de la génération des chefs d’opéra quadragénaire, directeur de l’Opera Vlaanderen et que les lyonnais ont vu souvent en fosse (Pelléas, De la Maison des morts). Les genevois le reverront aussi bien dans Chiostakovitch (Lady Macbeth de Mzensk) que Tchaikovsky (Eugène Onéguine) car il est passionné de musique russe. On l’entend beaucoup dans les œuvres de la fin XIXe et du premier XXe, et sa direction précise, énergique, qui sait faire travailler la couleur (les cuivres ici sont impressionnants) donne à l’œuvre une vraie grandeur, sans être jamais grandiloquente, le lyrisme de la première partie est magnifiquement rendu, avec ses moments tendres et ceux plus sarcastiques des fêtes de salon, la deuxième partie est aussi impressionnante de tenue, et il sait donner à cette musique sa puissance sans rigidité ni froideur. Et sous sa direction l’orchestre de la Suisse romande a sonné comme rarement.

On l’a dit, c’est un pari et un défi que monter cette œuvre pour chaque théâtre qui l’entreprend, et ils sont très rares à oser.  Aviel Cahn à Genève a réussi son pari, offrant une production d’un niveau tel qu’elle ne déparerait pas dans des institutions plus importantes du niveau de Vienne ou d’autres théâtres comparables.  Les spectateurs genevois, mais pas seulement, auraient donc tout intérêt à se précipiter avant le 24 septembre, s’il reste encore des places, car il n’est pas dit qu’on puisse voir de sitôt une production de Guerre et Paix d’une telle qualité et d’une telle force, aussi bien scéniquement que musicalement.

À Genève, monumental et énigmatique Guerre et Paix

Jacques Schmitt – ResMusica – 16 septembre 2021

source: https://www.resmusica.com/2021/09/16/a-geneve-monumental-et-enigmatique-guerre-…

Sergueï Prokofiev dans une mise en scène énigmatique de Calixto Bieito, fort heureusement sauvée par un plateau vocal d’excellence.

 Vingt-huit chanteurs pour quarante-huit rôles différents, c’est dire si l’affaire est complexe. Pour un metteur en scène, il y a là de quoi se perdre. Tant dans la préparation que dans l’exécution de l’œuvre. Pour cet exercice, il ne fallait pas moins qu’un Calixto Bieito dont la réputation de directeur d’acteurs n’est plus à faire. Seulement voilà, outre la mise en place, encore faut-il raconter l’intrigue. Le metteur en scène prend une autre route que la simple concrétisation du livret. Il cherche à montrer, selon ses propres dires, non pas une guerre entre deux peuples mais celle que mène chaque individu contre lui-même. Vaste programme psychanalytique duquel ressort un magma scénique incompréhensible et chaotique. À force d’explorer l’intellect de ses personnages, Calixto Bieito oublie de nous guider dans les enjeux qui se jouent entre les protagonistes. Dès lors, on s’ingénie sans succès à décoder ses tableaux surréalistes de personnages se mouvant tels des astronautes recouverts de grandes feuilles de film alimentaire de polypropylène, ses combattants aux épées de carton enveloppées de papier d’aluminium ou ses boîtes à pizza qu’on utilise comme réflecteurs. Jusqu’à ses chutes de ballons jaunes qu’on crèvera un à un, ou ses combattants tout de blanc vêtus brandissant des néons verts pour chanter la grandeur de la Russie. Agrémenté par ces accessoires déroutants, l’attention du spectateur est fréquemment détournée du chant et de la musique par des actions parasites. À l’image de ces artistes qui, d’un grand sac, sortent des plots qu’ils se passent de mains en mains et assemblent patiemment pour construire ce qui sera une réplique miniature du théâtre du Bolchoï qui, une fois terminée, sera détruite d’un coup de pied.

La scénographie représente un boudoir du Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, image d’une société russe d’art et d’esprit, reflet d’un ancien monde dénoncé par les projections vidéo volontairement agressives de Sarah Derendinger.

 Musicalement, le plateau vocal s’avère de très haute qualité. En entendant le lumineux ténor Ales Briscein (Anatole Kouragine), c’est l’école russe du chant qu’on perçoit, avec ces voix portées très haut dans le masque sans que jamais elles ne soient nasales. Tout comme le ténor ukrainien Alexander Kravets (Platon Karataïev), le ténor tchèque agrémente immédiatement la scène avec une couleur typiquement russe jaillissant comme un soleil. On retrouve l’âme vocale russe dans la voix de la basse Dmitry Ulyanov (Général Koutouzov) qui, seul assis à une table d’échec, lance sa longue réflexion sur la tactique à adopter devant le siège napoléonien de Moscou. Avec une voix ample, profonde et subtile, Dmitry Ulyanov offre l’un des plus beaux moments de cette soirée. Quand il chante, plus rien d’autre que lui n’existe.

Quant aux autres protagonistes, ils ne déméritent pas. À commencer par le baryton Björn Bürger (Prince Andreï Bolkonski) qui signe une prestation sans faille devant l’impétueuse soprano arménienne Ruzan Mantashyan (Natasha Rostova). Remarqué et remarquable, le ténor suédois Daniel Johansson (Comte Pierre Besoukhov) se donne sans compter tout au long de cette soirée.

Le Chœur du Grand Théâtre de Genève se montre à la hauteur du plateau vocal qui l’entoure. Ses interventions sont en tous points admirables de précision. Et le triomphe que leur a réservé le public n’est aucunement démérité. Peut-être (mais la décision devait être celle du chef d’orchestre) aurait-on aimé moins de puissance projetée et plus de grandeur exprimée dans le chœur d’ouverture de l’épigraphe, cet hymne à la gloire du peuple russe. La force physique impressionne mais la grandeur de l’intériorité reste dévastatrice aux cœurs sensibles.

Dans la fosse, l’Orchestre de la Suisse Romande fait merveille dans une partition aux couleurs changeantes. Passant d’un lyrisme à l’italienne à la canonnade sonore et parfois grinçante des scènes guerrières, la phalange romande signe une très belle prestation sous la baguette impressionnante de précision du chef Alejo Pérez.

Guerre et Paix au péril de la dérision

Charles Sigel – ForumOpera.com - 16 Septembre 2021

source: https://www.forumopera.com/guerre-et-paix-geneve-au-peril-de-la-derision

 

Un exemple : le coup de foudre entre Natacha Rostov et le prince André Bolkonski se déroule (en principe) au second tableau pendant un bal, sur fond de valse. Valse élégante, diaphane, onirique. Qui reviendra comme un leitmotiv au fil de l’opéra, mais surtout, trois bonnes heures plus tard, quand mourra le prince, sur un champ de bataille, comme le souvenir d’un moment de bonheur perdu. Dans la mise en scène de Calixto Bieito, la scène de bal est devenue un raout de parvenus, vaguement décadents, et la valse est devenue une danse violente, saccadée, désarticulée. La musique déroule sa tendresse sur cette gestuelle convulsive, et les invités accueillent le coup de foudre par un éclat de rire général (mimé), Natacha elle-même semblant s’esclaffer. La nostalgie du retour de ce thème en sera bien sûr parasitée.
Les énormes moyens qu’il réclame font que l’opéra-fleuve de Prokofiev est rarement donné. Au Grand Théâtre de Genève, c’est la première fois. Calixto Bieito en propose une version évidemment distanciée, ironique ou critique. Imaginons un spectateur qui n’aurait pas lu le roman de Tolstoi et découvrirait ce Guerre et Paix. Que percevrait-il de cette histoire, romanesque et héroïque, on se le demande. On tire bien sûr son chapeau au GTG d’avoir eu l’audace folle de se lancer dans une telle production, avec grand orchestre dans la fosse et vaste chœur sur le plateau en temps de pandémie et de tests sanitaires.

 Un opéra du temps de guerre
C’est l’opéra de la démesure. Prokofiev y travaille pendant la seconde guerre mondiale, la « grande guerre patriotique », selon la terminologie soviétique (et poutinienne). Il y célèbre le peuple russe, victorieux de l’envahisseur. Et la gloire du « petit père des peuples ». Avec sa librettiste-épouse Myra Mendelssohn, il adapte le colossal roman de Tolstoï, où il taille hardiment, supprimant des épisodes entiers (les cinq cents premières pages, dont la bataille d’Austerlitz). Il recentre l’intrigue sur trois personnages : le prince André Bolkonski, doté de toutes les grâces, la romanesque, juvénile et inconstante Natacha Rostov, irrésistible aussi, et le maladroit, idéaliste, touchant Pierre Bézoukhov. Autour d’eux toute une société aristocratique, passablement insouciante, que l’arrivée de l’armée napoléonienne précipitera dans le tragique. C’est le peuple russe qui sauvera l’honneur, tandis que Moscou disparaîtra dans les flammes.

 Un casting vocal sans faille
Tout le spectacle se déroule dans un unique décor, un salon de style rococo, rouge, blanc et or, clinquant à souhait, dont on pressent dès le début qu’il se démantibulera à un moment ou un autre, une boîte fermée, avec moulures et cariatides, où s’agitera une petite société pas très chic.
Mais d’abord le prince André émerge de la feuille de plastique qui le recouvre, tel un fantôme. Björn Bürger lui prête sa silhouette frêle, tout à fait romantique, et une charmeuse voix de baryton. Son lamento romantique (« Il faut croire au bonheur ») et le duo de Natacha Rostova et de sa cousine Sonia qui s’y entremêle évoquent irrésistiblement Tchaïkovski et l’atmosphère d’Eugène Onéguine. Ruzan Mantashyan sera une merveilleuse Natacha, la voix est très belle, lumineuse, claire et ample, et surtout elle incarnera (physiquement et vocalement) l’évolution de ce personnage, d’abord juvénile et écervelé (elle a quinze ans…), et de plus en plus grave.

 Tape-à-l’œil
C’est à partir du second tableau que Calixto Bieito va déchainer son esprit de dérision, plutôt lourd. En smoking et robes du soir, vont se dégager des feuilles de plastique qui les recouvraient, quelques fêtards vaguement éméchés, un petit monde de parvenus, dont les danses échevelées, d’une vulgarité pesante, vont se superposer à la scène de bal, et donc au coup de foudre.
Au fil des différents tableaux, ce salon kitsch, encombré de lourds meubles dorés, va tourner au champ de bataille, envahi de plastique, de ballons de baudruche, de verre cassé, de boîtes de pizzas. Métaphore d’une société condamnée. Défilé de grotesques. De personnages dérisoires. C’est ainsi par exemple qu’on se demande quel attrait Natacha peut bien trouver au veule Anatole Kouraguine, personnage en principe séducteur malgré sa moralité vacillante, devenu ici une manière de fantoche (et d’ailleurs magnifiquement chanté par Ales Briscein) pour lequel elle oubliera le prince André.

 Une impeccable direction d’acteurs
Ce qu’il faut dire, c’est que cette lecture critique plutôt convenue, ce lieu commun de mise en scène, s’accompagne d’une direction d’acteurs impeccable. Si les chanteurs vont aussi loin dans l’expression, c’est que Calixto Bieito est allé chercher en profondeur la vérité des personnages avec eux, qui pour la plupart abordent leur rôle pour la première fois. Ainsi Daniel Johansson sera un Pierre Bezoukhov au lyrisme incarné, déchirant de sincérité et de fragilité à la fois. Certaines images frappent l’esprit, tel ce moment où il enlève et déchire sa chemise pour essuyer les pieds de Natacha, tandis que le prince André se dresse en figure christique. Tel aussi ce moment où Natacha-Ruzan Mantashyan croque du verre pour se punir (« Je suis la plus vile, Sonia secourez-moi ! ») et sa robe jaune se souille de sang.
Ainsi le spectateur (du moins le signataire de ces lignes) erre-t-il entre agacement et émotion. Emotion qui tient beaucoup à la partie musicale, à la bande-son (à la même époque Prokofiev travaillait à la musique d’Ivan le terrible pour Eisenstein, et certains thèmes en sont issus).
Alejo Pérez qui dirige l’Orchestre de la Suisse romande se met à l’écoute des chanteurs et les accompagne avec souplesse et élégance, mais on admire aussi l’éclat des sonorités, parfois leur acidité très Prokofiev, sur fond de cuivres grondants, la puissance et la pulsation. Quant au chœur, il a mission d’incarner la ferveur patriotique. On pourra trouver que Prokofiev s’inscrit un peu complaisamment dans l’imagerie stalinienne, et qu’on ne reconnaît guère le jeune homme insolent qu’il fut. Toujours est-il que l’intensité du Chœur du Grand Théâtre, la plénitude sonore qu’il donne à entendre, subliment ce qui pourrait n’être que pages un peu pompières, et que l’émotion est là.

Oser la ferveur
C’est par un chœur patriotique fervent que commence la seconde partie, la guerre. On s’attend à du grand spectacle, on l’aura : le plafond du salon se soulève, se partage en quatre morceaux qui vont aller flotter dans les hauteurs, les murs s’écartent, les panneaux se séparent, s’inclinent… Plaisir des machineries, vieux comme le genre-opéra…
La scène du GTG n’ayant pas les dimensions de celle de la Bastille où se déroulait la lecture épique, très littérale (et d’ailleurs très belle) de Francesca Zambello en 2000 (disponible en DVD), c’est dans ce salon moscovite désintégré que se dérouleront la campagne de Russie, la bataille de Borodino, la scène de l’incendie. Les costumes restent vaguement contemporains, Napoléon est en smoking, et c’est dans une intemporelle tenue blanche que le maréchal Koutouzov chantera son grand air, le plus beau de la partition, par lequel Prokofiev prend la suite de Glinka, Borodine ou Moussorgski. On admire le timbre somptueux et cuivré de Dmitri Ulyanov, dans la grande tradition des basses russes (mais pourquoi les gesticulations de quelques comparses viennent-elles altérer ce moment ?)

 Le lait de l’humaine tendresse
Ce sont vingt-huit chanteurs qu’aligne cette production, et on sait que certains personnages ne font qu’une courte apparition, réduits à une fugitive silhouette. On aura donc eu à peine le temps d’apprécier le beau mezzo qu’est Elena Maximova (Hélène Bezoukhov), le parlando de Natasha Petrinsky (Maria Akhrossimova), l’allure altière d’Alexey Tikhomirov (le vieux prince Bolkonski), et on en oublie beaucoup.
Une mention particulière pour Alexander Kravets, qui incarne l’humble Platon Karataïev, personnage capital pour Tolstoi, une manière de saint, l’effigie de la bonté, du don de soi, presque nu, fragile, bouleversant, qui vient consoler Pierre Bezoukhov condamné à mort. Image puissante, l’étreinte fraternelle entre les deux hommes, et davantage encore, Pierre étranglant Karataïev, pour mettre fin à ses souffrances peut-être. Invention du metteur en scène, très forte.

 Parler au cœur
Ainsi va-t-on tout au long de ce spectacle. Certains moments sont inspirés et émouvants, d’autres superflus ou tape-à-l’œil (les écrans plasmas de la fin), on est séduit par certaines trouvailles (ce Bolshoi, lentement construit en plots de bois comme un jeu d'enfants, puis pulvérisé), d’autres semblent risibles (la scène du soulèvement du peuple, moitié Terminator, moitié magicien d’Oz, avec armures en papier d’aluminium et épées de bois, ou Koutouzov caressant la tête de Natacha, tel Staline caressant une chère tête blonde…) On admire le métier de Calixto Bieito, les performances des machinistes, l’engagement de tout le monde, la démesure de l’entreprise… Et le génie de Prokofiev faisant fi de la modernité pour ne parler qu’au cœur.

L’une des dernières images, c’est la mort du prince André, et l’ultime duo avec Natacha. C’est par cette scène que Prokofiev avait commencé la composition de son grand opéra, qu’il ne devait jamais voir représenté intégralement. Et c’est avec cette musique magnifique en mémoire qu’on quitte le théâtre, heureux de ce qu’on a entendu, et mi-chèvre, mi-chou de ce qu’on a vu…

Guerre et Paix - Genève, Grand Théâtre

Jules Cavalié - L’Avant-Scène Opéra – 13 septembre 2021

source: https://www.asopera.fr/fr/productions/4120-guerre-et-paix.html

 

Lancement d’une saison qui signe le retour à une vie allégée des contraintes sanitaires, inauguration d’un cycle d’opéras russes mis en scène par Calixto Bieito, la production de Guerre et Paix proposée par le Grand Théâtre de Genève est aussi la création suisse de l’ouvrage. Dès lors, le choix de monter cet ouvrage monumental et complexe (requérant une soixantaine de solistes, un orchestre et des chœurs pléthoriques) relève autant du manifeste politique que de la planification artistique. Le directeur du théâtre, Aviel Cahn, affirme ainsi la vitalité artistique de la maison, et son engagement dans les problématiques politiques contemporaines telles que la guerre évidemment, mais aussi les violences sociales, sexuelles et psychologiques, confirmant ainsi la ligne esquissée lors de ses deux premières saisons tronquées.

En effet, Calixto Bieito s’intéresse à la guerre intérieure d’une classe d’ultra-riches, et non à la guerre patriotique de 1812 (ni à celle de 1941-1945). Ainsi, la première partie de l’opéra est une grande fête qui se déroule de nos jours dans un luxueux salon d’un palais moscovite au décor rococo. Fête unique, qui montre au spectateur la carrière amoureuse de Natasha Rostova, de l’éveil à l’amour au consentement ambigu au stupre et à la dépravation que lui propose Anatole Kouraguine. Dans ce cadre, Natasha est une proie, un objet d’amusement et de dérision, poussée insidieusement vers son autodestruction, saisissant final du jeu pervers auquel se livrent les hommes avec la complicité des femmes où l’on voit Natasha se mutiler en marchant sur des éclats de verre. Dans ce dispositif, l’évolution des sentiments de Natasha n’est pas le résultat des intermittences du cœur, mais la conséquence de la vulgarité des hommes et de l’envie des femmes. On perd ainsi la diversité des états psychologiques, la dimension romanesque et la poésie du livret, au profit d’une dissection du vice au scalpel. Pourtant, l’agacement de voir une nouvelle mise en scène de la décadence bourgeoise est contenu par l’immense savoir-faire scénographique du metteur en scène et de son équipe : on découvre ainsi le superbe potentiel visuel des bâches en plastique transparent, entre illusion spectrale et amplification du mouvement, et l’usage des cartons à pizza comme réflecteur de lumière. La direction d’acteurs au cordeau permet en outre de conserver une justesse de ton malgré le caractère appuyé de l’étude de mœurs.

La seconde partie, qui met en scène les épisodes de guerre, voit la désintégration de cette bourgeoisie sous l’œil impavide du chœur habillé en touristes (de masse) et tenant lieu de mur du fond alors que le décor du salon a explosé. Cette fois-ci on s’approche d’images de guerre et de destruction, soulignant le grotesque des combattants en lutte contre eux-mêmes. En contrepoint, le général Koutouzov vient s’asseoir sur le côté de la scène, tout de blanc vêtu, disputant une partie d’échec contre lui-même. Fantôme incarnant une rectitude morale inatteignable, il rallie le peuple à sa cause dans un projet de pureté certes triomphant mais peu rassurant. Moins enfermée dans un cadre déterminé, cette seconde partie convainc plus facilement, à la mesure de l’émotion qu’elle laisse éclore. La folie et la bestialité auxquelles l’ivresse festive mène, ressemblent à s’y méprendre aux ravages de la guerre.

Distribuer un tel opéra est un défi tant les rôles sont nombreux et chaque intervention, même les plus concises, participe à colorer l’opéra. La plateau réuni se hisse très haut, tant par les moyens vocaux que par l’incarnation des personnages. Tous méritent des éloges, et l’on distinguera – en commettant nécessairement des injustices – le Koutouzov impérial de Dmitry Ulyanov, le Platon Karataïev doucement illuminé d’Alexander Kravets, le beau mezzo de Lena Belkina (Sonia), la très touchante Princesse Maria de Liene Kinca, magistrale dans son sermon et son pardon à Natasha, ou encore le Napoléon belliqueux et dépité d’Alexey Lavrov. Du côté des solistes principaux, Ruzan Mantashyan domine le personnage de Natasha grâce à la variété de couleurs qu’elle insuffle à son chant de très haute volée et à un investissement scénique qui ne faiblit jamais. Phrasé ductile et timbre charnu, la chanteuse multiplie les séductions vocales sans ostentation. À ses côtés, Björn Bürger est un Andreï Bolkonski juvénile, dont la conduite du chant séduit immédiatement, et qui devient bouleversant dans la scène de délire et d’agonie du personnage. Tous deux ont assimilé le lyrisme particulier de Prokofiev, où les éclats sont rares et la mélodie pourtant permanente. Le ténor Daniel Johansson campe le personnage de Pierre Besoukhov avec une sincérité déchirante, touchant aussi bien dans ses aveux à Natasha que dans ses velléités idéalistes d’assassiner Napoléon pour mettre fin au cauchemar de l’Europe. Enfin, son épouse volage et manipulatrice est interprétée avec le soupçon de vulgarité nécessaire par Elena Maximova.

Les chœurs, préparés avec brio par Alan Woodbridge, parachèvent le tour de force vocal et insufflent une dimension épique que les choix de mise en scène ont placée en retrait. En fosse, Alejo Pérez est aux commandes d’un orchestre de la Suisse Romande en forme superlative. Le chef réalise un sans-faute par sa maîtrise de l’architecture de l’œuvre, tant dans la structure générale que dans les moindres détails. Il ménage ainsi les tensions sur le long terme, préparant très en amont les moments de déchaînements, tout en ciselant chaque scène. Le raffinement de sa lecture se situe dans sa capacité à caractériser avec précision un moment fugitif sans que l’énergie théâtrale en pâtisse.

Incontestable réussite musicale, le spectacle emporte l’adhésion car, malgré la complexité et le foisonnement de la mise en scène, l’émotion perce et touche.

Guerre et Paix selon Calixto Bieito – Rentrez en paix

Vincent Borel – ConcertClassic.com – 16 septembre 2021

source: https://www.concertclassic.com/article/guerre-et-paix-de-prokofiev-selon-calixt…

 

Tonitruant début de saison au Grand Théâtre avec Guerre et Paix, le monstre lyrique de Prokofiev. Vingt-huit protagonistes, un chœur et un orchestre dignes d’un film d’Eisenstein, tout est démesuré dans cette lecture du roman non moins monstrueux de Tolstoï, adapté à grands coups de sabre par le compositeur lui-même. Adoubé à l’Opéra des Flandres par Aviel Chan, le nouveau directeur du Grand Théâtre, le jeune Alejo Pérez électrise l’exaltante partition où rutilent les cuivres de l’Orchestre de la Suisse romande. Les masses chorales emplissent avec bonheur l’espace sonore durant un final très Chœur de l’Armée Rouge.
On est conquis par l’aura christique du baryton Björn Bürger, dont l’André à quelque chose de Golaud. Le Pierre du ténor Daniel Johansson possède le métal et l’endurance aisée du grand wagnérien. La Natacha de Ruzan Mantashyan fait preuve d’une présence irradiante, tout comme ses aristocratiques acolytes, Lena Belkina  et Liene Kinca, respectivement Sonia et Maria. Mention particulière pour le cinglant Kouragine d’Ales Briscein, ténor caustique entre Loge et Hermann. Quant au Général Koutouzov de Dmitry Ulyanov, son monologue façon Philippe II, médiation schopenhauerienne sur le pouvoir remporte un succès mérité.

La dernière fois que nous vîmes cette œuvre étonnante, ce fut à Bastille dans la mise en scène cinématographique de Francesca Zambello, en 2000. Calixto Bieito, en tant qu’ancien de La Fura dels Baus, ne pouvait se contenter d’une vision aussi littérale. Dans le décor d’un salon rococo moscovite, rouge, or et blanc, la foule aristocratique attend sous blister de naître au chant et à l’histoire. Excitante idée qui semble devoir faire sens. Hélas le Catalan peine à caractériser ses personnages, de sorte qu’il vaut mieux avoir potassé son Tolstoï pour discerner qui fait quoi sur le plateau surchargé de corps et d’artefacts incongrus. Les belles intentions du début de l’acte 1 se diluent.

 On se demande pourquoi ces dames ôtent leurs bas pour se les mettre sur la tête, à quoi rime la livraison de boîtes à pizza ainsi que le slip maculé du pauvre Platon. Sans même parler de la valse façon chorée de Huntington… Et le chœur guerrier devait-il être entonné par la même foule, cette fois en Versace et lunettes Sonia Rykiel ?

Soyons honnêtes, rien de tout cela ne nous aurait dérangé si l’on avait pu saisir le sens narratif d’une production qui pourtant ne manque pas de belles images, ce que le public a apprécié. On en devient d’autant plus impatient de voir ce que Dimitri Tcherniakov, présent dans la salle genevoise, fera très prochainement de cet opus qui réclame davantage de pertinence que de clinquant.

« Guerre et Paix » : bataille des esprits

Christian Merlin – Le Figaro – 16 septembre 2021

source: https://www.lefigaro.fr/musique/avec-guerre-et-paix-calixto-bieito-ouvre-la-bat…

Au Grand théâtre de Genève, Calixto Bieito a choisi de mettre en scène l’opéra de Prokoviev de manière intimiste plutôt que de présenter une grande fresque.

Avant de devoir renoncer à certains de ses projets les plus ambitieux, Aviel Cahn avait commencé un mandat plus que prometteur à la tête du Grand Théâtre de Genève, ouvrant la voie à un nouveau souffle pour la principale scène lyrique de Suisse romande. Cette fois, on peut reprendre le fil ! Public, orchestre et chœurs reviennent au complet, avec l’un des ouvrages les plus écrasants du répertoire : Guerre et Paix, l’opéra que Prokofiev a tiré du roman-fleuve de Tolstoï. Avec 28 chanteurs se partageant 47 rôles (du moins dans la version jouée à Genève), sans parler du chœur, tout était réuni pour réaliser une fresque à la Cecil B. DeMille, comme l’avait fait jadis Francesca Zambello dans une des productions les plus réussies de l’Opéra-Bastille. Le tour de force de Calixto Bieito aura été d’en faire un spectacle intimiste.

Réputé pour sa relecture des classiques, parfois provocante, souvent pertinente, le metteur en scène espagnol part de deux postulats : la guerre fait déjà rage dans la partie censée illustrer la paix, et elle le fait dans les esprits bien plus que dans la réalité. Voici donc une société aristocratique frelatée, confinée dans le luxueux salon d’un palais d’hiver (décor : Rebecca Ringst), livrée à ses névroses et à ses obsessions.

 Distribution très homogène
Dans la première partie, Natacha semble être la seule à exister, comme si elle revivait ou imaginait des situations qui la conduisent à sa perte. On n’oubliera pas la fabuleuse présence de la soprano Ruzan Mantashyan, voix ardente et jeu habité, omniprésente en scène une heure trois quarts durant. Forte et fragile, elle semble inventer l’action à mesure qu’elle s’écrit.
Le chœur est relégué à chaque côté de cette boîte qui se disloquera dans la seconde partie.
Point de bataille de Borodino ici, si ce n’est dans les esprits perturbés d’une société figée (et même bâchée, en l’occurrence), où l’on se prend pour Napoléon en courant vers l’autodestruction. Comme toujours, chez Bieito, la direction d’acteurs est impressionnante de vérité, le prix à payer étant l’absence d’identité de personnages devenus interchangeables, comme une galerie de fantômes.
D’une distribution très homogène émergent le noble cantabile du baryton Björn Bürger en Prince Andreï, le ténor mordant d’Ales Briscein en Kouraguine, la basse enveloppante de Dmitry Ulyanov en Maréchal Koutouzov, davantage que le chant monochrome et trop peu expressif du ténor Daniel Johansson en Pierre Bezoukhov. Familier du répertoire russe, le chef argentin Alejo Pérez a le mérite d’apporter continuité lyrique et cohérence musicale à ces tableaux séparés, cherchant l’unité plus que les contrastes. L’Orchestre de la Suisse romande l’y aide par la clarté de ses cordes et la précision de ses cuivres (quel tuba !).
Là encore, un prix à payer : on aimerait parfois plus d’arêtes et de tranchant. Le Chœur du Grand Théâtre a plaisir à donner toute sa puissance (au risque de saturer !), comme pour mieux souligner combien cette glorification de la grandeur russe sonne faux dans ce contexte d’écroulement.

Totems et tabous

David Verdier – Altamusica.com – 13 septembre 2021

source: http://www.altamusica.com/concerts/document.php?action=MoreDocument&DocRef=6807…

Pour sa première scénique suisse, Guerre et Paix de Prokofiev est confié à Calixto Bieito dont la vision violente transfigure un ouvrage donné dans sa version complète en 13 actes. Alejo Pérez porte à ébullition un Orchestre de la Suisse Romande et un plateau pléthorique dominé par la Natacha de Ruzan Mantashyan et le jeune Björn Bürger en Andreï.

 La saison genevoise 2021-2022 ouvre avec le monumental et épique Guerre et Paix de Prokofiev. Sous le mandat d'Aviel Cahn, Calixto Bieito était régulièrement invité à l'Opéra des Flandres. En renouvelant sa fidélité au metteur en scène espagnol, le nouveau directeur du Grand Théâtre fait coup double avec un ouvrage à la dimension d'un talent dramatique hors norme et l'occasion de faire découvrir son travail au public suisse.

 Bieito et sa scénographe Rebecca Ringst font le choix d'un décor unique pour offrir une forme de continuité à un livret qui peine parfois à rendre la dimension et la multiplicité de la trame romanesque de Tolstoï. L'action se déroule entre ces hauts murs rouges et blancs couverts de velours et de décors rocaille, avec des atlantes soutenant un plafond richement orné – dans la plus pure tradition des palais impériaux russes et des scénographies carton-pâte.

 Ce décor en trompe-l'œil se révèle dès la première scène, avec une aristocratie que Bieito montre sous des bâches plastiques comme un mobilier social asphyxié par ses scrupules, tandis que le couple Natacha-Andreï déchire le voile pour chanter son amour. Ce lieu unique est celui de l'enfermement et de l'agonie d'une société placée en miroir de celle décrite par Buñuel dans L'Ange exterminateur. En effaçant les transitions entre les scènes et les rôles, Bieito dynamise une action où la guerre est avant tout une lutte interne et psychologique.

 La trame historique n'est pas prédominante dans la mesure où ni la campagne de Russie de Napoléon (ou le parallèle avec l'invasion de l'URSS par l’Allemagne nazie en 1941) ne sont littéralement mis en scène. La seconde partie montre la guerre par des amoncellements de meubles et des parois disloquées. L'attention converge vers le personnage de Natacha, victime expiatoire et proie que se disputent une longue liste de prétendants saisis dans ce huis-clos étouffant et cruel. La conclusion achoppe musicalement sur la très stalinienne ode au Général Koutouzov, que Bieito imagine en Dieu jouant aux échecs, avec une masse chorale uniforme et l'allusion ambiguë à un peuple de sauterelles, nouveau fléau ou métaphore du bouillonnement vital.

Les quelque 66 rôles chantés bénéficient d'une distribution prestigieuse, dominée par Ruzan Mantashyan, Natasha Rostova à la ligne très déliée et sonore. Le jeune Björn Bürger brille également en Prince Andreï Bolkonski face à Daniel Johansson, idéal d'impact et de projection en Comte Pierre Besoukhov. Dmitry Ulyanov incarne la fermeté et l'autorité du Général Koutouzov, tandis que le Prince Nikolaï Bolkonski est confié au timbre abyssal d'Alexey Tikhomirov, et la Princesse Maria Bolkonski aux interventions très contrastées de Liene Kinča. Seul le Napoléon Bonaparte d'Alexey Lavrov pourra sembler gêné aux entournures par une surface vocale assez neutre.

 

Augmenté d'un grand nombre de choristes supplémentaires, le Chœur du Grand Théâtre de Genève trouve en seconde partie l'occasion de faire entendre une puissance que la séparation jardin-cour limitait avant l’entracte. Le chef d’orchestre argentin Alejo Pérez distille également des accents épiques et fougueux dans le développement de la première partie et dans les scènes de guerre, hissant l'Orchestre de la Suisse Romande à des hauteurs expressives qui jouent avec la rutilance des timbres et l'énergie des lignes mélodiques.

Guerre et Paix « déconté » au Grand Théâtre de Genève

Thibault Vicq – Opera-Online.com - 13 septembre 2021

source: https://www.opera-online.com/fr/columns/thibaultv/guerre-et-paix-deconte-au-gra…

 

À l’origine, il y avait Guerre et Paix, le roman monument de Tostoï, couvrant une action de 1805 à 1820 sur fond de guerres napoléoniennes. Puis arriva Guerre et Paix, l’opéra bloc en treize tableaux que Prokofiev et sa seconde épouse Mira Mendelssohn (au livret) ont finalisé en douze ans, la faute à la censure soviétique un peu susceptible et mégalomane… Un emblème national de la littérature au service du rayonnement musical de l’URSS, c’était précisément ce que souhaitaient les instances politiques tatillonnes, surtout suite à l’invasion des forces ennemies durant la Seconde guerre mondiale. Le deuxième acte rend compte de la résistance acharnée et de l’héroïque résilience du peuple russe, dues au génie du chef des armées. Tout un programme ! Prokofiev, qui travaillait sur des musiques de films d’Eisenstein en parallèle, était bien dans le thème. Le pouvoir politique avait de quoi être satisfait de son outil musical de propagande ; toutefois, ni Prokofiev ni Staline (morts le même jour) ne l’entendront de leur vivant en intégralité.

 Ça dépote donc au Grand Théâtre de Genève en ce début de saison pour la première suisse de Guerre et Paix, dans une version qui n’a évidemment rien à voir avec celle, plus « classique », à laquelle nous avions assisté à Saint-Pétersbourg il y a cinq ans ! Ni la paix de la première partie, ni la guerre de la seconde, ne sont illustrées littéralement par le metteur en scène Calixto Bieito, car comme nous pouvons le lire dans les fumeuses notes d’intention de sa dramaturge, la plus grande guerre est intérieure : les personnes « se débattent avec l’énigme de leur humanité », et « l’homme est un loup pour l’homme »... Dans le décor unique très réussi (Rebecca Ringst) du boudoir de Maria Alexandrovna au Palais d’hiver à Saint-Pétersbourg, les personnages évoluent en vase clos, dans une fête où les individualités disparaissent au profit du tableau général d’une aristocratie loin des réalités. Le metteur en scène ne conçoit qu’avec le collectif, dont il sait très bien par ailleurs gérer les mouvements, mais nous lui reprochons justement de supprimer l’essence narrative de l’œuvre en en « collectivisant » – Guerre et Paix porte des stigmates soviétiques, après tout – tous les aspects romanesques. La petite et la grande histoire sont aplanies en une réalité unique car ces personnages sont vidés de leur substance de personnages. Ce qu’ils ont vécu avant n’a aucune importance ; ce qu’ils vont devenir, non plus. Ils continueront à se prendre pour d’autres, à monter et détruire des maquettes du Bolchoï, à jouer à la guerre en costumes de Terminator faits de boîtes à pizzas, à escalader les murs, à casser des verres ou à éclater des ballons de baudruche. Andreï et Natacha ne s’aiment pas, ils se kiffent. L’ardeur du roman ne transparaît pas plus loin qu’un satisfaisant souvenir de date. Dans la soirée, Napoléon est juste l’invité le plus défoncé. La construction d’une nouvelle société après la guerre meurtrière rate enfin le tournant de sa conversion scénique : les néons et la salle blanche pour un peuple qui n’a pas pris le temps de comprendre son passé, ne nous demandez pas pourquoi…

 Les magnifiques éclairages de Michael Bauer auraient pu mettre l’accent sur certains protagonistes, ou clarifier certaines intentions, or Calixto Bieito pense davantage à meubler qu’à raconter. Ce n’est pas seulement la compréhension de l’œuvre qui en prend un sacré coup, mais plus problématique, l’intérêt qu’elle suscite. Et c’est peut-être pour suivre les intentions de Bieito que le chef Alejo Pérez fait demeurer l’Orchestre de la Suisse Romande – pourtant très en forme – en surface. Sa direction sage et neutre ne laisse que peu respirer les instrumentistes et se résume à une stricte mise en place de la partition, les nuances en moins. Les contrastes apparaîtront cependant plus nombreux dans les parties pompières du II – enfin les chœurs titanesques qu’on nous avait promis, défendus par un magnifique Chœur du Grand Théâtre de Genève, à la poigne de feu !

Au-delà d’un jeu d’acteur engagé, la distribution défend heureusement cet opéra becs et ongles. Au centre de l’intrigue, le méthodique Björn Bürger campe un admirable Andreï plein de fraîcheur, et Ruzan Mantashyan fait une Natacha au riche pantone de couleurs et d’énergie musicales. L’insubmersible et pénétrant Général Koutouzov de Dmitry Ulyanov, ainsi que le Napoléon grandiose de Alexey Lavrov représentent le pouvoir militaire avec panache. La clarté d’Aleš Briscein et l’élégante sincérité de Daniel Johansson assoient efficacement la crédibilité des prétendants de Natacha. La malicieuse Elena Maximova livre une prestation pleine d’esprit, l’audacieuse Natascha Petrinsky expérimente avec brio une multitude de phrasés. Si Lena Belkina manque de définition dans les lignes, Eric Halfvarson a la voix de l’expérience, et Alexander Kravets s’avère très inspirant.

Au Grand Théâtre, une guerre sans paix

Rocco Zacheo - Tribune de Genève – 14 septembre 2021

source: https://www.tdg.ch/au-grand-theatre-une-guerre-sans-paix-178531652278

Servi par la mise en scène tendue et tellurique de Calixto Bieito, mais aussi par une fosse et une distribution de toute beauté, l’ouvrage imposant de Prokofiev éblouit à Genève.

 On pourrait se demander quel autre ouvrage littéraire par-delà «Guerre et paix» croise avec autant de naturel les menus destins de personnages fictionnels avec les vagues dévastatrices de l’histoire. Sur ce socle puissant qui touche à la fois petits cercles de la société et devenir des nations, Léon Tolstoï a bâti le monument que l’on sait. Genève en retrouve ces jours-ci les traits et les intrigues, du moins en partie, par l’entremise de Sergueï Prokofiev, dont l’adaptation lyrique du roman s’avère aussi imposante que la matrice originale. De sorte qu’il est aujourd’hui rare de croiser son ouvrage dans les salles tant les contraintes qu’il impose rebutent directeurs de maisons et mélomanes. C’est donc avec une bonne dose de témérité que le Grand Théâtre s’est tourné vers l’objet encombrant – plus de 70 personnages, quatre heures de musique… – pour inaugurer sa saison.

 Une société en asphyxie
Encore fallait-il une figure puissante pour mener à bien l’aventure, et l’Espagnol Calixto Bieito, qui signe la mise en scène de cette nouvelle production, en est certainement une. Avec sa griffe radicale, son approche sans concession qui met volontiers à nu misères et naufrages humains, l’artiste a créé parfois la polémique, mais il s’est forgé surtout la réputation d’iconoclaste visionnaire et d’excellent directeur de jeu. À l’heure du lever de rideau, lundi soir, on a vite retrouvé ces quelques traits distinctifs. Dans un vaste salon paré de dorures, de fauteuils et de murs en satin, un cercle déconnecté de la réalité, celui de la haute société tsariste, surgit lentement d’un état d’apathie. Ou mieux, d’une posture qui le mène lentement vers l’asphyxie, provoquée par ces larges bandes de plastique opaque qui enveloppent chacun. Des mains fébriles s’emploient à libérer les corps, et des bouches s’ouvrent grand en quête d’oxygène, dans des déformations qui nous renvoient à Edvard Munch et à Francis Bacon. Les mots surgissent alors, et c’est tout un monde qui se déploie enfin.
De quoi est-il fait? De guerres intérieures, d’un mal de vivre qui ne fait que grandir au cours de cette première partie faussement placée sous le signe de la paix. Au centre du malheur, l’amour instable entre Natacha et le prince Andreï, perturbé par l’apparition d’Anatole. Les trahisons et le désespoir qui en découle alimentent le spectacle d’une déchéance lente et inexorable, consommée sous les yeux des convives. Et sous ceux des spectateurs, qui ne peuvent qu’admirer les beaux mouvements d’ensembles de la petite foule – des chorégraphies traduisant tantôt l’angoisse collective, tantôt une exaltation frôlant l’hystérie – et surtout l’incarnation ciselée de chaque personnage. Le fil dramaturgique garde une tension constante, tenu par des coupes judicieuses dans le livret et par la disparition pure et simple de petites figures chargeant la narration.

 Sur le front vocal, on peine à trouver des déconvenues dans une distribution qui affiche par là un niveau d’excellence et d’homogénéité rares. On est conquis tout particulièrement par la puissance expressive de Ruzan Mantashyan, une Natacha irrésistible, qui traduit, d’une voix au timbre clair et à l’aigu aisé, les états d’âme d’un personnage qui va glisser d’une innocente joie juvénile vers une tristesse sourde et insondable. Björn Bürger est un prince Andreï tout aussi convaincant – ah, ces traits hallucinés qui semblent sortir d’un tableau de Goya –, et on ajoute à la liste Daniel Johansson en Pierre Bézoukhov, Ales Briscein en Anatole Kouraguine. La paix introuvable de ces âmes tourmentées nous accompagne ainsi dans un décor qui surprend par son immobilité. Mais le final de cette première partie, durant lequel le mobilier s’amoncelle vers la fosse pour former une barricade, annonce d’autres catastrophes.

 Dislocation des décors
L’apparition de Napoléon (un convaincant Alexey Lavrov) et de son armée en donnera les dimensions. Car dans ce second volet, la destruction progressive d’un monde et d’un ordre social perçus comme immuables imprègne en profondeur les destins des protagonistes et les lieux du drame. Tout file alors vers la ruine, dans un mouvement symbolisé par la dislocation ingénieuse des décors: parois et plafond du salon se démembrent et s’inclinent tandis que de nombreux protagonistes se meurent ou glissent vers des états de psychose. Et le chœur à la gloire de la Russie qui clôt l’ouvrage ne fait que renforcer la puissance de la catastrophe qui vient de se matérialiser.
Ce voyage parmi les belligérants doit donc sa puissance à un renversement de perspectives, qui place les tourments intimes au-dessus de la bataille. Il doit beaucoup aussi à un Chœur du Grand Théâtre impressionnant de puissance et de précision et à un Orchestre de la Suisse romande qui, sous la baguette alerte d’Alejo Pérez, s’est affiché sous sa meilleure forme.

Война и мир | Guerre et paix

Irma Foletti – Anaclase.com - 13 septembre 2021

source: http://www.anaclase.com/chroniques/%D0%B2%D0%BE%D0%B9%D0%BD%D0%B0-%D0%B8-%D0%BC…

 

Opéra monumental de Prokofiev, Guerre et paix fait son entrée au répertoire du Grand Théâtre de Genève. Calixto Bieito réalise une nouvelle production qui s’ouvre sur une vaste salle d’un intérieur bourgeois, avec lustre, tentures rouges et dorures, reconstituée d’après certaines pièces du palais de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg. Cette scénographie fut confiée aux soins de Rebecca Ringst. Le ton est donné dès le démarrage : dans le fond, une fausse glace diffuse à vitesse ralentie les images vidéo d’un accouchement. Les personnages, assis ou allongés sous des feuilles plastique transparentes, sortant de leur chrysalide comme des fantômes qui se réveillent ou des papillons ; chacun déchire son emballage, en commençant par la bouche pour pouvoir chanter. Le prince Andreï s’enduit les bras et le torse de terre et Natacha se donne des coups de poings dans le ventre. On pense d’abord à une grossesse non désirée, ce qui pourrait faire le lien avec le petit film initial, mais bientôt tous les protagonistes, décapotés, s’infligent les mêmes coups, un peu partout sur le corps. Ces gestes font office de chorégraphie au cours du bal, une ambiance Bal des vampires (Roman Polanski, The fearless vampire killers, 1967) sous les lumières rouges réglées par Michael Bauer. La tendance sado-maso est rapidement confirmée par de nombreux actes de violence gratuite, mâtinée de voyeurisme. C’est d’abord le père d’Andreï qui traîne sa fille à terre, habillée comme une gouvernante, les costumes étant à la charge d’Ingo Krügler. Pendant ce tableau où Natacha et son père viennent se présenter au prince Nikolaï Bolkonski, son fils Andreï est vraiment peu concerné, s’essayant à l’escalade sur plusieurs parois de la salle ou marchant en équilibre sur les accoudoirs des divans. Natacha subit aussi des humiliations répétées : Anatole Kouraguine l’étrangle en musique, des hommes la caressent avec cynisme, puis la jeune fille, pieds en sang, marche sur du verre cassé, sous les rires et sourires de l’assistance.

Dans ce décor unique opprimant, on comprend bien que cette société est en totale déliquescence. Mais tout est question de dosage, il faut avouer que l’agitation permanente peut perturber l’attention si l’on veut ne pas perdre le fil de l’intrigue, déjà passablement compliquée avec ses multiples personnages. Lorsqu’on amène des ballons gonflables, tout cet aréopage s’amuse à les faire décoller – certains éclatent d’ailleurs –, puis ce sont les boîtes à pizza qui sont livrées sur le plateau… Dans ces conditions, la scène de l’enlèvement raté de Natacha passe complètement inaperçue et peu détectable pour qui ne connaît pas le livret. La fin de la première partie La paix prépare la seconde, lorsque les convives renversent canapés et fauteuils pour former une barricade de velours rouge.

Après l’entrée en scène, pour partie pendant l’entracte, de chaque choriste par un trou fumant au travers de la paroi qui a été repoussée en fond de plateau, La guerre s’ouvre par un formidable souffle musical et vocal où les forces chorales genevoises donnent toute leur puissance, sur ces premières mesures. La boîte-décor continue de se déconstruire au fil de cette partie, murs et plafonds ondulant un peu avant de se figer. Femmes et hommes se confectionnent des armures et des armes avec l’intérieur argenté des boîtes à pizza. Le peuple russe victorieux apparaît plus tard comme un groupe de touristes aux tenues colorées et à lunettes de soleil. Cet éclatement de l’espace et de l’action colle finalement au chaos et à la folie de la guerre. On pense même à un cataclysme nucléaire ou bactériologique à la vue des personnages tout de blanc vêtus au final, tenant chacun en mains un néon vert.

On sait que l’œuvre contient un très grand nombre de rôles. Vingt-huit chanteurs sont distribués à Genève, certains cumulant plusieurs emplois. Intervenant du début à la fin, le baryton allemand Björn Bürger (Andreï) réalise une formidable performance. Le grave séduit et possède de la substance, tandis que les nombreuses extensions vers l’aigu restent maîtrisées. Principalement sollicitée en première partie, Ruzan Mantashyan compose une Natacha de chair et de sang, tout en déployant un timbre sonore et toujours musical. Du côté des ténors, Daniel Johansson incarne un Pierre Bezoukhov porté sur la bouteille, d’abord longtemps assis à terre, la voix portant dans l’aigu suivant un style justement empreint de tristesse, tandis qu’Aleš Briscein est un Anatole Kouraguine redoutablement pervers, à l’aigu éclatant et plutôt métallique. Alexander Kravets, l’autre ténor, s’invite en fin de seconde partie pour jouer un très touchant Platon Karataïev, immobile, dans un total dénuement, en slip fort sale, mains jointes et le regard absent.

Les basses sont parmi les meilleures rassemblées sur cette scène, toutes trois étant dotées d’un impressionnant creux dans le grave : le vétéran Eric Halfvarson (comte Rostov), Alexeï Tikhomirov qui cumule les deux rôles de Nikolaï Bolkonski et du général Béliard, enfin Dmitri Ulyanov, magnifique Koutouzov, maréchal seul face à son échiquier pour établir la stratégie guerrière. Il faut citer aussi, en catégorie baryton, le Napoléon qui se barbouille le visage de rose à lèvres d’Alexeï Lavrov et la voix plus robuste d’Alexander Roslavets en Denissov. Pour ce qui concerne la tessiture de mezzo-soprano, c’est Natascha Petrinsky (Maria Dmitrievna Akhrossimova, Mavra Kouzminichna) qui émet les graves les plus profonds, parfois à la limite de l’alto. Lena Belkina (Sonia Rostova) et Elena Maximova (Hélène Bezoukhova) font elles aussi entendre de beaux instruments.

Au pupitre de l’Orchestre de la Suisse romande, Alejo Pérez assure une coordination sans failles, tâche parfois peu aisée dans cette mise en scène. On sait le musicien argentin spécialiste du XXe siècle et cette œuvre lui correspond plutôt idéalement – à Rome, il a dirigé L’ange de feu de Prokofiev il n’y a guère longtemps . De la fosse se dégage une puissance naturelle, mais sans exagération dans les décibels. Le chef veille constamment à ne pas couvrir les voix, et produit de beaux effets, en seconde partie notamment, lorsque les cordes répondent aux bombardements. Un petit bémol est à apporter à cette belle soirée de première, car le public est loin d’être venu en masse… espérons que la salle sera plus garnie lors des représentations suivantes !

Guerre et Paix : colossal opéra de chambre à Genève

Damien Dutilleul – Olyrix.com - 14 septembre 2021

source: https://www.olyrix.com/articles/production/5070/guerre-et-paix-opera-prokofiev-…

Le Grand Théâtre de Genève relève le défi de présenter malgré les contraintes sanitaires en vigueur "La Guerre et la Paix" de Prokofiev, opus démesuré requérant 180 artistes dont près d’une trentaine de solistes

 Comme à son habitude, le metteur en scène Calixto Bieito livre une vision très originale, de La Guerre et la Paix qui connaît à cette occasion sa création suisse. Ici, point de russes combattant les envahisseurs français, mais une guerre de chacun contre tous. Si le livret sépare bien la paix (première partie) et la guerre (seconde partie), l’animosité est ici constante, la violence est chez chacun, à tout moment. C’est une guerre individualiste qui est décrite, nourrie par l’ambition, le matérialisme (d'où les boîtes de pizza), le voyeurisme et une sorte de relativisme qui autorise les personnages de l’œuvre à s’amuser du cruel destin de la jeune Natasha, qui s’écrit sous leurs yeux. Le malheur des autres n’est qu’un jeu (d’où les épées en carton). En effet, la scénographie unique de Rebecca Ringst, reproduction du riche boudoir du Palais d’Hiver de Saint-Pétersbourg, montre un lieu de fête, mais aussi de dépravation, où tous les protagonistes restent observer les déboires des autres personnages : point de scènes intimes dans cette mise en scène, où le mouvement perpétuel des chorégraphies épileptiques (reflet des psychoses des protagonistes) de tous les observateurs finit par oppresser le spectateur.

 De manière plus générale, cette mise en scène oblige le public à un important effort pour suivre cette fresque rarement donnée et ses 80 personnages. Mieux vaut arriver en ayant lu attentivement l’argument pour ne point être perdu : ici, pas de repères de costume ou de décor, des personnages présents sur scène alors qu'ils sont sensés être absents dans le livret, et de nombreuses sollicitations vidéo (un accouchement, un ours qui court, des visages hurlants, des mantes religieuses) qui détournent l'attention de l'histoire et de la musique. Ce parti-pris n’est pas non plus sans conséquence dramaturgique. Napoléon n’est pas ici le redoutable empereur, antagoniste puissant qui stimule les peurs, mais un personnage se prenant pour le monarque, un fou ridicule se barbouillant de rouge à lèvres. L’exécution des opposants, puis celle de Platon, moments les plus poignants de l’œuvre, semblent être des jeux et passent ici inaperçus, la peur et la souffrance n’étant pas visibles. Seul le personnage de Bezoukhov reste finalement humain, et donc touchant.

 Malgré une direction précise (notamment dans les scènes de chœur, impeccablement en place et à l’impressionnante unité sonore) d’Alejo Pérez et un orchestre capable de moments d’un grand lyrisme, la musique de Prokofiev, alternativement flamboyante, poétique, puissante, mélancolique, dansante ou pathétique, perd de sa richesse, les différentes ambiances peintes dans la partition se noyant dans le continuum visuel de la mise en scène.

 Le plateau vocal, pourtant composé de 28 solistes, est quant à lui d’une grande homogénéité, et l’énergie déployée par chacun (même les plus petits rôles étant présents en scène une grande partie du spectacle), notamment dans les chorégraphies frénétiques, démontre le total investissement des chanteurs. Dans cette qualité vocale globale, Ruzan Mantashyan, interprète de la jeune Natasha, ressort pourtant. Son timbre fruité au drapé velouté depuis des médiums luxuriants jusqu’à des aigus émis avec une apparente facilité, même dans les moments de grande exaltation, dispose d’un vibrato vif et léger dans un phrasé d'une belle noblesse. 

Face à elle, Björn Bürger est un Prince Andrei à la fois fougueux et rêveur, dont le grain sombre mais riche se projette dans de belles lignes, parfois hachées par un souffle un peu court. En Bezoukhov, Daniel Johansson se distingue également. Si la voix paraît d’abord un peu terne, elle se chauffe rapidement et trouve sa puissance et sa brillance, alors que le personnage parvient à se rendre attendrissant grâce à la sensibilité de son interprète. Les passages de registres sont certes heurtés, mais la voix est bien assise, permettant de grandes phrases lyriques.

Dmitry Ulyanov campe le Maréchal Koutouzov, leader des armées russes. Il dispose d’une voix profonde et large aux résonances épanouies et au vibrato distingué. Maîtrisant parfaitement le style russe, il offre des extrêmes graves lumineux et une prosodie claquante. Son antagoniste, Napoléon, est interprété par Alexey Lavrov au timbre rugueux et grave, joliment vibré. Si le personnage perd définitivement la bataille face aux russes, le chanteur perd parfois celle face à l’orchestre qui tend à le couvrir.

Présent in loco dans L’Affaire Makropoulos l’an passé, Ales Briscein est cette fois Anatole, séducteur sans scrupule qui perdra Natasha. Sa voix de ténor est puissante et claire et son phrasé bondissant et exalté. Sa sœur, la Comtesse Hélène, est interprétée par Elena Maximova à la ligne lyrique et séductrice, mais au timbre légèrement métallique. Ses graves larges et profonds sont notamment d’un bel effet. Dolokhov, ami d’Anatole interprété par Alexey Shishlyaev, est doté d’une voix mate et d’une ligne dansante posant de légers problèmes de justesse, quand la Matriocha de Marta Fontanals-Simmons dispose de beaux graves vibrants, lui restant toutefois dans la gorge.

 Les familles des deux protagonistes principaux sont composées du père d’Andrei, le Prince Nikolai interprété par Alexey Tikhomirov, basse puissante et profonde au timbre agréable bien que le personnage soit antipathique. Sa sœur, la Princesse Maria prend la voix de Liene Kinča au timbre épais, dont le médium est légèrement voilé, mais dont la voix est plus épanouie dans l’aigu ou dans des graves de braise. Le père de Natasha se cache quant à lui derrière la barbe blanche d’Eric Halfvarson aux beaux graves ronds et ardents, profonds et résonnants. Enfin, sa cousine Sonia est ici chantée par Lena Belkina aux graves chauds et au vibrato régulier et rapide.

Alexander Roslavets en Denisov émet une voix profonde dont la couverture retient les résonances ce qui n’empêche nullement son timbre de se parer de belles couleurs. En Platon, Alexander Kravets est doté pour seul costume d’un slip souillé rappelant celui échu aux Roi Lear par le même Calixto Bieito. Sa voix est d’une grande luminosité, seyant au personnage. Natascha Petrinsky (Mavra et Akhrosimova) laisse entendre un mezzo-soprano au métal saillant, voix maternelle tantôt tendre mais parfois autoritaire. Gwendoline Blondeel (Peronskaïa et Dunyasha) offre une voix fine et scandée.

Michael J. Scott (Ivanov, L'Hôte du bal) dispose d’une voix ronde au ténor lumineux, et d’une projection éclatante. Anas Séguin (les résistants Matveyev et Tikhon) dispose d’une voix sourde et d’un timbre ténébreux. Jaime Caicompai (Aide de camp du Général Compans) dispose d’un ténor clair et chantant, à la scansion rapide et rythmée. Alexei Botnarciuc (Maréchaux Davout et Berthier) fait montre d’une voix large émise depuis les tréfonds de la poitrine, et d’un souffle long. Rémi Garin (L'Abbé français et de Beausset) offre quant à lui un ténor à la ligne soignée.

La distribution est notamment complétée du ténor perché de Julien Henric (Un Laquais, Aide de camp de Koutouzov), des médiums slaves, riches et résonnants de Victoria Martynenko (La Camériste des Bolkonski), de la prosodie percussive et de la voix grave et opaque de Jerzy Butryn (Officier français, Aide de camp de Napoléon, Chambellan des Bolkonski) ou encore de la voix trop couverte de Peter Baekeun Cho (Docteur Métivier) et du ténor claironnant de Denzil Delaere (Gérard et Feodor).

 Le public, masqué et disposant d’un pass sanitaire (éventuellement grâce à un test rapide et gratuit proposé à l’entrée) mais non distancié, applaudit à parts égales l’ensemble des artistes impliqués : chœur, solistes, orchestre et équipe de mise en scène. Comme l'indiquait le Directeur du Grand Théâtre, Aviel Cahn, dans sa récente interview à Ôlyrix, cette production initie un cycle russe que Calixto Bieito mettra en scène.

Guerre et Paix à Genève. Calixto Bieito transforme l’opéra épique de Prokofiev en un cauchemar surréaliste et angoissant

Renato Verga – PremièreLoge - 15 septembre 2021

source: https://www.premiereloge-opera.com/article/2021/09/15/premiere-suisse-de-lopera…

Monté pour la première fois en Suisse, l’opéra Guerre et Paix, dans la vision proposée par Calixto Bieito, remporte un très grand succès.

D'un roman complexe à un opéra épique
Ouverture de saison grandiose à l’Opéra de Genève : l’une des œuvres les plus monumentales du XXe siècle y est montée avec des moyens on ne peut plus importants. « Une inauguration plus grande que nature », déclare Christopher Park, Rédacteur/Médiateur culturel au GTG. Qu’il s’agisse de la direction d’orchestre, de la mise en scène ou de la distribution, le théâtre du lac Léman réunit une équipe offrant une représentation mémorable – et c’est la première fois que l’opéra de Prokofiev est joué en Suisse.
« Paix et guerre » : c’est plutôt ainsi que cette version du chef-d’œuvre de Tolstoï aurait dû être intitulée ! Dans le livret, écrit par le compositeur lui-même et son épouse Mira Mendelson-Prokofieva, la première partie est consacrée aux événements de la paix, avec l’histoire d’amour contrastée du prince Andrei Bolkonsky pour la jeune Nataša Rostova, âgée de 15 ans, tandis que la seconde nous plonge dans la bataille de Borodino, au cours de laquelle s’affrontent l’armée française dirigée par Napoléon Bonaparte et l’armée impériale russe commandée par le général Kutusov.
Le compositeur résout la tâche difficile consistant à transformer ce roman complexe, dans lequel les affaires privées de la noblesse russe et les événements de la guerre sont étroitement mêlés, en esquissant treize scènes séparées par des césures claires. Dans les sept premières (formant la première partie), les moments mélodiques et les références aux danses abondent dans la musique. La deuxième partie voit le chœur intervenir massivement pour donner un ton épique à l’événement essentiel que constitue la campagne de Napoléon en 1812 – que Prokofiev revit comme la fuite découlant de l’invasion nazie en 1941. C’est également la partie la plus retravaillée par le compositeur en raison des interférences politiques ayant imposé une plus grande importance accordée au volet russe, notamment au personnage de Kutusov qui devait apparaître comme un hommage explicite à Staline.

La vision originale de Bieito
L’aspect ouvertement idéologique de l’opéra est remis en question par la lecture de Calixto Bieito qui, avec la dramaturgie de Beate Breidenbach et la scénographie de Rebecca Ringst, convoque en première partie l’atmosphère surréaliste de El ángel exterminador, le film de Luis Buñuel de 1962 dans lequel les invités d’une soirée d’après-théâtre ne peuvent quitter la maison de leurs hôtes. Ici, les nobles de Saint-Pétersbourg, invités à un bal à la veille du Nouvel An 1810, dans les élégants vêtements contemporains d’Ingo Krügler, ont un ennemi invisible, inconnu, incertain. Après Napoléon et Hitler, quelle est la menace aujourd’hui ? Peut-être sont-ils eux-mêmes l’abîme qu’ils doivent redouter ? Peut-être doivent-ils craindre l’énigme que constitue leur propre humanité ?…
Dans la mise en scène de Bieito – le metteur en scène se produit pour la première fois au théâtre de Genève –, la scène reproduit fidèlement le boudoir de Maria Aleksandrovna, née Maria de Hesse-Darmstadt, épouse de l’empereur Alexandre II, avec ses stucs dorés, les fauteuils et canapés en velours rouge, les cariatides aux seins opulents, le grand miroir ovale sur le mur du fond, qui est ici un écran sur lequel sont projetées les images vidéo de Sarah Derendinger et permet ensuite d’apercevoir des ruines fumantes à l’extérieur. Comme dans le film de Buñuel, les aristocrates passent leur temps en conversations oiseuses, inconscients du monde extérieur où plane une sombre menace, et le fait que les meubles empilés suite aux disputes opposant les personnages les uns aux autres se transforment en barricades (comme l’annonce le colonel Denisov à la fin du septième tableau : « Un courrier de Vilno : Napoléon a déployé des troupes à la frontière. Ça ressemble à une guerre ») apparaît presque le fruit du hasard.
Jusqu’alors, les escarmouches s’étaient limitées à des menaces de duels, des projets d’enlèvement, des tentatives de suicide et des querelles familiales. Dans l’environnement épuré sur lequel le rideau avait été tiré, les personnages étaient coupés du monde par un tissu translucide, protégés de la poussière de l’histoire – mais pas d’eux-mêmes. Nataša est la seule à errer dans ce paysage spectral et son innocence enfantine contraste avec le réveil douloureux des différents invités du bal. Comme dans le film de Buñuel, des choses étranges se produisent ici, que Bieito transforme en scènes théâtrales étonnantes, comme les boîtes à pizza dont les intérieurs métalliques deviennent d’abord des miroirs, puis des pièces d’armure scintillantes.
Dans la deuxième partie, il n’y a plus de place pour le sarcasme : le plafond de l’élégant salon se déchire, les murs se dressent de manière menaçante au-dessus des personnes présentes, les vêtements élégants sont couverts de bandages sanglants, une maquette du Bolchoï, avec son quadrige en bronze verdâtre, est d’abord construite puis détruite, ses pièces étant utilisées en tant qu’armes. Les écrans vidéo sur lesquels un ours avait été aperçu – symbole de la Russie, mais aussi animal présent à la fois dans le roman et dans le film de Buñuel – sont maintenant teintés de rouge, et sur le refrain final laudatif « Gloire à la patrie, à la sainte patrie, gloire à l’armée de la patrie ! Gloire au maréchal Koutouzov ! Hourra ! », les foules en liesse permettent un parallèle cynique avec les insectes qui, sur les écrans verts, s’agitent sans cesse dans une activité vaine et impitoyable. Le cauchemar surréaliste mis en scène par Bieito touche ici le fond d’une vision pessimiste que les adaptations imposées à la musique de Prokofiev n’ont pas réussi à altérer. Guerre et Paix, l’avant-dernière œuvre de Sergueï Prokofiev pour le théâtre, prend ici des couleurs et un aspect différents de celui, épique, élogieux et patriotique, qui avait été demandé au compositeur – et devient une œuvre beaucoup plus proche de notre désenchantement.

Alejo Pérez, un chef aux évidentes affinités russes
La lecture de Bieito bénéficie du précieux soutien musical d’Alejo Pérez, un jeune chef argentin déjà familier de la musique russe : outre un Ange de feu à Rome (2019) et L’Amour des trois oranges (2018) de Prokofiev, on lui doit également Eugène Onéguine (2017), Le Nez (2013) et Lady Macbeth (2010). Le défi consistant à diriger un immense opéra – Pérez opte pour la dernière version, dans laquelle il procède néanmoins à des coupes réduisant la représentation à moins de quatre heures, entracte compris – avec 28 solistes, 75 choristes et un orchestre massif, est honorablement relevé. La couleur orchestrale différente des deux parties est mise en valeur à juste titre et le poids du son ne submerge jamais les chanteurs. Les oasis mélodiques et les valses nostalgiques de la première partie contrastent avec les interventions instrumentales et chorales massives aux résonances livides et métalliques de la seconde partie. Ici, comme dans le Boris de Moussorgski, le chœur est l’un des protagonistes de l’œuvre, incarnant le peuple russe (le début de la deuxième partie fait froid dans le dos…), les volontaires, les soldats russes, les soldats français, les cosaques, les moscovites, les anciens prisonniers. Dirigée par Alan Woodbridge, les chœurs du théâtre ont donné une performance remarquable en termes de densité, d’intonation, de musicalité et, pour autant que je puisse en juger, de diction.

Une distribution à la hauteur de l’enjeu
La distribution compte de nombreux chanteurs russophones, notamment les basses Alekseij Tikhomirov (Prince Nikolaj Bolkonski) et Dmitrij Ul’ianov (Général Koutouzov), les barytons Alekseij Šišliaev (Dolokhov) et Alekseij Lavrov (Napoléon Bonaparte). Le baryton allemand Björn Bürger, qui a été très admiré dans le rôle de Papageno à Paris et à Glyndebourne, endosse ici le rôle du prince romantique Andrei Bolkonski, qu’il sert par un instrument vocal flexible et une présence scénique magnétique. La métamorphose qu’il propose du jeune homme amoureux qui, plein de joie, escalade littéralement les murs en un combattant mourant qui revoit enfin sa bien-aimée, hélas désabusée, est convaincante et émouvante. Tout comme la prestation de Ruzan Mantashyan en Nataša, soprano arménienne d’une grande personnalité et d’une grande puissance expressive, qui a remporté les applaudissements les plus nourris du public.
Chez les femmes, les voix de mezzo-soprano de Lena Belkina (Sonia) et d’Elena Maximova (Comtesse Helena Besoukhova) se sont distinguées. La basse Eric Halfvarson dans le rôle du comte Ilia Rostov a également été particulièrement appréciée du public, tandis que la voix claire du ténor Alexander Kravets a donné du corps à Platon Karataev, la figure de l’innocent si chère à la littérature russe. Se distinguent également, de personnalités opposées, le triste Pierre Bezuchov et le bel Anatole Kuragin : le premier (Daniel Johansso) « libère les paysans et crée des hôpitaux », tandis que le second (Ales Briscein) est « une canaille, un criminel ». À Daniel Johansson (dans le rôle du comte Besoukhov) échoient des pages au lyrisme expansif qui n’auraient pas déplu à Puccini et que le ténor suédois chante avec beaucoup d’élégance et de facilité. Aleš Briscein, quant à lui, donne au personnage de Kuragin juste ce qu’il faut de culot avec son timbre de ténor distinctif et pénétrant. Tous les personnages, pour l’essentiel, se voient attribuer les voix idoines dans cette production qui a suscité l’enthousiasme inconditionnel du public.

Magistral

Claudio Poloni – ConcertoNet.com - 13 septembre 2021

source: http://www.concertonet.com/scripts/review.php?ID_review=14713

 

Une œuvre monumentale tirée d’un livre tout aussi imposant, de plus de 2000 pages. Guerre et Paix de Serguei Prokofiev, d’après le roman éponyme de Tolstoï, c’est l’opéra de la démesure, un opéra qui mobilise toutes les forces d’un théâtre : treize tableaux, plus de soixante-dix rôles, un orchestre en grand effectif, un chœur de plus de soixante personnes et près de quatre heures de musique, ce qui explique pourquoi le public n’a guère l’occasion de l’entendre sur scène. Et d’ailleurs, sur ConcertoNet, plus aucune production de l’ouvrage n’a été chroniquée depuis une série de représentations à Bastille en 2000 et une reprise en 2005, c’est dire. Il faut donc saluer l’audace du Grand Théâtre de Genève, qui a choisi d’inaugurer sa saison 2021-2022 avec cette œuvre gigantesque. En période de pandémie, la décision est d’autant plus remarquable, même si l’institution a choisi de réduire quelque peu la voilure, pour des raisons liées justement à la crise sanitaire (durée du spectacle) : 3h15 de musique et quelque trente rôles, ce qui est déjà une gageure en soi. Le pari est réussi sur toute la ligne : une distribution de haut niveau sans aucune faille, une direction d’orchestre fluide et transparente et une mise en scène intelligente et cohérente. Le spectacle non seulement restera dans les annales du Grand Théâtre, mais fera date aussi dans l’histoire de l’art lyrique. Un seul regret : les rangs de spectateurs clairsemés, un crève-cœur, mais cela montre une fois de plus que le public de l’opéra est vraiment peu curieux. Il ne reste plus qu’à espérer que le bouche à oreille fonctionnera pleinement et que la salle sera mieux remplie pour les dernières représentations.

Aussi curieux que cela puisse paraître, Calixto Bieto, qui a pourtant plus d’une centaine de mises en scène lyriques à son actif, n’avait encore jamais travaillé à Genève. L’artiste espagnol a choisi de représenter les deux parties de l’ouvrage de Prokofiev – thématiquement très différentes – dans le même décor, assurant ainsi une certaine cohérence. Sa production se veut ironique et critique. Toute l’intrigue se déroule dans un salon aux couleurs rouge et blanche et aux meubles dorés, dans lequel est réunie une société décadente de parvenus souvent vulgaires. Natacha et Andrei se croisent et tombent amoureux, alors que les autres convives sont recouverts de plastique, comme s’ils étaient enfermés dans leur bulle, totalement déconnectés de la réalité. Petit à petit, le salon va se remplir de ballons, de verres brisés et de cartons de pizza, autant de symboles d’une société qui court à sa perte, peuplée d’individus grotesques. Au début de la seconde partie, le décor se désintègre : le plafond se soulève et les murs s’écartent et s’inclinent. Les fauteuils sont entassés au milieu de la pièce pour former des barricades. Le salon s’est transformé en champ de bataille, la guerre est déclarée, mais c’est avant tout une guerre intérieure que chaque personnage doit affronter. Ce qui frappe aussi dans la mise en scène de Calixto Bieto, c’est le formidable jeu d’acteurs, la caractérisation extrêmement poussée de chaque personnage.

Dirigeant l’ouvrage de Prokofiev pour la première fois, Alejo Pérez en fait presque un opéra de chambre, oserait-on dire. Le jeune chef argentin offre en effet une exécution intimiste, claire et transparente, permettant d’entendre chaque détail et ne couvrant jamais les chanteurs. Sa direction est alerte et vive, les transitions se font sans heurt et avec fluidité et la tension dramatique est maintenue de bout en bout. L’Orchestre de la Suisse Romande affiche la forme des grands soirs, avec notamment des cuivres impressionnants. Le Chœur du Grand Théâtre éblouit, lui, par sa cohérence et sa précision. La distribution vocale est parfaitement homogène et atteint des sommets. A commencer par la splendide Natacha de Ruzan Mantashyan, à la voix claire et lumineuse et aux aigus radieux. L’interprète s’identifie totalement à son personnage de jeune fille attachante et insouciante qui va petit à petit sombrer dans une tristesse indicible. Avec son physique fin et svelte de jeune premier romantique, Björn Bürger est un Prince Andrei idéal, d’autant que le timbre est charmeur à souhait. En général Koutouzov tout de blanc vêtu, Dmitri Ulyanov impressionne par ses accents caverneux et véhéments, mais aussi par son côté touchant, tout haut gradé qu’il soit. Le Pierre Bezoukhov de Daniel Johansson séduit, quant à lui, par son humanité et sa noblesse, alors que l’Anatole exalté et cynique d’Ales Briscein lance des aigus puissants et bien timbrés. Tous les autres solistes sont à l’avenant. Un spectacle magistral, à tous points de vue. La seule fausse note de la soirée aura été la panne du système de surtitrages pendant la première heure de la représentation. Comme on ne change pas une équipe qui gagne, le duo Calixto Bieto-Alejo Pérez reviendra à Genève, d’abord pour Lady Macbeth de Mzensk puis pour La Khovantchina. On ne peut que s’en réjouir !

Ein innerer Feind zerstört die Einheit der Gesellschaft: «Krieg und Frieden» in Genf

Marco Frei - Neue Zürcher Zeitung – 16 septembre 2021

source: https://www.nzz.ch/feuilleton/krieg-und-frieden-in-genf-wie-unschuldig-ist-das-…

Am Grand Théâtre de Genève startet die Spielzeit mit der Tolstoi-Oper «Krieg und Frieden» von Sergei Prokofjew. Die bildgewaltige Inszenierung gibt dem Werk eine überraschende Wendung. 

Seine grosse Stärke ist, dass er dem Volk als Kollektiv misstraut. Auch echte Helden gibt es bei ihm nicht, das Perfide oder gar Böse grinst stets mit über deren Schultern. Mit diesem Regie-Profil ist Calixto Bieito bekannt geworden. In jüngster Zeit wirkte es allerdings bei einigen Produktionen wie übergestülpt und zur Masche abgenutzt. Seine Inszenierung der Oper «Krieg und Frieden» von Sergei Prokofjew, mit der Bieito jetzt am Grand Théâtre in Genf debütiert, hinterlässt hingegen einen starken Eindruck.

 

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"Krieg und Frieden":All die gebrochenen Männer

Reinhard J. Brembeck – Südddeutsche Zeitung – 15 september 2021

source: https://www.sueddeutsche.de/kultur/oper-krieg-und-frieden-leo-tolstoi-sergej-pr…

Bravissima in Genf: Prokofjews Tolstoi-Oper "Krieg und Frieden" wird auf grandiose Weise von Calixto Bieito neu erfunden.

Wenn etwas einem Adelssalon absolut widerspricht, dann ist es die Natur, die Erde. Die Erde, in der die Bäume wurzeln und das Getreide gepflanzt wird von jenen Bauern, die den Ausbeuteradel einst ernährt haben. Also ist es logisch, dass sich der rebellierende und sozial engagierte Adelssohn Andrei in dem von Rebecca Ringst auf die Bühne des Grand Théâtre de Genève gestellten Protzsalon das Hemd aufknöpft und sich mit Erde einschmiert. Es ist ein revolutionärer Akt. Die ihn bewundernde Natascha, Ruzan Mantashyan macht sie zum strahlenden Wunder dieser grandiosen Aufführung, tut es ihm gleich. Ja, die beiden Jungmenschen rebellieren wie heute Greta Thunberg gegen die besitzstandsorientierte und umweltzerstörende Kaste der Alten.

Nur eben schon vor 160 Jahren. Der Sozialrevolutionär, Aussteiger und religiöse Sinnsucher Leo Tolstoi hat das damals in dem Riesenroman "Krieg und Frieden" beschrieben, Sergej Prokofjew hat in den 1940er-Jahren dreizehn Szenen daraus in einer gleichnamigen Dreieinhalb-Stunden-Oper vertont, die jetzt in Genf ihre Schweizer Erstaufführung erlebte.

Sieben Szenen lang bis zur Pause herrscht Frieden. Alejo Pérez dirigiert dezent und klar und immer einleuchtend. Nie bringt er die Sänger in Bedrängnis. Regisseur Calixto Bieito, gern mal in Skandale verliebt, arbeitet subtil die Brüchigkeit des Adelssystems heraus. Alle Sänger, vierzehn große und vierzehn kleine Rollen fordern von jedem Opernhaus schier unendliche Finanzmittel, sind immer auf der Bühne und amüsieren sich in ihrer Sinnlosigkeit zu Tode. Der Theatersalon, in dem sie hier wie die Adeligen in Luis Buñuels thematisch verwandtem Film "Der Würgeengel" eingekerkert sind, meint das Moskauer Bolschoi-Theater.

Aber die Jungen, Andrei und Natascha, wollen raus, wollen das Neue. Er als Mann hat da ganz andere Möglichkeiten als die Frau, die ohne Bildung und Beruf und Sexualaufklärung über die Männerwelt staunt, die ihr, der unbedarften Schönheit, zu Füßen liegt. Ruzan Mantashyan singt mühelos und wundervoll, ihre Stimme ist immer präsent und klar, ihr Auftreten nie divenhaft. Sie singspielt den Reifeprozess der Natascha mit wundervoller Selbstverständlichkeit, sie zeigt eine unbefangene und arglose Frau, die sich natürlich in den rigiden Schönling Andrei verlieben muss, aber danach auch gleich einem Womanizer erliegt. Die Wirrungen der Liebe in Friedenszeiten.

Vor der Pause Liebe - danach: Krieg
Nach der Pause gibt es die Wirrungen des Krieges. Jetzt steht bühnenfüllend der Chor da, und erstmals gibt es ein donnerndes Forte-Fortissimo. Napoleon hat Russland überfallen, und Prokofjew meint in seiner Oper zugleich Hitlers Überfall auf die Sowjetunion. Es kommt zu einem Volksaufstand und Befreiungskrieg gegen die Besatzer. Tolstoi und Prokofjew lassen keine Scheußlichkeit des Krieges aus, die von Anfang an angefressene und mit Stördissonanzen aufgeladene Musik wird härter, kantiger, tödlicher. Der Patriotismus ist deshalb erträglich, erst im großen Schlusschor, der den Befreiergeneral Kutusow und damit auch den Hitler-Bezwinger Stalin feiert, betreibt der sonst raffiniert vielschichtige Prokofjew eine hemmungslos schamlose Anbiederei an das heimische Verbrecherregime. Das hatte er als freiwillig aus dem Exil Heimgekehrter wohl auch nötig, es hat ihm nur nicht allzu viel genützt, weil er als Musiker doch zu komplex vieldeutig für die schlichte Sowjetästhetik war. Dummerweise ist der Komponist dann am gleichen Tag wie der Diktator gestorben.

Dennoch ist Prokofjew ein Meisterwerk gelungen. In dem er sich radikal abkehrt von der sich harmlos unpolitisch in individuellen Befindlichkeiten suhlenden romantischen Oper. Prokofjew, er hat zusammen mit seiner Frau das Libretto selbst geschrieben, bettet die scheiternde Liebesgeschichte ein in die Weltgeschichte. Das ist radikal neu, das verschränkt Individuum und Gesellschaft unauflösbar, das relativiert den Einzelnen, wertet das Kollektiv auf. Alle sind Opfer des Krieges, es gibt nur Tote, Verwundete, Versehrte. Das gerade zu Ende gehende blutige Afghanistan-Abenteuer des Westens bestätigt Tolstois und Prokofjews Düsternis, die sich über allen Patriotismus wölbt.

Alle gehen in die Irre und singspielen grandios. Nataschas Liebster ist bei Björn Bürger ein allzu rigider, aber baritonal strahlender Moralist, Daniel Johansson zeichnet den Sozialdenker und Sinnsucher Pierre (das Alter Ego Tolstois) als auch in der Liebe verpeilten Schwärmer, Aleš Briscein ist ein auftrumpfender Megamachoverführer, Alexander Kravets ein bewegender Gottesnarr, Alexey Lavrov ein ob seiner Glücklosigkeit vor Moskau staunender Napoleon und Dmitry Ulyanov und Alexander Roslavets sind gütige Volksbefreiungshelden, wie sie nur die Legende, aber nicht die Geschichte kennt. Doch Ruzan Mantashyan als die sich zunehmend souverän gegen alles Unglück behauptende Natascha ist die Sonne, um die all diese gebrochenen und Männer kreisen: bravissima!

Magistral «Guerre et Paix» au Grand Théâtre

Sylvie Bonier – Le Temps - 16 septembre 2021

source: https://www.letemps.ch/culture/magistral-guerre-paix-grand-theatre

L’opéra monumental de Prokofiev est révélé à Genève dans une mise en scène, des décors, une direction musicale et un plateau vocal en tous points exceptionnels. Grandiose ouverture de saison lyrique

 Croyez-le: le temps se dissout dans la nouvelle production lyrique du Grand Théâtre. La proposition scénique de Calixto Bieito fascine. Et la qualité du plateau et la valeur musicale de la fosse captivent. Résultat, la longueur, la prolixité et la lourdeur de Guerre et Paix ne se font pas sentir. Incroyable pour cette partition colossale de Prokofiev! D’autant plus qu’à la deuxième représentation, une panne de surtitres est venue perturber la majeure partie du premier volet Paix, jusqu’au 4e tableau «Ma charmante…»

 Idée géniale
Catastrophe dans une pièce en russe, qui fourmille de personnages? Etonnamment, non. Ne rien comprendre au texte a révélé une forme de cohérence, et l’incident a ajouté une part de risque à la proposition incendiaire du metteur en scène espagnol. L’absence de traduction aurait aussi bien pu être volontaire…
Pour ceux qui ne connaissent pas l’œuvre dans le détail, et ils sont très nombreux puisque c’est la première fois que Guerre et Paix est donné en Suisse, comment l’incompréhension de la langue pouvait-elle alors être soutenable? Par un heureux concours de circonstances, mais aussi une idée géniale.
En recouvrant l’assemblée aristocratique de grandes bandes de plastique fluide et translucide, Calixto Bieito brouille les pistes d’entrée de jeu, rendant méconnaissables les personnages. Ainsi protégés comme de vieux meubles, et ensevelis sous le danger asphyxiant du poids des conventions tsaristes, les personnages évoluent à l’aveugle dans un somptueux salon rococo.

 Eviter la suffocation
Les bouches aspirent les voiles étanches, les doigts les percent pour éviter la suffocation, mais toujours les visages restent cachés, créant un saisissant effet d’anonymat. La lumière et les vêtements clairs de Natascha et Andreï focalisent l’attention sur leur histoire d’amour contrarié, tissant le seul déroulement narratif possible dans le patchwork kaléidoscopique des 28 rôles en scène.
On comprend très vite que la guerre intime entre soi et l’autre est le sujet de Paix, et que l’ennemi de Guerre est autant la nation adverse que le pouvoir intérieur. Calixto Bieito l’a annoncé. Il le démontre brillamment. D’abord, c’est un époustouflant décor unique de Rebecca Ringst qui enserre l’action avant de l’enterrer.

Des soldats de carton argenté
Au fond, un miroir baroque accueille des projections de naissance, ours libre pataugeant dans l’eau ou visages déformés grimaçant sur l’assemblée bourgeoise de Paix. L’insouciance se nourrit d’une angoisse sourde, soulevée par la musique.
Lorsque le conflit armé commence, le reflet devient trou d’obus donnant sur une nuit fumante, par le jeu d’éclairages subtils (Michael Bauer). Pas de guerre ouverte ici, d’image de Napoléon, d’armée militaire ou autre champ de bataille. L’appartement richissime est le terrain de tous les combats. Et la retraite des assaillants se voit figurée par des invités costumés comme des enfants en soldats de carton argenté.

 Tout se désintègre
Dès l’ouverture, tout se délite progressivement. La fête est morbide et les meubles de velours rouge sont renversés en barricades. Les amants escaladent les murs tendus de soie pour échapper à leur prison dorée. Et la foule se livre à une terrible danse de Saint Guy avant de s’effondrer dans un entassement de corps délabrés. Finalement, tout se désintègre. Le plafond de désolidarise de l’habitacle et les parois se déconstruisent en s’inclinant sur le château en ruine.
Quant aux personnages et à la foule, c’est peu dire que Calixto les mène au plus près, au plus fort. Natacha, victime de ses désirs pour Anatole, est une petite fille capricieuse et trépignante de vie. Soumise à la prédation d’un vaurien plus veule que cynique, la volage se désagrège sous le feu de sa passion mortifère.

 Voix d’or et amoureux de rêve
Ruzan Mantashyan est renversante de beauté, d’intensité, de finesse et de musicalité. Sa voix? De l’or. Björn Bürger représente l’amoureux parfait dont elle n’aurait jamais dû se défaire. Viril et sensible, voix libre à la projection ferme et aux nuances sensibles, son Andreï est un rêve d'homme… détruit.
Le reste de la distribution pléthorique est à saluer aussi. Ales Briscein brosse un Kouraguine au timbre tranchant. Natasha Petrinsky, en Maria et Mavra, crève les planches sur un tempérament de Calas russe. Lena Belkina compose une Sonia de caractère à la voix caramélisée et Elena Maximova incarne Hélène Bezoukhova avec beaucoup de présence, le timbre boisé et le style de chant très russe.
L’équipe masculine se situe aux mêmes hauteurs, avec le magnifique Pierre Bezoukhov de Daniel Johansson, impressionnant de noblesse et de générosité vocale. Les basses et les barytons? Aucun ne démérite, sur une vaste palette de couleurs. De leur côté, les ténors offrent clarté et densité de chant. Une distribution de choc.

 Jouisseur de son
L’OSR, lui, éblouit dans les magnificences orchestrales de Prokofiev, au faîte de sa puissance tant dramatique que sentimentale. Chaque pupitre pleure, chante et gronde, chaque note amène à la suivante avec ferveur. Alejo Pérez, d’une efficacité remarquable, à l’affût de chaque sentiment, révélateur de tendresse comme de folie meurtrière, constructeur hors pair et jouisseur de son, se montre particulièrement à l’aise dans cet élément musical.
Jamais rien de disproportionné ou déséquilibré, mais un discours fluide et compact à la fois. Grinçant, grotesque, tendre ou explosif, son Prokofiev a fière allure. Magistral. On en redemande…